‏ Matthew 8

HOMÉLIE XXV

« JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, LES PEUPLES ÉTAIENT RAVIS EN ADMIRATION DE SA DOCTRINE. – CAR IL LES ENSEIGNAIT COMME AYANT AUTORITÉ ET NON PAS COMME LES DOCTEURS DE LA LOI. » (CHAP. 7,28, 29, JUSQU’AU VERSET 5 DU CHAP. VIII)

ANALYSE.

  • 1. Le Christ fuyait l’ostentation.
  • 2. Jésus-Christ tantôt observait la loi mosaïque et tantôt s’en dispensait.
  • 3. Explication de cette parole : In testimonium illis.
  • 4. et 5. Rien n’est plus important pour la piété que l’humble reconnaissance des dons de Dieu ; l’ingratitude est l’ennemie du salut.

1. Ne semblait-il pas que ce peuple dût au contraire souffrir avec peine qu’on lui imposât tant de lois nouvelles et s’abattre à la vue d’une doctrine si pure et si élevée ? D’où vient donc qu’au contraire il est ravi de joie ? C’est la puissance de Celui qui enseignait qui opéra ce prodige, c’était elle qui s’emparait des cœurs, qui jetait les esprits dans le ravissement, qui persuadait par le charme de cette parole ; c’était elle qui, même après que le divin Maître eut fini de parler, retenait les auditeurs autour de lui. En effet le texte sacré nous apprend que lorsque Jésus descendit de la montagne, toute cette multitude l’accompagna, ne pouvant se résoudre à le quitter, tant sa parole avait de force et de charmes ! On admirait particulièrement l’autorité avec laquelle il prêchait. Car il ne parlait point comme de la part d’un autre, ainsi que Moïse et les prophètes ; mais il témoignait partout que c’était lui qui avait le pouvoir de commander, et qu’il lui appartenait d’établir des lois, Aussi lorsqu’il publiait ces lois, il disait presque toujours : « Et moi je vous « dis », etc. Et quand il parlait de ce jour terrible du jugement, il déclarait assez qu’il était le Juge qui devait punir les méchants et récompenser les bons.

Aussi sa parole produisait-elle un étonnement bien naturel. Car si les scribes, lors même qu’il leur témoignait sa puissance par ses actions et par ses miracles, ne laissaient pas de le décrier, et voulaient même le lapider ; combien plus les auditeurs du sermon sur la montagne devaient-ils être scandalisés, lorsqu’il ne se faisait encore connaître que par des paroles, particulièrement dans ces commencements, où il n’avait point fait encore de miracles qui rendissent témoignage à sa puissance ? Cependant tel n’était pas l’effet produit sur eux par la parole de Jésus. C’est qu’un cœur simple, et une bonne âme se rend sans peine à la lumière de la vérité. Ainsi les pharisiens sont scandalisés de la puissance de Jésus-Christ lorsqu’il la prouve par ses miracles ; et ceux-ci, sans avoir vu de prodiges, sont édifiés de l’autorité avec laquelle il leur parle, ils sont persuadés de ce qu’il leur dit, et ils le suivent. C’est ce que l’Évangéliste témoigne lorsqu’il dit : « Jésus étant descendu de la montagne, une « grande foule de peuple le suivit. (8, 1) Ce ne sont pas les scribes ni les princes qui le suivent, c’est un peuple simple, exempt de corruption et de malice. Voilà ceux qu’on voit dans tout l’Évangile s’attacher toujours à lui. Lorsqu’il parlait en public, ils l’écoutaient avec un profond silence, sans faire de bruit, sans l’interrompre, sans lui faire d’objection, sans le tenter, et sans rien trouver à redire à ce qu’il disait, comme les pharisiens ont fait si souvent. C’est pourquoi nous voyons ici qu’après même un si long discours, ils ne laissent pas de le suivre, et d’être dans l’admiration de sa doctrine.

Mais je vous prie, mes frères, de considérer ici combien est grande la sagesse de Jésus-Christ, et comme il varie sa conduite en la proportionnant au besoin de ses auditeurs, en passant tantôt des miracles aux instructions, et tantôt des instructions aux miracles. Avant que de monter sur la montagne, il guérit plusieurs malades, pour disposer les esprits à le croire ; et après ce long sermon, il recommence à faire encore de nouveaux miracles, pour appuyer ce qu’il avait dit. Puisqu’il enseignait « comme ayant puissance, il fallait empêcher qu’on ne s’imaginât que cette manière d’enseigner n’était que le fait d’une vanité présomptueuse, c’est pourquoi il fait éclater la même autorité dans ses œuvres, et il guérit les maladies comme ayant puissance ; » le ton de souveraineté qui paraissait dans sa parole ne devait plus sembler étrange dès qu’on apercevait dans ses miracles le même caractère. « Lors donc qu’il fut descendu de la montagne, une grande foule de peuple le suivit. Et un lépreux venant à lui l’adorait en lui disant : Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir (2). Et Jésus « étendant la main le toucha en lui disant : Je le veux, soyez guéri. Et aussitôt sa lèpre fut guérie (3). » Cet homme fait preuve de beaucoup de sagesse et de foi en approchant de Jésus-Christ. Il ne va point inconsidérément interrompre son discours. Il ne fend point la foule pour venir avec précipitation jusqu’au Sauveur. Il attend paisiblement une occasion favorable, et lorsqu’il le voit descendre, il s’approche de lui, non d’une manière indifférente, mais avec une humilité profonde. Il se prosterne à ses pieds, comme le marque un autre Évangéliste, avec un respect qui montrait quelle foi sincère il avait, et quelle grande idée il se faisait de Jésus-Christ. Il ne lui dit point : Si vous priez Dieu pour moi ; mais : « Si vous le voulez, vous pouvez me guérir. » Il ne dit pas non plus : « Seigneur, guérissez-moi : » mais il lui laisse tout entre les mains ; il le rend maître absolu de sa guérison, et il rend témoignage à sa toute-puissance. Mais, dira-t-on, si l’opinion du lépreux était une opinion erronée ?… – Alors il eût fallu détruire l’opinion, et reprendre et redresser celui qui l’avait. Or est-ce que Jésus-Christ l’a fait ? Point du tout ; au contraire il confirme et corrobore ce qu’a dit cet homme, C’est pourquoi il ne dit pas simplement : soyez guéri, mais : « Je le veux, soyez guéri, de sorte que le dogme de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ ne repose plus seulement sur l’opinion d’un homme quelconque, mais sur l’affirmation même de Jésus-Christ. Les apôtres ne parlaient pas de la sorte, et ne s’attribuaient pas ainsi cette puissance dans les miracles qu’ils faisaient. Car voyant les hommes surpris et étonnés des prodiges qu’ils faisaient en leur présence, ils leur disaient : « Pourquoi nous regardez-vous avec admiration, comme si c’était nous qui par notre « propre puissance eussions fait marcher cet homme ? » (Act 3,12) Mais le Seigneur, lui, que dit-il, lui qui parlait d’ordinaire si humblement de lui-même, et dont le langage était infiniment au-dessous de sa gloire ; que dit-il, pour établir le dogme de sa divinité, devant toute cette multitude qui le regarde avec stupéfaction ? « Je le veux, soyez guéri. »

2. Quoique le Sauveur ait opéré une infinité d’autres miracles très-éclatants, on ne voit pas qu’il fasse usage de ce mot ailleurs qu’ici ; il en use ici à dessein pour appuyer la pensée que ce lépreux et tout le peuple avait de sa puissance. Il dit sans hésiter : « Je le veux ; » et il le dit efficacement, et ce qu’il veut, s’exécute au moment qu’il le commande. Que si cette parole eût été une parole de blasphème, elle n’aurait pas été autorisée par un miracle. Mais voici que la nature obéit à l’ordre que Jésus lui donne, elle se hâte d’obéir, elle obéit plus vite encore que l’Évangéliste ne le marque. Car ce mot, « aussitôt », est encore trop lent pour marquer la promptitude de l’opération.

Jésus-Christ ne se contente pas de dire « Je le veux : soyez guéri ;» mais « il étend sa main et le touche. » Cette circonstance mérite d’être examinée. Car pourquoi, guérissant le lépreux par sa volonté et par la force de sa parole, veut-il encore le toucher de la main ? Il me semble qu’il le fait, pour montrer qu’il n’était point sujet à la loi qui défendait de toucher un lépreux ; mais qu’il était au-dessus d’elle, et qu’il n’y a rien d’impur pour un homme qui est pur. Le prophète Élisée n’osa pas agir avec cette autorité dans une occasion semblable. Il ne voulut point voir Naaman qui le vint trouver pour être guéri de sa lèpre : et quoiqu’il sût que cet eunuque se scandalisait de ce qu’il ne le voyait pas pour le toucher, il voulut néanmoins observer la loi à la rigueur, et sans sortir de chez lui : il se contenta de l’envoyer au Jourdain pour s’y laver. Jésus-Christ fait donc voir en touchant ce lépreux, qu’il n’agit pas en serviteur, mais en maître. Cette lèpre ne rendit point impure la main de Celui qui la touchait ; et le lépreux au contraire fut purifié par cet attouchement divin. Car Jésus-Christ n’est pas venu seulement pour guérir les corps, mais pour instruire les âmes de ses vérités saintes, et pour les porter à la vertu. Comme il ne défendit point de se mettre à table sans laver ses mains, lorsqu’il établit cette loi si excellente de manger indifféremment de toute sorte de viandes ; il fait voir ici de même que c’est le cœur qu’il faut purifier et non le corps ; et que, sans se mettre en peine de ces purifications extérieures et judaïques, il ne fallait plus penser qu’à guérir la lèpre intérieure et spirituelle. Car la lèpre du corps n’empêche point la vertu de l’âme. Jésus-Christ donc est le premier qui ose toucher un lépreux, et personne de tout ce peuple ne lui en fait un crime ; c’est qu’il n’avait pas affaire à des juges corrompus, ni à des témoins rongés par l’envie. Ainsi bien loin de tirer de ce miracle un sujet de médire, ils le considèrent avec admiration et avec respect ils reconnaissent et ils adorent dans les paroles et dans les actions de Jésus-Christ une puissance souveraine à qui rien ne peut résister.

Après qu’il eut guéri ce lépreux, il lui dit : « Gardez-vous bien de parler de ceci à personne : mais allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse, afin que ce leur soit un témoignage (4). » Quelques-uns croient que Jésus-Christ défendit au lépreux de parler de ce miracle, de peur de donner lieu à la malignité des prêtres de s’exercer dans l’examen qu’ils en feraient. Cette interprétation est sans apparence de raison, puisque le lépreux avait été si bien guéri qu’il n’y avait pas lieu à révoquer en doute la guérison. Il voulait donc faire voir par cette conduite combien il était éloigné de rechercher la gloire et l’applaudissement des hommes. Quoiqu’il sût que cet homme ne s’empêcherait jamais de dire un si grand miracle ; et qu’il l’allait publier de toutes parts, le Seigneur ne laisse pas de faire tout ce qu’il doit de son côté pour éviter l’ostentation et la vaine gloire. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ commande-t-il à un autre homme qu’il avait guéri, de publier sa guérison ? Il n’y a pas là de contradiction, mais seulement une différence de conduite qui s’explique par la différence des motifs ; dans le cas que l’on objecte il voulait enseigner la reconnaissance ; en effet, il ne commandait pas qu’on le célébrât lui-même, mais que l’on rendît gloire à Dieu. Il nous apprend donc par celui-ci à être humbles ; et par cet autre qu’il délivra d’une légion de démons, il nous apprend avec quelle reconnaissance nous devons recevoir les grâces de Dieu. Comme les hommes se souviennent d’ordinaire de Dieu lorsqu’ils sont malades, et qu’ils l’oublient lorsqu’ils sont guéris, Jésus-Christ avertit cet homme qui avait été possédé, de rendre gloire à Dieu de sa guérison (Mrc 5,19), pour nous porter à nous souvenir également de Dieu, et dans la maladie et dans la santé.

Mais pourquoi Jésus-Christ ordonne-t-il à ce lépreux de se montrer au prêtre et d’offrir son présent ? Il voulait accomplir la loi. Car s’il ne l’observait pas toujours, il ne la détruisait non plus toujours. Il faisait usage tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces moyens : de l’un pour préparer les hommes à l’établissement de son Évangile, de l’autre pour fermer la bouche aux juifs téméraires, et pour condescendre à leur faiblesse. Et doit-on s’étonner que Jésus-Christ ait usé de ce tempérament dans les commencements de sa prédication, lorsqu’on voit les apôtres, qui cependant avaient reçu l’ordre formel d’aller prêcher aux gentils, de rompre toutes les digues pour laisser les flots de la doctrine se répandre sur le monde, d’exclure l’ancienne loi, de renouveler les commandements, d’abroger les antiques observances, lorsqu’on les voit tantôt observer la loi et tantôt s’en dispenser ?

Mais, me dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre l’observation de la loi et cette parole : Montrez-vous au prêtre ? Un rapport évident. Il y avait une vieille loi qui réglait que, lorsqu’un lépreux était guéri, il ne devait pas être lui-même juge de sa guérison, mais se montrer au prêtre, lui fournir la preuve de sa guérison, pour être autorisé par lui à rentrer dans les rangs des purs. Si le prêtre ne prononçait lui-même le jugement sur la guérison, le malade était toujours obligé de demeurer hors du camp séparé des autres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit à ce lépreux : « Allez vous montrer au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse. » Il ne dit pas, le don que j’ai prescrit, mais il le renvoie encore à la loi, pour ôter tout prétexte à la médisance de ses envieux. Et afin qu’on ne pût pas dire de lui qu’il ravissait aux prêtres l’honneur qui leur était dû, après avoir guéri ce lépreux, il le leur renvoie, pour leur laisser le discernement de cette guérison, et les rendre juges de ses miracles. II semble qu’il dise : Je suis si éloigné de m’opposer ou à Moïse, ou aux prêtres de la loi, que je porte même ceux que je guéris à leur obéir en toute chose.

3. Mais examinons ce que veut dire cette parole : « afin que ce leur soit un témoignage ;» c’est-à-dire, afin que cette guérison soit la conviction de leur malice, et qu’elle soit leur condamnation s’ils veulent toujours être ingrats et rebelles à la vérité. Comme ils me veulent faire passer pour – un séducteur, et qu’ils me persécutent comme un ennemi de Dieu et le violateur de la loi, vous me servirez un jour de témoin contre eux, que je ne l’ai point violée, puisqu’après vous avoir guéri, je vous renvoie aussitôt au prêtre : ce qui est le fait d’un homme qui honore la loi, qui a de la déférence pour Moïse, bien loin qu’il soit hostile aux anciennes croyances. Que si d’ailleurs Jésus-Christ prévoyait que cette exacte observance de la loi ne lui servirait de rien à l’égard des Juifs, nous pouvons juger par là même quelle estime il en faisait, puisque la prévision qu’il avait de l’inutilité de ses soins, ne l’empêchait pas de faire tout ce qui dépendait de lui. Il savait bien que ce soin serait sans effet. C’est pourquoi il dit que ce miracle leur sera non une instruction, ou un avis qui les redressera ; mais « un témoignage » qui les condamnera et les confondra : un témoignage, dit-il, qui leur prouvera que c’est de moi que vous avez tout reçu. Je prévois que ce ménagement sera inutile, mais je ne veux pas laisser d’être exact à ne rien omettre de ce que je dois faire, quoique je sois certain qu’ils demeureront dans leur opiniâtreté et dans leur endurcissement. Il dit la même chose ailleurs : « Cet Évangile sera prêché dans tout le monde pour servir de témoignage à toutes les nations ; et alors viendra la consommation de toutes choses. » (Mat 26,43) A quelles nations servira-t-il de témoignage ? à celles qui n’obéiront pas, et qui ne consentiront pas à l’Évangile. Car afin que personne ne pût dire : pourquoi prêchez-vous à tout le monde, puisque tout le monde ne doit pas croire votre parole ? Je le fais, dit-il, afin qu’on reconnaisse que j’ai fait ce que je devais, et que personne ne puisse se plaindre de n’avoir point entendu prêcher mon Évangile. Cette prédication répandue dans toute la terre sera un témoignage qui convaincra les infidèles, et personne ne pourra dire : nous n’avons point entendu ces vérités n puisque « le bruit s’en est répandu « jusqu’aux extrémités de la terre. » (Psa 19,3)

Travaillons donc, mes frères, à accomplir exactement, à l’imitation de Jésus-Christ, ce que nous devons à notre prochain, et à rendre à Dieu de continuelles actions de grâces. Car ce serait une étrange ingratitude de recevoir tous les jours tant d’effets de sa bonté, et de ne pas lui en témoigner notre reconnaissance, sinon par nos actions, au moins par nos paroles et par nos cantiques, et cela lorsque ces actions de grâces ont pour nous de si grands avantages. Dieu n’a nul besoin de nous ; mais nous avons infiniment besoin de lui. L’action de grâces que nous lui rendons n’ajoute rien à ce qu’il est, mais nous sert à l’aimer davantage, et à avoir plus de confiance auprès de lui. Car si le souvenir des biens que nous avons reçus des hommes, nous porte à les aimer avec plus d’ardeur, il est hors de doute que si nous repassons souvent dans notre esprit les grâces dont Dieu nous a comblés, nous nous sentirons plus prompts et plus ardents à lui obéir.

Aussi saint Paul nous donne cet avis si important : « Soyez reconnaissants. » (Col 3,15) En se souvenant des bienfaits de Dieu on se les assure, et la continuelle action de grâces est la garde fidèle de toutes les grâces. C’est pourquoi nos mystères si terribles et si salutaires tout ensemble, qui se célèbrent dans toutes les assemblées de l’Église, s’appellent « Eucharistie » : c’est-à-dire, action de grâces, parce qu’ils sont le monument d’une infinité de dons que Dieu nous a faits, et du plus grand de tous ces dons, et que nous y trouvons toujours de nouveaux sujets de renouveler nos sentiments de gratitude et de reconnaissance. Si c’est un miracle prodigieux qu’un Dieu soit né d’une vierge, et si l’Évangéliste même n’en parle qu’avec admiration, lorsqu’il dit par ces paroles courtes, mais pleines de sens : « Tout cela s’est fait, etc. (Mat 1,22), »que devons-nous dire de sa mort même ? Si l’Évangile dit seulement de sa naissance que c’était « tout ; » que dirons-nous de ce qu’il a bien voulu être crucifié, qu’il a répandu son sang pour nous, et qu’il s’est donné à nous pour être notre aliment et notre festin spirituel ?

Rendons-lui donc de continuelles actions de grâces, et que ce sentiment prévienne toujours toutes nos paroles et toutes nos actions. Rendons grâces à Dieu, non seulement des biens que nous en avons reçus nous-mêmes, mais encore de ceux qu’il a faits aux autres. Ce sera ainsi que nous étoufferons en nous toute envie, et que nous enracinerons dans notre cœur une charité pure et sincère, puisque nous ne pouvons pas envier aux autres les biens qu’ils ont reçus de Dieu, après l’avoir remercié avec joie de ce qu’il lui a plu de les leur donner. C’est pour cette raison que le prêtre, à l’autel, nous commande de rendre grâces à Dieu en présence de cette divine hostie, et de prier généralement pour toute la terre, pour ceux qui nous ont précédés, pour ceux qui vivent maintenant, et pour ceux qui nous suivront. Car cette disposition nous dégage de la terre, nous élève dans le ciel, et fait que d’hommes nous devenons des anges.

4. Nous savons qu’autrefois les anges s’assemblèrent en troupes pour rendre grâces à Dieu des biens ineffables dont il nous avait comblés en nous donnant son Fils, et qu’ils firent retentir dans l’air ces paroles de reconnaissance : « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix sur la terre, et bonne volonté dans les hommes ! » (Luc 2,14) Vous me direz peut-être que cet exemple ne nous concerne pas, puisqu’il est tiré des anges et non pas des hommes. Et moi je vous dis qu’il nous intéresse au plus haut point, puisqu’il nous apprend que nous devons aimer nos frères, au point de nous réjouir du bien qui leur arrive comme s’il nous arrivait à nous-mêmes. Aussi saint Paul rend grâces à Dieu, presque dans toutes ses épîtres, pour tout le bien qui se fait dans tout le monde. Imitons ce saint apôtre, et témoignons à Dieu une continuelle reconnaissance pour toutes les grâces grandes ou petites qu’il fait ou à nous-mêmes ou à tous les autres. Les dons de Dieu les plus petits deviennent grands lorsque l’on considère la grandeur de Celui qui donne, ou plutôt ceux même qui paraissent petits, sont encore grands, non seulement parce qu’ils viennent de lui, mais par leur propre nature.

Pour ne rien dire maintenant de tant de biens dont Dieu comble les hommes, qui surpassent en nombre le sable de la mer, qu’y a-t-il de comparable au mystère de notre rédemption ? Il a donné ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Il a livré son Fils unique pour nous qui étions ses ennemis. non seulement il l’a donné pour être notre prix et notre rançon, mais encore pour être notre nourriture. Il fait lui seul tout en nous, et nous donnant tout, il nous inspire encore la reconnaissance de ses dons. Et comme l’homme est, d’ordinaire, porté à l’ingratitude, use met lui-même en notre place, et fait pour nous ce que nous devrions faire nous-mêmes. Que s’il a porté autrefois les Juifs à la reconnaissance en établissant parmi eux des fêtes, en certains temps et en certains lieux, pour les faire souvenir de ses bienfaits, il le fait maintenait parmi nous d’une manière beaucoup plus admirable par le sacrifice qu’il a institué dans la loi nouvelle, où nous lui offrons par son propre Fils de continuelles actions de grâces.

Jamais personne ne s’est tant appliqué à élever un autre homme, à l’agrandir et à lui inspirer la reconnaissance de tous ses soins, que Dieu ne le fait à l’égard de nous. Il nous fait même souvent du bien malgré nous, et il nous assiste de mille manières que nous ne connaissons pas. Si ce que je vous dis vous surprend, je vous le ferai voir sensiblement dans un exemple, tiré non pas dol premier venu, mais de saint Paul même. Ce bienheureux apôtre, affligé et pressé d’une tentation fâcheuse qui le mettait en danger, pria Dieu souvent de les délivrer. Mais Dieu considéra plus son avantage que sa demande, comme il le lui déclina lui déclara lui-même par ces paroles : « Ma grâce vous suffit, car ma force se perfectionne dans l’infirmité. » (2Co 12,9) Ainsi avant même que de lui découvrir ce qui le portait à lui refuser ce qu’il demandait, il lui faisait un bis malgré lui et sans qu’il le sût.

Après cela Dieu nous demande-t-il quelque chose de grand et de pénible, lorsque pour tant de soins et tant de tendresses qu’il a pour nous, tout ce qu’il désire de nous c’est que nous n’en soyons pas ingrats ? Obéissons donc, et rendons-lui cette reconnaissance qu’il nous demande. Rien n’a tant perdu les Juifs que l’ingratitude. C’est surtout ce crime qui leur a attiré cette suite et cet enchaînement ; maux dont Dieu les a punis dans sa colère. C’est ce crime qui avant même ces plaies sensibles dont Dieu les frappait, perdait leurs âmes invisiblement : « Car l’espérance d’un ingrat », dit l’Écriture, « est comme un brouillard d’hiver. » (Sag 16,27) L’ingratitude tue plus les âmes que les brouillards les plus malsains ne tuent les corps. Et cette plaie si effroyable, mes frères, vient principalement de l’orgueil et d’une persuasion secrète qu’on est digne de ces dons. Mais au contraire un cœur contrit et humilié rend également grâces à Dieu de toutes choses, non seulement pour les biens, mais encore pour les maux de cette vie ; et quoi qu’il souffre, il ne croit jamais souffrir que ce qu’il mérite.

Travaillons donc, mes frères, à humilier notre cœur à proportion que nous avancerons dans la vertu, puisque cette humilité intérieure est l’effet et la marque de la plus haute vertu. Comme à mesure que notre vue devient plus claire et plus forte, nous voyons plus distinctement combien nous sommes éloignés du ciel ; de même, à proportion que nous avançons dans la piété, nous reconnaissons mieux la différence qui est entre Dieu et nous. C’est une grande partie de la sagesse chrétienne que de bien connaître ce que nous sommes. Nul ne se connaît plus parfaitement que celui qui croit qu’il n’est rien du tout. David et Abraham n’ont jamais été si humbles que lorsqu’ils ont été au comble de la vertu. C’est alors que l’un s’est appelé « de la poudre et de la cendre (Gen 18,27) », et l’autre, « un ver de terre. » (Psa 22,9)

Tous les saints ont eu de semblables sentiments et se sont anéantis comme ceux-ci. Le superbe, au contraire, et le présomptueux, est connu des autres, et inconnu à lui-même. C’est pourquoi nous avons coutume de dire de ces orgueilleux : Cet homme s’oublie, il ne sait ce qu’il est. Que pourra donc connaître celui qui ne se connaît pas lui-même ? Comme en se connaissant bien on connaît tout ; en ne se connaissant pas on ignore tout. Tel est celui qui disait : « J’établirai mon trône au-dessus des astres. » (Isa 14,44) En méconnaissant ce qu’il était, il est tombé dans une ignorance de toute chose. Saint Paul était bien éloigné de cette pensée. Il se regarde comme un « avorton (1Co 15,8) », et comme le « dernier de tous les saints ; » c’est-à-dire de tous les fidèles. Et après tant de travaux, après tant d’actions si éclatantes, il n’ose pas même se donner le nom d’apôtre.

Imitons, mes frères, cet homme si humble, et pour nous rendre capables de le suivre, dégageons-nous de la terre et de tous ses soins. Car il n’y a rien qui nous fasse tant oublier ce que nous sommes, que l’attachement aux choses du monde ; comme rien n’attache tant au monde que l’ignorance de ce qu’on est. Ces deux maux sont inséparables, et ils naissent mutuellement l’un de l’autre. Comme celui qui recherche la gloire du monde, et qui estime les biens présents, ne se pourra jamais bien connaître quelque effort qu’il fasse ; celui au contraire qui se méprise, se connaîtra sans peine, et cette connaissance lui ouvrira l’entrée de toutes les autres vertus. Pour acquérir donc une connaissance si utile, dégageons-nous de toutes ces choses vaines qui allument et entretiennent en nous le feu de nos passions : apprenons quelle est notre bassesse et notre néant. Descendons dans l’humilité la plus profonde, pour nous élever dans la plus haute sagesse, afin de jouir en cette vie et en l’autre, des biens que Dieu nous a préparés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient toute la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVI

« ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ A CAPHARNAÜM, UN CENTENIER VINT A LUI LE SUPPLIANT, ET LUI DISANT : SEIGNEUR, MON SERVITEUR EST MALADE DE PARALYSIE DANS MA MAISON, ET IL EST EXTRÊMEMENT TOURMENTÉ. » (CHAP. 8,5, JUSQU’AU VERSET 14)

ANALYSE.

  • 1 et 2. Admirable Foi du centurion. L’envie aveugle l’esprit.
  • 3 et 4. Combien le centurion l’emportait sur les Juifs par l’excellente disposition de son cœur.
  • 5. Soyons sur nos gardes constamment, même lorsque nous sommes debout dans la voie du bien. Contre les manichéens.
  • 6. C’est avec confiance et tout ensemble avec crainte qu’il faut s’avancer dans la voie étroite. Contre les manichéens et les marcionites.
  • 7 et 8. Faites pénitence et le pardon ne vous sera pas refusé. Grandeur du crime du roi David et grandeur de sa pénitence.

1. Le lépreux approcha de Jésus-Christ lorsqu’il descendait de la montagne, et ce centenier vient à lui lorsqu’il entrait à Capharnaüm. Pourquoi ni l’un ni l’autre ne l’allait-il point trouver lorsqu’il parlait sur cette montagne ? Ce n’était point sans doute par négligence ou par paresse, puisque l’un et l’autre avaient une foi si vive, mais seulement de peur d’interrompre son discours. « Seigneur, mon serviteur est malade de paralysie dans ma maison, et il est extrêmement tourmenté (6). » Quelques-uns disent que le centenier disait ceci pour s’excuser de ce qu’il n’avait pas amené son serviteur ; et il était en effet très difficile de transporter une personne en cet état, puisque, selon que saint Luc le remarque, il était tout près de mourir. Mais pour moi je crois que ces paroles sont une preuve de sa grande foi, que je préfère de beaucoup à la foi de ceux qui découvrirent le toit pour descendre un paralytique, et le présenter à Jésus-Christ. Ce centenier ne douta point qu’une seule parole de la bouche de Jésus-Christ ne pût guérir son serviteur ; et il crut qu’il était superflu de le lui présenter en personne. Mais que fit ici le Sauveur ? « Jésus lui dit : J’irai et le guérirai (7). » Jésus-Christ fait ici ce qu’on ne voit point qu’il ait fait ailleurs. Il se contentait toujours de suivre le désir de ceux qui s’adressaient à lui : mais ici il va même au-delà. Il ne promet pas seulement au centenier de guérir son serviteur, mais encore d’aller chez lui, Il agissait de la sorte, mes frères, pour nous faire voir quelle était la foi de ce centenier. Car s’il ne se fût ainsi offert d’aller chez lui, et qu’il lui eût dit tout d’abord :

Allez, votre serviteur est guéri, la vive foi de cet homme nous eût été inconnue. Il traita de même la chananéenne, quoique d’une manière qui paraît contraire, puisqu’il s’offre ici d’aller chez le centenier qui ne l’en prie pas, pour nous donner lieu de connaître l’humilité et la foi de cet homme ; et qu’il refuse pour le même sujet à la chananéenne ce qu’elle lui de mande, et demeure inflexible à ses instantes prières. Jésus-Christ est un médecin infiniment sage, qui sait l’art de produire le même effet, par des moyens qui semblent contraires. Ce médecin fait voir ici la grande foi d’un centenier en s’offrant de l’aller voir ; et il montre ailleurs celle de la Chananéenne, en différant longtemps de lui accorder ce qu’elle désire C’est encore la conduite qu’il tint à l’égard d’Abraham lorsqu’il lui déclara le dessein qu’il avait sur l’abominable Sodome : « Je ne céderai point », dit-il, « à mon serviteur Abraham », etc. (Gen 18,47) Il voulait nous faire comprendre son extrême charité pour tous les hommes et sa bienveillante providence même pour une Sodome. (Gen 19,3) Les anges au contraire qui avaient été envoyés à Loth, refusèrent d’entrer chez lui, afin que, par la violence qu’il fit pour les retenir, on connût le zèle de ce saint homme pour exercer l’hospitalité envers tout le monde. « Et le centenier lui répondit : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison (8). » Écoutons ces paroles, nous autres qui devons recevoir Jésus-Christ. Car il ne nous est pas impossible encore aujourd’hui de le recevoir chez nous. Écoutons ce centenier, mes frères, imitons sa foi, et estimons autant que lui la gloire de recevoir Jésus-Christ. Car lorsque vous retirez chez vous un pauvre qui meurt de froid et de faim, vous y retirez, et vous nourrissez Jésus-Christ même. « Mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri (8). » Ces paroles nous font voir que ce centenier, aussi bien que le lépreux, avait une haute idée de la toute-puissance du Fils de Dieu. Car il ne dit pas : Priez ou demandez, mais « commandez. » Et craignant ensuite que l’humilité de Jésus-Christ ne l’empêchât de consentir à sa demande, il ajoute : « Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à la puissance d’un autre, et qui ai des soldats sous la mienne, je dis à l’un : Va, et il va, viens, et il vient ; et à mon serviteur, fais cela, et il le fait (9). » Mais vous direz peut-être que nous ne devons pas tirer une preuve de la divinité de Jésus-Christ des paroles de cet homme, mais considérer seulement si Jésus-Christ les a approuvées. Je reconnais que ce que vous dites est très-raisonnable, et c’est aussi ce que je vous prie d’examiner. Car si nous examinons avec soin ce qui se passe, nous remarquerons aisément, au sujet du centenier, ce que nous avons vu à propos du lépreux. Nous voyons que ce lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. » Et cependant ce n’est pas tant la parole de cet homme qui nous assure de la toute-puissance de Jésus-Christ, que la réponse même du Sauveur, qui bien loin de reprendre la pensée que le lépreux avait de lui, la confirma au contraire en disant : « Oui, je le veux, soyez guéri. » Car ce « Oui, je le veux », eût été superflu, si Jésus-Christ n’eût voulu appuyer la vérité de cette parole : « Si vous le voulez, vous pouvez. » Nous pourrons voir ici la même chose dans le centenier. Il s’est servi d’une expression par laquelle il attribuait à Jésus-Christ plutôt la puissance d’un Dieu que celle d’un homme, et néanmoins non seulement Jésus-Christ ne l’en reprit pas, mais il l’approuva, et il releva sa foi avec de grandes louanges. Car l’Évangéliste ne se contente pas de dire simplement que Jésus-Christ loua le centenier ; mais ce qui est sans comparaison davantage, il dit qu’il « l’admira. » « Jésus entendant ces paroles fut dans l’admiration (10). » Et il ne fut pas seulement dans l’admiration de la foi de cet homme, mais il la proposa comme un modèle à tout le peuple qui l’environnait. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ loue partout ceux qui reconnaissaient sa toute-puissance. Le peuple admirait sa manière de parler, parce qu’il « enseignait comme ayant autorité », et Jésus-Christ ne rejeta point cette pensée qu’ils avaient de lui, mais descendant avec eux de la montagne, il voulut la confirmer par la guérison du lépreux. Ce lépreux dit à son tour : « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me « guérir. » Et Jésus-Christ ne réfuta point ses sentiments, mais les confirma en le guérissant, et en se servant même de ses propres termes : « Je le veux, soyez guéri. » De même le centenier ayant dit : « Dites seulement une « parole, et mon serviteur sera guéri », Jésus-Christ admira sa foi : « Et dit à ceux qui le suivaient : Je vous dis en vérité que je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même (10). »

2. Il est aisé de montrer la vérité de cette parole de Jésus-Christ en comparant le centenier avec ceux d’entre les Juifs qui ont eu plus de foi en lui. Marthe croyait au Sauveur ; et cependant elle ne dit rien qui approche de la foi de ces deux hommes. Au contraire elle lui parle d’une manière bien différente : « Je sais que Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez. » (Jn 11,22) Aussi Jésus-Christ non seulement ne la loua pas de cette parole, mais quoiqu’elle fût aimée particulièrement de lui, et qu’elle eût une grande affection et un grand zèle pour lui, il ne laissa pas de la reprendre, comme ayant exprimé des sentiments trop bas et trop indignes de lui. Car il lui répondit aussitôt : « Ne vous ai-je pas dit que si vous croyez vous verrez la gloire de Dieu ? « (Id) » l’accusant visiblement de n’avoir pas encore une véritable foi. Et pour mieux réfuter cette pensée qu’elle témoignait avoir de lui, en disant : « Je sais que Dieu vous accordera ce que « vous lui demanderez (Id) », il lui apprend qu’il n’avait pas besoin de rien recevoir d’un autre, et qu’il était lui-même la source de tous les biens : « Je suis », dit-il, « la résurrection et la vie », c’est-à-dire, je n’attends point cette puissance d’un autre ; mais je puis tout par moi-même. C’est donc pour récompenser cette vive foi du centenier qu’il l’admire, qu’il le loue, qu’il le préfère à tout Israël, qu’il lui donne rang dans le royaume des cieux, et qu’il porte tout le monde à l’imiter. Et pour vous mieux faire voir que Jésus-Christ ne parlait de la sorte que pour exhorter les autres à la même foi, voyez avec quel soin un autre Évangéliste le marque : « Jésus se tournant vers ceux qui le « suivaient, leur dit : Je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même. » (Luc 7, 9) Ainsi la foi consiste principalement à avoir une haute idée de la grandeur de Jésus-Christ. C’est ce qui nous ouvre le royaume des cieux, et qui nous devient une source de biens infinis.

Mais Jésus-Christ ne se contenta pas de louer seulement en paroles le centenier. Il voulut encore récompenser sa foi en guérissant son serviteur malade. Il lui promit un rang honorable dans son royaume, une couronne glorieuse, et les délices éternelles du paradis. Aussi je vous déclare que plusieurs viendront « d’Orient, et d’Occident, et auront leur place dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob (11). Mais les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (12). » Après l’ascendant qu’il a pris sur l’esprit de ce peuple par ses grands miracles, il commence à lui parler avec une fermeté plus libre. Et pour faire voir-en même temps qu’il n’avait point usé de flatterie à l’égard du centenier, et qu’il représentait fidèlement la véritable disposition de son cœur, voyez ce qui suit « Et Jésus dit au centenier : Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru (43). » Et aussitôt le miracle rendit témoignage à sa foi, et à ce qu’il avait dans le cœur. « Et son serviteur fut guéri à la même heure. » Il dit la même chose à la Syro-phénicienne : « O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait selon que vous avez cru, et sa fille fut guérie aussitôt. »(Mat 15,28) Mais parce que saint Luc en rapportant ce miracle, y mêle quelques circonstances particulières, qui semblent contraires à ce que dit saint Matthieu, il sera bon de les expliquer.

Saint Luc dit que le centenier envoya les prêtres des Juifs à Jésus-Christ, pour le prier de venir chez lui, et saint Matthieu dit qu’il vint lui-même, et dit : « Je ne suis pas digne « que vous entriez chez moi. » Quelques-uns croient qu’il s’agit de deux hommes différents, mais qui ont beaucoup de rapport entre eux. Car les Juifs disent de l’un : « Qu’il leur avait bâti une synagogue, et qu’il aimait leur nation. » (Luc 7,40) Et Jésus-Christ dit de l’autre : « Qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même. » Jésus-Christ ne dit pas non plus au sujet du premier : « Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident », d’où l’on peut croire qu’il était juif. Que dirons-nous à cela, mes frères, sinon que ce serait là sans doute la solution la plus commode, mais que la question est de savoir si elle est vraie. Car pour moi, je crois qu’en ces deux endroits, il n’est en effet parlé que d’un même homme.

Mais comment donc saint Matthieu lui fait-il dire : « Je ne suis pas digne que vous entriez chez moi (Luc 7,10) », lorsque saint Luc dit, « qu’il l’envoya prier d’y venir ? » Il me semble que saint Luc nous veut apprendre deux choses ; la première, jusqu’où allait la flatterie des Juifs ; et l’autre, que les hommes qui se trouvent dans une grande affliction n’ont aucun conseil qui soit stable, mais qu’ils prennent tantôt l’un et tantôt l’autre. Car il est assez vraisemblable que le centenier ayant voulu venir lui-même trouver Jésus-Christ en personne, en fut empêché par les Juifs, qui s’offrirent de le faire, et de l’amener chez lui. Écoutez en effet le langage qu’ils tiennent à Jésus-Christ, langage plein de flatterie pour le centenier : « Il aime beaucoup notre nation », lui disent-ils, « et il nous a bâti une synagogue. » Ils ne savaient pas même la manière de le bien louer. Ils devaient dire de lui à Jésus-Christ : Il voulait vous venir trouver lui-même, mais nous l’en avons empêché à cause de l’affliction où il est, et du malade qui est comme un cadavre dans sa maison. Ils devaient représenter quelle était la grandeur de sa foi, et la haute idée qu’il avait de Jésus. Christ ; mais l’envie qu’ils avaient contre le Sauveur, leur fait dissimuler la foi de cet homme. Plutôt que de révéler la grandeur de Celui qu’ils viennent supplier, en publiant la foi de celui pour qui se fait leur démarche, ils aiment mieux envelopper d’ombres cette vive foi, au risque de compromettre le succès de leur mission. Car l’envie aune étrange force pour aveugler ceux qu’elle possède. Mais Dieu qui connaît le secret des cœurs, voulut leur faire voir malgré eux-mêmes quelle était la foi de cet homme.

3. Et pour vous mieux faire voir la vérité de cette interprétation, écoutez saint Luc qui vous la donne lui-même : Il rapporte, en effet, que comme Jésus approchait, le centenier lui envoya dire : « Seigneur, ne vous donnez pas cette peine, car je ne suis pas digne que vous entriez chez moi. » (Luc 7,44) Aussitôt qu’il se vit dégagé de l’importunité des Juifs, il envoya des personnes à Jésus-Christ pour lui dire que ce n’était point par indifférence qu’il n’était pas venu le trouver lui-même, mais parce qu’il se croyait très-indigne de le recevoir chez lui. Il est vrai que, selon saint Matthieu, ce fut le centenier lui-même qui dit ces paroles à Jésus-Christ, et non à ses amis, mais cela ne fait rien. Car il ne s’agit ici que de savoir si l’un et l’autre Évangéliste nous témoignent que le centenier avait une foi vive, et une convenable idée de – la – puissance du Sauveur. Il est même vraisemblable que le centenier vint ensuite lui-même dire ce qu’il avait d’abord fait dire par ses amis. Saint Lc. me direz-vous, ne rapporte pas que le centenier soit venu en personne. Mais saint Matthieu non plus ne dit pas qu’il ait envoyé ses amis ; quoi qu’il en soit, ce n’est pas là se contredire, mais simplement se suppléer mutuellement.

Saint Luc relève encore la foi du centenier, lorsqu’il dit que son serviteur était tout près de mourir. Car il ne fut point ébranlé dans un état si désespéré. Il ne conçut point de défiance, et espéra contre toute apparence que Jésus-Christ pourrait lui rendre son serviteur.

Ce que Jésus-Christ dit selon saint Matthieu, « qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même », fait bien voir que cet homme n’était point juif. Et ce que saint Luc rapporte « qu’il avait bâti une synagogue », n’y est point contraire, puisque le centenier, sans être juif lui-même, pouvait néanmoins aimer ce peuple et lui bâtir des synagogues.

Mais je vous prie d’examiner avec soin les paroles de cet homme, et de ne pas oublier qu’il était centenier, c’est-à-dire qu’il commandait cent hommes de guerre, pour juger delà quelle était sa foi. Car l’orgueil est grand dans les charges publiques, et il ne cède pas même à l’affliction. Aussi l’officier dont il est question dans saint Jean (Jn 4,35), entraîne plutôt Jésus-Christ chez lui, qu’il ne l’invite à y descendre : « Seigneur », dit-il, « descendez avant que mon fils ne meure. » Ce n’est pas là l’humble prière de notre centenier, et sa foi est même beaucoup plus grande que celle de ceux qui découvraient le toit d’une maison pour descendre le paralytique, et le présenter devant le Sauveur. Car il ne croit point que la présence extérieure de Jésus-Christ fût nécessaire, et il ne se met point en peine de lui présenter le malade. Il rejette toutes ces pensées comme trop disproportionnées à ce Médecin céleste. Mais se formant une idée du Fils de Dieu digne véritablement de sa grandeur, il ne lui demande autre chose, sinon qu’il dise une seule parole, et qu’il commande à la maladie de s’en aller.

Il ne commence pas même par là ; mais il représente d’abord son affliction. Car son extrême humilité l’empêchait de croire que Jésus-Christ se rendît si tôt à sa prière, et qu’il s’offrît même de venir chez lui. C’est pourquoi, surpris de cette parole : « J’irai et je le guérirai », il s’écrie aussitôt : « Je n’en suis pas digne, Seigneur ; dites seulement « une parole. » L’affliction où il était ne lui ôte point la liberté de son jugement, et il montre une haute sagesse dans sa douleur. Il n’était point tellement préoccupé de sauver son serviteur malade, qu’il n’appréhendât en même temps de rien faire d’irrespectueux pour le Sauveur. Et quoique Jésus-Christ s’offrît de lui-même à aller chez lui sans qu’il l’y eût engagé, il ne laissait pas de craindre cette visite comme une grâce dont il était trop indigne, et comme un honneur qui l’accablait.

Qui n’admirera donc d’une part la sagesse de cet homme, et de l’autre la folie des Juifs, qui disaient hautement à Jésus-Christ e qu’il était « digne de cette grâce ? » Car, au lieu l’avoir recours à l’extrême bonté de Jésus-Christ, ils mettent en avant le mérite de cet homme, sans même savoir en quoi consiste surtout ce mérite. Mais le centenier au contraire proteste qu’il est indigne, non seulement de la grâce qu’il demande, mais encore de recevoir Jésus-Christ chez lui. Après lui avoir dit : « Mon serviteur est malade », il n’ajoute pas aussitôt : « Dites seulement une parole », parce qu’il craignait d’être trop indigne de cette faveur, mais il se contente d’avoir exposé simplement ce qui l’affligeait. Et lorsque Jésus-Christ le prévient et lui promet plus qu’il ne demande, il n’ose pas même encore accepter ses offres, mais sans s’enfler de cet honneur il se conserve toujours dans un sentiment humble et modeste.

Que si vous me demandez pourquoi Jésus-Christ n’alla point chez lui, et ne l’honora pas de sa visite, je vous réponds qu’il l’honora d’une manière bien plus excellente. Premièrement en faisant voir sa foi et son humilité, qui parurent surtout en ce qu’il ne souhaita point que Jésus-Christ vînt en sa maison. Secondement en protestant devant tout le monde qu’il aurait place dans le royaume de Dieu, et en le préférant généralement à tous les Juifs. Car c’est pour ne s’être pas cru digne de recevoir Jésus-Christ chez lui, qu’il mérita d’être appelé au royaume du ciel, et d’avoir part aux biens ineffables dont Dieu a récompensé la foi d’Abraham.

4. Vous me demanderez encore pourquoi Jésus-Christ ne loue pas ainsi le lépreux qui semble avoir eu plus de foi que le centenier même, puisqu’il ne dit pas au Sauveur : « Si vous dites seulement une parole ; » mais ce qui est encore plus : « Si vous le voulez, vous pouvez me guérir ; » parole qui revient exactement à ce que le Prophète a dit du Père : « Il a fait tout ce qu’il a voulu. » (Psa 113,2) Je vous réponds que Jésus-Christ a assez loué ce lépreux lorsqu’il lui a dit : « Allez, offrez le don que Moïse a prescrit, afin que ce leur soit un témoignage. » Car il lui marque par ces paroles qu’il accuserait ces prêtres, et que sa foi condamnerait leur incrédulité. Toutefois croire en Jésus-Christ était beaucoup plus méritoire chez un gentil que chez un juif. Or, que le centenier n’était pas juif, c’est ce qui se conclut aisément et de son office même et de cette parole : « Même en Israël je n’ai point trouvé une foi si grande. » C’était en effet une chose bien rare, qu’un homme qui n’était pas juif eût ces sentiments. Car je m’imagine qu’il se représentait cette milice toute sainte, et ces troupes d’anges qui sont dans le ciel, que Jésus-Christ en était le chef ; et qu’il dominait aussi souverainement sur les maladies, sur la mort et généralement sur toutes choses, que lui-même sur ses soldats. C’est pourquoi il dit : « Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à d’autres. » C’est-à-dire, je ne suis qu’un homme et vous êtes Dieu. Je suis soumis à d’autres, et vous ne dépendez de personne. Si donc étant homme et soumis à d’autres, j’ai néanmoins tant d’autorité ; que ne devez-vous point faire vous qui êtes Dieu et indépendant de tout ? En parlant ainsi il veut raisonner non d’égal à égal, mais du moins au plus. Si moi qui ne suis que ce que sont ceux qui m’obéissent, et qui suis même soumis à d’autres plus puissants que moi, j’obtiens néanmoins dans ma charge, quoique bien petite, une telle obéissance ; si mes subordonnés exécutent, sans hésiter, chacun les différents ordres que je leur donne ; en effet, je dis à celui-ci : va et il va ; à celui-là : viens, et il vient ; » combien plus pourrez-vous vous faire obéir en tout ce qu’il vous plaira de commander ? Quelques-uns lisent ainsi ce passage : « Si moi qui ne suis qu’un homme, ayant sous moi des soldats. » Mais considérez surtout comment il montre que Jésus-Christ peut maîtriser la mort comme il ferait son esclave, et lui commander en maître absolu.

Car en disant : « Je dis à mon serviteur : viens, et il vient ; va, et il va ; » il semble dire à Jésus-Christ : Si vous défendez à la mort de venir où est mon serviteur, elle n’y viendra point ; si vous lui commandez de s’en aller, elle s’en ira. Admirez donc, mes frères, jusqu’où allait la foi de cet homme ! Il prévient l’avenir, et il montre par avance ce que tout le monde devait reconnaître ensuite. Il déclare hautement que Jésus-Christ avait un empire souverain sur la vie et sur la mort, qu’il pouvait conduire jusqu’aux portes de l’enfer, et en rappeler. Il ne compare pas cette puissance de Jésus-Christ sur la mort seulement à l’autorité qu’il a sur ses soldats ; mais ce qui est encore plus, au pouvoir qu’il a sur ses serviteurs. Cependant quoiqu’il ait une foi si vive, il ne se croit pas digne que Jésus-Christ entre chez lui. Mais Jésus-Christ, pour faire voir qu’il était très digne de cette grâce, lui en fait encore de bien plus grandes. Car il relève sa foi avec admiration. Il la propose pour modèle à tout le monde, et il lui donne infiniment plus qu’il ne lui avait demandé. Il ne lui demandait que la guérison de son serviteur, et il obtient une place dans le royaume du ciel.

Voyez-vous ici l’accomplissement manifeste de cette parole du Sauveur, « Demandez premièrement le royaume du ciel, et toutes choses vous seront données comme par surcroît ? » (Mat 6,33) À cause de la foi et de l’humilité admirables qu’il a montrées, Jésus-Christ lui donne le ciel, et il ajoute à ce don, comme par surcroît, la santé de son serviteur. Mais pour témoigner encore davantage l’estime qu’il avait pour lui, il montre qui sont ceux qu’il exclut de ce royaume dont il le rend héritier. Il déclare nettement à tout le monde qu’à l’avenir ce ne serait plus la justice de la loi, mais la foi qui sauverait : que ce don serait offert non seulement aux Juifs, mais encore aux gentils ; et aux gentils même plus qu’aux Juifs : car ne croyez pas, leur dit-il que ce que je dis ici s’accomplisse seulement dans le centenier ; cela s’accomplira généralement dans toute la terre.

Ainsi il prédit la vocation des gentils, dont plusieurs l’avaient suivi de la Galilée, et il relève leurs esprits par les grandes espérances qu’il leur donne. Il relève d’un côté le courage de ces peuples, et il humilie de l’autre l’orgueil des Juifs. Néanmoins, pour ne les pas offenser par ses paroles, et pour ne leur point donner occasion de l’accuser et de médire de lui, il ne parle pas ouvertement des gentils dans son discours ; mais il prend occasion du centenier d’en parler comme en passant. Il ne prononce pas même le nom de gentils. Il ne dit pas : « plusieurs des gentils ; » mais « plusieurs de l’Orient et de l’Occident », ce qui marquait sans doute les Gentils, mais d’une manière obscure qui ne pouvait pas blesser ceux qui l’écoutaient. Il tempère encore ce langage si nouveau par un autre adoucissement, en s’exprimant plutôt par le mot de sein d’Abraham, que par celui du royaume : car ce dernier était peu connu des Juifs ; mais le seul nom d’Abraham était capable de faire une grande impression dans leurs esprits. Aussi saint Jean voulant étonner les Juifs, ne leur parle point d’abord de l’enfer, mais de ce qui les touchait davantage : « Ne dites point », leur dit-il, « nous avons Abraham pour père. » (Mat 3,9)

Jésus-Christ voulait empêcher aussi qu’on ne le prît pour un ennemi de la loi, puisqu’on ne pouvait raisonnablement avoir ce soupçon d’un homme qui témoignait tant d’estime des patriarches, qu’il faisait consister la souveraine félicité à se reposer dans leur sein. Remarquez donc, je vous prie, mes frères, le double sujet que les Juifs ont ici de s’affliger, et le double sujet qu’ont les gentils de se réjouir : les uns parce qu’ils sont non seulement exclus d’un royaume, mais d’un royaume qui leur avait été promis ; et les autres, parce qu’ils sont appelés non seulement à des biens inestimables, mais encore à un bonheur qui ne leur avait point été promis, et qu’ils n’avaient jamais osé espérer. C’était encore un grand sujet de douleur aux Juifs de voir les gentils leur ravir l’héritage de leur père. Jésus-Christ les appelle « enfants du royaume », parce que le royaume, en effet, leur avait été préparé. Et c’est ce qui devait les toucher sensiblement, d’avoir reçu la promesse de reposer un jour dans le sein et dans l’héritage d’Abraham, et de s’en voir néanmoins exclus pour jamais. Et comme cette parole était une prophétie, pour en faire voir la vérité, il la confirme aussitôt par une guérison miraculeuse de ce serviteur malade.

5. « Et Jésus dit au centenier : Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru : et son « serviteur fut guéri à la même heure (13). » Ainsi celui qui ne croirait pas que ce serviteur paralytique eût été guéri par une seule parole, en doit être persuadé aujourd’hui par l’accomplissement de cette prophétie, que le Sauveur joignit alors à ce miracle. Et avant même que cette prophétie s’accomplît, le miracle dont elle fut suivie en devait prouver la vérité à tout le monde. C’est pourquoi aussitôt qu’il l’a faite, il guérit ce serviteur malade, pour établir ainsi les choses futures par les présentes, et un moindre miracle par un plus grand : car il est aisé de comprendre que les bons seront un jour récompensés, et que les méchants seront punis li n’y a rien en cela que de conforme aux lois, et aux sens des hommes ; mais de raffermir un corps paralytique, et de rendre la vie et le mouvement à des membres morts, c’est un ouvrage qui est au-dessus de la nature.

Jésus-Christ nous témoigne aussi que le centenier ne contribua pas peu à ce grand miracle par la fermeté de sa foi : « Allez », dit-il, « qu’il vous soit fait selon que vous avez cru. » La guérison donc de ce serviteur fut en même temps une preuve, et de la toute-puissance de Jésus-Christ et de la grande foi du centenier, et de la vérité indubitable de la prophétie que le Sauveur venait de faire : ou plutôt ces trois choses ensemble publièrent hautement la souveraine puissance de Jésus-Christ, qui ne rendit pas seulement la santé du corps à ce malade, mais qui attira le centenier à la foi par la grandeur de ses miracles. Et remarquez, mes frères, non seulement la foi de ce centenier, et la guérison du serviteur, mais la manière prompte dont elle se fit. L’Évangéliste le remarque en disant : « Et le serviteur fut guéri à l’heure même ; » ce qu’il avait aussi marqué à propos du lépreux : « Et il fut guéri aussitôt. » Il ne faisait pas seulement éclater sa puissance par ces guérisons miraculeuses ; mais encore par l’extrême promptitude avec laquelle il les faisait. Et sa bonté ne pouvant se contenter de ces grâces extérieures qu’il faisait aux hommes, il entremêlait encore à ses miracles ses divines instructions, par lesquelles il attirait tous les hommes à son royaume.

Lors même qu’il menaçait les Juifs de les en exclure, ce n’était pas pour les en exclure, en effet, mais bien plutôt pour les y attirer par la crainte de voir un jour s’exécuter cette menace. Que si leur dureté leur a rendu ce remède inutile, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, ainsi que tous ceux qui imitent encore aujourd’hui l’insensibilité de ce peuple. Car ce malheur dont Jésus-Christ parle n’est pas seulement arrivé aux Juifs ; les chrétiens y tombent encore tous les jours. Judas était « enfant du royaume », Jésus-Christ lui avait dit comme aux autres apôtres : « Vous serez assis sur douze sièges (Mat 19) ; » et il ne laissa pas néanmoins de devenir « d’enfant du royaume enfant de la géhenne et de l’enfer. » Au contraire l’eunuque d’Éthiopie, dont il est parlé dans les Actes, quoique d’un pays barbare, et du nombre de ceux qui devaient venir de l’Orient et de l’Occident (Act. 8) », jouira éternellement des biens du ciel avec Abraham, Isaac et Jacob.

La même chose arrive encore tous les jours parmi les fidèles. « Plusieurs de ceux qui sont e les premiers », dit l’Évangile, « seront les derniers ; et ceux qui sont les derniers seront les premiers. » (Mat 20,16) Jésus-Christ parlait de la sorte, afin que les uns ne se décourageassent point par le désespoir d’avoir part à ce royaume ; et que les autres ne se relâchassent point, pour être trop assurés de le posséder. C’est pourquoi saint Jean avait déjà dit avant lui : « Dieu peut de ces pierres susciter des enfants à Abraham. » Comme cette révolution terrible devait arriver certainement, Dieu voulut la faire prédire d’abord, afin que le monde n’en fût point surpris. Mais saint Jean étant homme, ne parle de cela que comme d’une chose qui pourrait bien arriver : « Dieu peut », dit-il. Jésus-Christ au contraire, étant Dieu, prédit clairement que cela arriverait, et le prouve ensuite par ses miracles. Donc, mes frères, ne soyons pas trop confiants, lors même que nous sommes debout, mais disons-nous à nous-mêmes : « Que celui qui se croit debout prenne garde qu’il ne tombe. » (1Co 10) Et si nous sommes tombés, ne désespérons pas de nous relever ; mais disons-nous : « Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas ? » (1Co 10) Et si nous sommes tombés, ne désespérons pas de nous relever ; mais disons-nous : « Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas ? » (Psa 61,9) Nous savons que plusieurs, après s’être élevés jusqu’au ciel, après s’être enrichis de toutes sortes de vertus, après avoir passé la plus grande partie de leur vie dans les déserts, après avoir évité la vue des, femmes, sans que dans les songes même il s’en présentât à eux aucune image, n’ont pas laissé néanmoins de se perdre par leur négligence et de tomber, par leur trop grande assurance, dans l’abîme de tous les vices. D’autres, au contraire, d’une vie infâme et malheureuse, sont montés jusqu’au comble de la vertu. Ils ont passé du théâtre et de la comédie à une vie angélique ; et ils sont devenus si purs et si saints, qu’ils ont chassé les démons, et qu’ils ont fait de très grands miracles.

Toute l’Écriture est pleine de ces exemples, et nous ne voyons rien de plus ordinaire tous les jours devant nos yeux. Les adultères et les personnes débauchées peuvent aujourd’hui fermer la bouche aux manichéens, qui disent qu’on ne peut jamais guérir les plaies du péché ; qui lient les mains de ceux qui veulent se faire violence pour se corriger de leurs vices ; et qui se rendent les ministres du démon pour introduire un désordre et une confusion générale dans la vie des hommes. Ceux qui enseignent ces erreurs, non seulement nous ravissent les biens du ciel, mais ils troublent même autant qu’ils le peuvent tout l’ordre du monde. Car comment celui qui est dans le vice pourra-t-il penser à embrasser la vertu, s’il ne lui reste aucun moyen de quitter le mal pour faire le bien, et s’il croit qu’il lui est impossible de se convertir ? Si, maintenant qu’il y a tant de lois qui menacent les hommes du supplice ou qui leur promettent des récompenses ; que la foi nous fait craindre l’enfer et espérer le paradis ; que les méchants tombent dans l’opprobre et dans l’infamie, et que les bons au contraire sont loués et honorés, quelques-uns néanmoins ont tant de peine à entrer dans le sentier pénible de la vertu, et à mépriser le plaisir du vice ; si l’on ôte encore ces considérations si puissantes, qui pourra retenir les hommes, et les empêcher de courir à leur perte en s’abandonnant à toute sorte de dérèglements ?

6. Reconnaissons donc, mes frères, l’artifice du démon qui nous parle par ces hérétiques. Souvenons-nous qu’ils combattent également les ordonnances des législateurs, les oracles de Dieu, les principes de la raison, et cette lumière que la nature même a imprimée dans tous les hommes, qui ne peut être effacée ni dans les Scythes, ni dans les Thraces, ni dans les esprits les plus barbares. Fuyons encore tous ceux qui enseignent qu’il y a un destin, et une nécessité inévitable qui gouverne toutes choses, et, pleins d’horreur pour tous ces mensonges, tenons-nous sur nos gardes, et marchons dans la voie étroite avec crainte et avec confiance ; avec crainte, parce que nous-sommes environnés de précipices de toutes parts ; et avec confiance, parce que Jésus est avec nous et est notre guide. Soyons circonspects et vigilants. Ne nous laissons point endormir, parce que si nous nous assoupissons tant soit peu, nous tomberons aussitôt dans le précipice.

Nous ne sommes pas plus parfaits que David, qui pour s’être laissé aller à une légère négligence, fut entraîné dans l’abîme du péché, d’où néanmoins il se releva bientôt. Ne considérez pas tant son péché que la manière dont il l’effaça. Dieu a voulu faire écrire cette histoire dans ses livres saints, non afin que vous voyiez, seulement comment tombe ce sage, mais afin que vous admiriez comment il se relève ; et que vous appreniez, lorsque vous serez tombé comme lui, à vous relever aussi comme lui. De même que les médecins traitent dans leurs livres des maladies les plus violentes et de la manière de les guérir, afin que l’expérience des cas les plus graves apprenne à traiter facilement les plus légers ; Dieu de même a fait marquer dans ses Écritures les plus grands péchés de ses saints, afin que ceux qui en commettent de moindres, apprennent, dans la manière dont les autres se sont guéris, comment ils doivent se guérir eux-mêmes. Car si des crimes si énormes ont bien pu trouver des remèdes, il y en aura sans doute encore bien plutôt pour des fautes beaucoup plus légères. Voyons donc quelle fut la maladie de ce saint homme, et comment il en fut guéri.

David tomba dans l’adultère, et à l’adultère il joignit l’homicide. Je ne crains point, mes frères, de publier hautement le crime de ce saint prophète. Si le Saint-Esprit n’a pas cru ternir sa mémoire en le faisant écrire dans l’histoire sainte, nous ne devons pas nous mettre en peine de le cacher. C’est pourquoi non seulement je vous rapporte ici sa chute, mais j’y ajouterai même les circonstances qui font le plus paraître l’énormité de son crime. Car il me semble que ceux qui tâchent de couvrir sa faute, obscurcissent sa plus grande gloire ; ils lui font le même tort que si dans le dénombrement de ses victoires, ils passaient sous silence son combat avec Goliath. Ce que je dis vous semble un paradoxe ; mais attendez un peu, et vous en reconnaîtrez la vérité. Je vous représenterai son crime dans toute sa grandeur, pour vous faire encore mieux connaître la grande vertu du remède qui l’a guéri.

Quelle circonstance ajouté-je donc pour mieux faire juger de son péché ? La vertu de cet homme, c’est là une circonstance aggravante. Car les fautes sont différentes selon la différence des personnes. « Les puissants », dit l’Écriture, « seront tourmentés puissamment. »(Sag. 6) Et ailleurs : « Celui qui connaît la volonté de son maître, et ne la fait pas, sera sévèrement châtié. » (Luc 12) Ainsi celui qui a plus de connaissance et de lumière, sera plus puni que celui qui en a moins. C’est pourquoi lorsque l’évêque ou le prêtre commet les mêmes péchés que le peuple, ils sont plus coupables que les autres ; et quoique le péché soit égal, la peine néanmoins ne le sera pas.

Peut-être qu’en voyant grandir le crime sous ma parole vous craignez, vous tremblez, et vous vous demandez avec effroi comment j’éviterai le précipice où il vous semble que je marche à grands pas. Mais moi, j’ai tant de confiance au mérite de ce juste, que j’irai encore plus loin ; plus, en effet, j’exagérerai le crime de David, plus je multiplierai la matière de son éloge. Vous me demandez s’il y a quelque chose de plus que l’adultère et l’homicide ? Et voici ce que je vous réponds : Comme le meurtre que commit Caïn fut un crime plus grand que beaucoup de meurtres, parce qu’il ne tua pas simplement un homme, mais son propre frère ; qu’il ne tua pas celui dont il avait été offensé, mais celui qu’il avait offensé lui-même ; et qu’il ne suivit pas en cela l’exemple d’un autre, mais qu’il fut le premier auteur de l’homicide, et le chef de tous les meurtriers futurs ; de même le péché de David n’est pas simplement un meurtre, c’est un meurtre commis par un grand prophète, non pour venger une injure, mais venant s’ajouter à l’injure la plus sanglante que l’on puisse faire à un homme, puisque David avait auparavant déshonoré la femme de celui qu’il tua.

Vous voyez que je n’épargne point David, et que je ne diminue point son péché. Cependant j’entreprends si hardiment sa défense, après même avoir exagéré son crime de cette manière, que je souhaiterais que tous les manichéens qui rejettent ces histoires de l’Ancien Testament, et tous les marcionites fussent ici présents, pour leur fermer la bouche et pour les confondre. Mais David, disent-ils, a commis un homicide et un adultère. Et moi je réponds qu’il n’a pas seulement commis un homicide, mais un double homicide, si l’on considère que celui qui tue est un prophète, et que celui qui est tué est un innocent qui est puni pour l’injure même qu’il a soufferte. Car il y a bien de la différence entre un homme, qui après avoir reçu le Saint-Esprit, après avoir été comblé de grâces, après avoir été uni avec Dieu par une amitié et une familiarité toute sainte jusqu’à un âge déjà avancé, tombe dans un grand crime, et celui qui pèche sans avoir joui d’aucun de ces avantages. Mais c’est là précisément ce qui doit augmenter notre admiration pour le courage de cet homme, qu’après être tombé de si haut et si bas, il ne s’est pas abattu, il n’a point désespéré, il n’est point resté par terre comme blessé à mort par le démon ; mais qu’il s’est relevé bientôt et même aussitôt, et qu’il a porté à son ennemi, d’une main vigoureuse, un coup plus mortel que celui qu’il en avait reçu.

7. Pour voir une image de ce que je vous dis, transportez-vous sur un champ de bataille, et supposez qu’un de nos plus braves guerriers reçoive de la main d’un barbare un premier coup de lance ou de javelot qui lui perce le cœur ou le foie, puis une seconde blessure encore plus mortelle qui le fasse tomber baigné dans son sang ; supposez qu’ainsi blessé, il se relève néanmoins aussitôt, et que d’un coup de sa lance il fasse mordre la poussière à son ennemi. C’est la même chose ici ; plus vous exagérez la blessure et la chute de David, plus vous donnez lieu d’admirer le courage qu’il fallut à ce fier combattant pour se relever, s’élancer au front de la phalange et terrasser celui qui l’avait blessé. Ceux qui sont tombés dans de grands crimes comprendront aisément combien il est difficile de se relever de la sorte.

Il n’est pas besoin, ce me semble, d’un si grand courage pour continuer notre course lorsque nous marchons avec succès dans la bonne voie, puisqu’alors la confiance en Dieu nous accompagne, nous anime, nous soutient, et nous donne toujours de nouvelles forces. Mais de voir un homme qui après avoir vaincu autant de fois qu’il a combattu, est renversé tout à coup par son ennemi, et se relève néanmoins aussitôt et recommence sa course avec plus de vigueur qu’auparavant, c’est ce qu’on ne peut assez admirer.

Pour vous expliquer ceci plus clairement je me servirai d’une comparaison encore plus sensible. Représentez-vous un pilote qui a traversé toutes les mers sans y faire naufrage ; et qui après s’être tiré par son adresse de tous les périls, des flots, des tempêtes et des écueils, fait enfin naufrage au port, d’où il a peine à se sauver tout nu ; dans quelle disposition croyez-vous que cet homme puisse être à l’avenir à l’égard de la navigation ? Croyez-vous qu’à moins d’avoir un courage tout extraordinaire, il voulût seulement voir un vaisseau, ou regarder le bord de la mer ? Je ne doute point qu’après cela il ne penserait plus qu’à mener une vie cachée, qu’il perdrait toutes les espérances qu’il aurait conçues, et qu’il aimerait mieux mendier pour vivre que de s’exposer encore aux mêmes périls. Ce qui relève donc le courage de David, c’est qu’il a fait avec tant de générosité ce que ce pilote ne pourrait faire. Après ce naufrage horrible qui lui fit perdre en un moment ce qu’il avait acquis durant tant d’années, après tant de travaux employés inutilement, il ne tombe point dans le désespoir, et ne se condamne point à d’éternelles ténèbres. Il ramasse les débris de son naufrage ; il radoube son vaisseau ; il en réunit les ais séparés ; il en rejoint les voiles déchirées, il reprend le gouvernail en main ; et se remettant en mer, il amasse plus de richesses qu’il n’en avait acquis auparavant.

Si l’on admire celui qui peut se tenir ternie sans tomber, quelle louange mérite celui qui tombe, mais qui loin de s’abattre, se relève si promptement ? Cependant combien de considérations devaient jeter David dans le désespoir ! Premièrement la grandeur de son crime. En second lieu l’âge où il était, puisqu’il n’était plus dans la jeunesse dont la vigueur nourrit aisément notre espérance, mais dans la vieillesse. Aussi le marchand qui fait naufrage presque en s’embarquant ne s’en afflige pas tant que celui qui revenant d’une longue et heureuse navigation perd tout le fruit de sa peine en se brisant contre un écueil. En troisième lieu, l’immensité des richesses perdues dans le désastre ; en effet, quelle fortune spirituelle n’avait-il pas amassée depuis son enfance, depuis le temps qu’il était berger, par son combat contre Goliath ; par son extrême douceur envers Saül, témoignant à son égard une générosité tout évangélique, lui pardonnant toutes les fois qu’il tombait entre ses mains, et aimant mieux perdre son pays, sa liberté et sa vie même, que de tuer un ennemi si injuste, qui cherchait sans cesse des moyens de le perdre ; enfin par les actions de vertu qu’il fit encore après qu’il eut ceint le diadème royal !

8. Mais dans quelle peine et quelle agitation croyez-vous qu’il ait été, en considérant les pensées que les hommes auraient de lui, et qu’il avait perdu en un moment toute cette haute estime qu’il s’était acquise dans leur esprit ? Car l’éclat de sa pourpre le parait moins qu’il n’était déshonoré par la laideur de son crime. Vous n’ignorez pas de quelle force d’esprit nous avons besoin pour n’être point troublé, lorsque nous voyons nos crimes partout divulgués, et tout le monde instruit de nos plus honteux désordres. Il faut avoir une âme héroïque pour ne se point décourager en ces occurrences. David bannit toutes ces pensées de son esprit. Il arracha de sa plaie le fer qui l’avait blessé, il la lava de tant de larmes, et devint si pur aux yeux de Dieu, qu’il a pu même après sa mort secourir ceux qui étaient descendus de lui, dans les péchés qu’ils avaient commis. C’est ce que Dieu dans l’Écriture a dit d’Abraham. Mais il l’a dit aussi de David, et quelquefois même avec encore plus d’avantage. Il dit en parlant d’Abraham, qu’il s’est souvenu de l’alliance qu’il avait faite avec lui ; mais eu parlant de David, il ne marque point d’alliance. Il dit : « Je protégerai cette ville à cause de David mon serviteur. » (2Ro 19,34) Et Salomon son fils ayant commis des crimes détestables, Dieu, en considération de David son père, ne voulut point le priver de son royaume. Sa réputation a toujours été si grande parmi les Juifs que saint Pierre, longtemps après sa mort, dit au peuple : « Permettez-moi, mes frères, de vous dire librement que le patriarche David est mort et qu’il a été enseveli. » (Act 2,26) Jésus-Christ même parlant aux Juifs témoigne que ce saint roi reçut une si grande effusion du Saint-Esprit, même après son péché, qu’il mérita de nouveau de prophétiser touchant la divinité du Christ. Car se servant de ses psaumes pour fermer la bouche aux Juifs, il leur dit : « Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Asseyez-vous à ma droite ? » (Mat 22,42 ; Psa 110,1)

Dieu même témoigna autant de zèle pour les intérêts de ce saint prophète, qu’autrefois pour ceux de Moïse. Comme il vengea Moïse quoique malgré lui de l’injure que Marie sa sœur lui avait faite, parce qu’il aimait tendrement Moïse ; il vengea de même David quoique malgré lui, de la révolte si cruelle et si dénaturée de son propre fils. Il n’y a rien qui prouve davantage la vertu d’un homme que ce zèle que Dieu témoigne pour le protéger. Car lorsque Dieu parle, et qu’il prononce lui-même sur les choses dont nous doutons, il faut que l’homme et la raison humaine se taisent.

Que si vous voulez connaître plus particulièrement la vertu de ce saint roi, voyez dans son histoire comment il se conduisait envers Dieu après son péché, avec quelle liberté il lui parlait, de quel amour il brûlait pour lui, quel progrès il faisait de jour en jour dans la vertu, enfin dans quelle circonspection et quelle vigilance il vécut jusqu’au dernier moment de sa vie.

Encouragés par ces grands exemples que Dieu nous propose, tâchons, mes frères, de ne nous point laisser tomber ; ou si ce malheur nous arrive, de ne pas demeurer longtemps dans notre chute. Ce n’est point pour vous rendre plus négligents et plus lâches que je vous parle ainsi de David, mais pour vous imprimer plus de crainte. Car si cet homme si saint, si juste, si parfait s’est vu par un petit défaut de vigilance, frappé tout d’un coup d’une plaie mortelle, et dans un si grand danger de se perdre, que deviendrons-nous nous autres, dont la vie est si molle et si relâchée ?

Ne considérez pas seulement que ce saint prophète est tombé, de peur que cette considération ne vous rende encore plus lâches et plus tièdes ; mais examinez avec soin ce qu’il fait pour se relever de sa chute, combien de soupirs il exhale, combien de larmes il verse, comme il s’entretient dans des sentiments de pénitence, non seulement le jour, mais même la nuit, baignant son lit de ses larmes, et cela sans jamais quitter son cilice. Si David a eu besoin de tous ces remèdes pour se purifier de son péché ; comment pourrons-nous nous sauver, nous qui commettons tant de crimes, et qui n’en avons aucun repentir ? De plus David avant son péché, avait vécu si saintement, que ses vertus passées pouvaient en quelque sorte couvrir son crime, mais nous qui n’avons rien fait, nous sommes pour ainsi dire tout nus et sans défense, et tous les coups que nous recevons nous blessent à mort.

Pour éviter ce malheur, mes frères, couvrons-nous de nos bonnes œuvres, comme d’un bouclier impénétrable, et si nous remarquons en nous quelque tache du péché, effaçons-la par nos larmes, afin qu’en recherchant la seule gloire de Dieu, nous méritions d’être heureux en cette vie et en l’autre, par ta grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVII

« OR JÉSUS ÉTANT DANS LA MAISON DE PIERRE, VIT SA BELLE-MÈRE QUI ÉTAIT AU LIT ET AVAIT LA FIÈVRE. – IL LUI TOUCHA LA MAIN ET LA FIÈVRE LA QUITTA, ET, S’ÉTANT LEVÉE, ELLE LES SERVAIT. » (CHAP. 8,14, 15)

ANALYSE.

  • 1. Ce qu’il y a de plus miraculeux dans la guérison de la belle-mère de saint Pierre, ce n’est pas qu’elle fut guérie tout à coup, mais c’est qu’elle le fut entièrement et sans avoir besoin de convalescence.
  • 2. Ce n’étaient pas seulement les miracles que faisait le Christ qui attiraient à lui les hommes, mais sa seule vue était pleine de grâces et charmait les âmes. Speciosus forma prae filiis hominum. (Psa 45,3) Douceur de Jésus-Christ.
  • 3. Jésus-Christ faisait ses réponses selon la pensée secrète de ceux qui l’interrogeaient.
  • 4 et 5. Exhortation. Il faut préférer le salut à toutes choses. Qu’il n’y a rien de si effroyable que la mort de l’âme. Qu’un pécheur est sans comparaison plus mort que ne sont les morts enfermés dans le tombeau.

1. Saint Marc voulant marquer la promptitude de cette guérison, ajoute ce mot, « aussitôt ; » ce que saint Matthieu ne rapporte pas, se contentant d’avoir marqué le miracle. Saint Luc dit aussi que cette femme malade pria Jésus-Christ de la guérir ; ce que saint Matthieu a omis encore. Tout cela néanmoins ne prouve pas que les Évangélistes se combattent ; mais seulement que les uns ont voulu être plus courts, et les autres, rapporter les choses plus exactement.

Mais pourquoi Jésus-Christ allait-il dans la maison de saint Pierre ? Je crois que c’était pour y manger ; et l’Évangéliste le fait assez voir, lorsqu’il dit que cette femme, après qu’elle fut guérie, « se leva et les servit. » Car Jésus-Christ allait ainsi manger chez ses disciples, comme on le voit encore par saint Matthieu, chez qui il alla, lorsqu’il l’appela pour être apôtre : ce qu’il faisait afin d’honorer ainsi ses disciples, et de les rendre plus ardents le servir.

Remarquez ici le profond respect de saint Pierre pour son Maître. Quoiqu’il eût chez lui sa belle-mère malade d’une fièvre dangereuse, il ne le pria point de la venir voir. Il attendit qu’il eût achevé ce long discours de la montagne, et qu’il eût guéri tous les autres malades qui se présentaient à lui de toutes parts. C’est seulement lorsque le Seigneur entre dans le logis de l’Apôtre que celui-ci le prie enfin de guérir sa belle-mère. Tant il était instruit dès lors à préférer le bien des autres à ses propres intérêts

Ce n’est pas saint Pierre qui prie le Sauveur de tenir chez lui. C’est le Sauveur qui y vient de lui-même ; et un moment après que le centenier eut dit : « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi, afin de témoigner jusqu’à quel point il voulait favoriser son disciple. Et quoiqu’il soit, aisé de juger quelles pouvaient être les maisons de ces pauvres gens qui n’étaient que des pêcheurs, Jésus-Christ néanmoins ne laisse pas d’aller clans ces cabanes, pour nous apprendre toujours à fouler aux pieds le faste et la vanité.

Il est remarquable que Jésus-Christ guérit quelquefois les malades par sa seule parole, quelquefois il étend sa main, quelquefois il joint les deux ensemble, pour rendre la guérison plus sensible Il ne voulait pas agir toujours si souverainement ; et si divinement dans ses miracles. Il avait besoin de se cacher pour un temps, principalement à l’égard de ses apôtres, de peur que l’excès de leur joie ne leur fît dire à tout le monde ce qu’il était. C’est pourquoi nous voyons qu’après s’être transfiguré devant eux sur la montagne du Thabor, il leur défendit de dire à qui que ce fût ce qu’ils avaient vu.

Il touche donc ici la main de cette femme malade, et non seulement il éteint l’ardeur de sa fièvre, mais il la rétablit même tout d’un coup dans une santé parfaite. Comme la maladie était tout ordinaire, il voulut au moins signaler sa puissance en la guérissant comme l’art des médecins n’aurait pu le faire. Vous savez en effet que, même après l’a cessation de la fièvre, il faut encore beaucoup de temps pour que les malades recouvrent toutes leurs forces. Mais ce double effet, Jésus-Christ l’opéra dans le même moment ; il fit quelque chose de semblable lorsqu’il apaisa la mer. Non seulement il arrêta les vents et la tempête, mais il calma soudain jusqu’au mouvement des flots, phénomène opposé aux lois de la nature, puisque, même après que la tempête a cessé, le mouvement qu’elle a imprimé aux ondes continue encore fort longtemps. La parole de Jésus-Christ fit donc en un instant ce que la nature ne fait que peu à peu. C’est encore ce qui arriva au sujet de cette femme, comme l’atteste l’Évangile « Elle se leva, » dit-il, « et les servit ; ce qui nous montre d’un côté la souveraine puissance de Jésus-Christ dans ses miracles, et de l’autre, la disposition de cette femme, et le grand zèle qu’elle avait pour Jésus-Christ.

Nous apprenons encore en ce miracle que Jésus-Christ accorde quelquefois la guérison de quelques personnes à la foi des autres. Car nous voyons ici que saint Pierre prie pour sa belle-mère, comme le centenier avait prié pour son serviteur. Ce n’est pas que Jésus-Christ dispensât ceux qu’il guérissait de croire en lui ; mais parce que ou l’âge encore trop tendre les empêchait de venir à lui, ou que l’ignorance où ils étaient ne leur permettait pas d’avoir de lui des sentiments assez relevés, il suppléait à ce qui manquait au malade parla foi de ceux qui priaient pour lui.

« Le soir étant venu, ils lui présentèrent plusieurs possédés et il chassa d’eux les malins esprits par sa parole, et guérit tous ceux qui étaient malades (16). Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies (17). » Remarquez comme la foi de ce peuple s’est déjà accrue. La nuit même ne peut les porter à se retirer, et ils ne craignent point, d’importuner Jésus-Christ en lui amenant si tard leurs malades. Et je vous prie de considérer quelle foule de miracles les Évangélistes nous rapportent en un mot. Car ils ne s’arrêtent plus à rapporter chaque guérison en particulier ; mais ils en marquent comme en passant un nombre prodigieux. Et de peur que ce prodige ne parût incroyable à cause de sa grandeur même, puisqu’une multitude innombrable fut guérie en un moment de tant de différentes maladies, l’Évangéliste rapporte la parole du prophète Isa. qui avait rendu témoignage si longtemps auparavant de ces merveilles qu’on voyait alors. Par là il nous apprend comme il fait partout ailleurs, qu’une preuve tirée des paroles de l’Écriture, n’a pas moins d’autorité qu’en ont les miracles. C’est dans cette vue qu’il rapporte cet endroit d’Isaïe : « Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies. » (Isa 53,4) Il ne dit pas qu’il les a dissipées, ou qu’il les a guéries ; mais qu’il « les a prises sur lui, et qu’il s’en est chargé lui-même. » Ce que le Prophète a, selon moi, particulièrement entendu de nos péchés, et dans le même sens que saint Jean dit : « Voilà l’Agneau de Dieu, voilà Celui qui porte le péché du monde. » (Jn 1,28)

2. Pourquoi donc, me direz-vous, l’Évangéliste applique-t-il cette même parole aux maladies du corps ? C’est ou parce qu’il a pris ce passage simplement à la lettre, ou plutôt parce qu’il a voulu nous marquer que la plupart des maladies corporelles, tirent leur source de celles des âmes. Car si la mort, qui est le dernier et le plus grand de tous les maux, ne vient que de cette racine, faut-il s’étonner si les autres en sortent aussi comme de leur tige ? « Mais Jésus voyant autour de lui une grande foule de peuple, ordonna à ses disciples, de passer à l’autre bord (18). » Vous voyez partout combien Jésus-Christ est éloigné de tirer vanité de ses miracles. Car les autres Évangélistes remarquent ici qu’il défendait au démon de dire qui il était, et saint Matthieu écrit qu’il renvoya le peuple ; ce qu’il faisait d’un côté pour nous donner un exemple d’humilité, nous avertissant de ne rien faire pour la vaine gloire ; et pour adoucir de l’autre l’envie que les Juifs avaient contre lui. Car il n’avait pas seulement soin de guérir les corps, et il en avait bien plus de sauver les âmes, et de les porter à la vertu. Il se révélait de deux manières, et en guérissant miraculeusement les maladies, et en ne faisant rien par le désir de la gloire. Il renvoie donc ce peuple qui s’attachait à sa personne par le lien de l’amour et de l’admiration, et qui ne souhaitait rien tant que de toujours jouir de sa vue et de sa présence. En effet, qui aurait pu quitter un homme qui faisait tant de miracles ? Qui n’aurait désiré de voir seulement ce visage, et de contempler cette bouche d’où sortaient des paroles si divines ? Car il n’était pas seulement admirable par les prodiges qu’il faisait, mais sa seule vue et sa seule présence répandait la joie et la grâce dans ceux qui le regardaient. C’est pourquoi le Prophète dit de lui : « Votre beauté surpasse la beauté « de tous les hommes. » (Psa 45,3) Et ce que dit Isaïe : « Qu’il n’avait ni forme ni beauté (Isa 53,6) », ne se doit entendre qu’en comparant son humanité à la gloire ineffable de sa divinité ; ou en le considérant dans le moment de sa passion, où il fut déshonoré et défiguré d’une manière si horrible ; ou pour marquer l’état simple et pauvre dans lequel il a passé toute sa vie.

Jésus-Christ ne commande à ses disciples de passer à l’autre bord, qu’après qu’il a guéri tous ceux qui étaient là. Ils eussent eu trop de regret de le quitter, s’il n’eût satisfait à toutes leurs prières. C’est tout ce qu’ils peuvent faire après même qu’il a guéri leurs malades. Sur la montagne, ces gens n’étaient pas seulement, restés immobiles autour de lui pendant qu’il parlait, mais encore ils l’avaient suivi lorsqu’il eut cessé de parler ; de même ici ils demeurent encore auprès du Sauveur, alors qu’ils n’ont plus de miracles à voir ni à attendre, uniquement retenus par le bonheur de contempler sa face divine. Car si le visage de Moïse était tout brillant de gloire, et si celui de saint Étienne paraissait comme le visage d’un ange, quel a dû être le visage de Ce lui qui a été le Seigneur de l’un et de l’autre ?

Peut-être que quelques-uns de vous souhaiteraient de voir le Sauveur tel qu’il était alors. Mais si nous le voulons, mes frères, nous verrons cette divine face dans un éclat sans comparaison plus grand. Si nous vivons ici-bas comme nous devons, nous verrons ce même Sauveur au milieu des airs, nous irons au-devant de lui pour le recevoir sur les nuées, revêtus d’un corps immortel et incorruptible.

Mais considérez, je vous prie, qu’il ne renvoie pas simplement ce peuple, ce qui aurait pu lui faire de la peine. Il ne dit pas : retirez-vous, allez-vous-en, mais il donne seulement à ses disciples l’ordre de passer sur l’autre bord, laissant espérer à la foule qu’elle le retrouverait là.

Mais pendant que ces multitudes témoignaient tant d’affection, et un si grand zèle pour Jésus-Christ, un homme possédé de l’amour de l’argent et du désir de la gloire s’approcha de lui, et lui dit : « Maître, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez (19). » Remarquez l’orgueil de cet homme. Il dédaigne d’être du commun du peuple, et il s’approche de Jésus-Christ à part, comme un personnage d’importance et qui ne vent pas être confondu avec la foule. On reconnaît bien là le caractère juif, plein de liberté et de hardiesse. Et nous en verrons bientôt un autre élever la voix du milieu d’une assemblée silencieuse, pour faire à contre-temps cette question à Jésus-Christ : « Maître, quel est le premier commandement de la loi ? » (Mat 22,36) Cependant Jésus-Christ ne le reprit point, de cette liberté indiscrète, pour nous apprendre à souffrir nous-mêmes l’importunité de ces personnes.

Nous voyons aussi qu’il ne reprend pas ouvertement ceux qui s’approchent de lui avec une mauvaise volonté. Il se contente de répondre à leurs pensées, d’une manière qui leur fait assez connaître qu’il voit et qu’il condamne le fond de leur cœur. Ainsi il leur procure un double avantage : premièrement il leur fait connaître qu’il pénètre le secret de leurs pensées ; ensuite il épargne leur pudeur, en ne découvrant point aux autres leur vanité qu’ils tiennent cachée, et leur donnant lieu néanmoins, s’ils le veulent, de s’en corriger eux-mêmes.

On peut voir ici un bel exemple de cette sage conduite. Car cet homme voyant les grands miracles que faisait le Fils de Dieu, et que tout le monde venait à lui, crut que c’était là un excellent moyen pour s’enrichir. C’est ce qui lui inspira le désir de le suivre. La réponse du Sauveur est une preuve de ce que je dis. Car il répond moins aux paroles de cet homme, qu’à la pensée de, son cœur. Vous vous imaginez, dit-il, que vous amasserez beaucoup d’argent en me suivant ; et vous ne voyez pas que je n’ai pas seulement comme les oiseaux un petit abri pour me retirer. « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête (20). » Il ne rejetait pas ce disciple en lui parlant de la sorte. Il reprenait seulement son désir secret, et lui laissait la liberté de le suivre, s’il voulait vivre aussi pauvrement que lui. Voyez la mauvaise disposition de cet homme, jugez-en par sa conduite ; lorsqu’il a entendu ces paroles, et qu’il s’est senti pénétré et, condamné, il se garde bien de dire : je suis tout prêt à vous suivre.

3. Jésus-Christ a souvent usé de cette même conduite. Il ne reprochait point ouvertement leurs crimes à ceux qui lui parlaient ; mais il leur faisait connaître par ses réponses quel était le fond de leur cœur. C’est ainsi qu’il agit envers cet homme qui l’appelait « bon Maître », et qui espérait par cette flatterie de se le rendre favorable. Il lui répondit selon la pensée qu’il lui voyait dans le cœur : « Pourquoi », dit-il, « m’appelez-vous bon, puisqu’il n’y a personne de bon que Dieu seul ? » (Mat 12) C’est ainsi qu’il se conduisit encore lorsque le peuple lui dit : « Voilà votre mère et vos frères qui vous cherchent. » (Mrc. 3) Comme alors ses parente agissaient humainement, et qu’ils demandaient à approcher de lui, moins pour apprendre quelque chose d’utile, que pour montrer qu’ils étaient ses proches, et tirer gloire de cet avantage, voici ce qu’il leur répondit : « Qui est ma mère, ou qui sont mes frères ? » et le reste. Il traite encore ses parents de même, lorsque, pour satisfaire leur vanité, ils le portaient à s’acquérir de la réputation en lui disant : « Faites-vous connaître au monde. Votre temps, leur dit-il, est toujours prêt, mais le mien ne l’est pas encore. » (Jn 7,6)

Il répond aussi à la pensée du cœur, mais pour l’approuver et non pour la reprendre, lorsqu’il dit de Nathanaël : « Voilà un véritable israélite, en qui il n’y a point de tromperie. » (Jn 1,46) Lorsqu’il dit aux disciples de saint Jean : « Allez et dites à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu (Luc 7,9) », il ne répondait pas tant à ceux qui l’interrogeaient, qu’à la pensée de celui qui lui envoyait faire cette demande.

Jésus-Christ de plus a répondu à la pensée du peuple, lorsqu’il dit aux Juifs : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert ? » Comme il voyait que dans leur pensée Jean n’était qu’un homme versatile et inconstant, c’est ce sentiment qu’il réfute et corrige en disant : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité du vent ? ou un homme vêtu d’étoffes délicates ? » montrant par là que l’âme de ce saint avait toujours été ferme et qu’aucune volupté n’avait pu l’amollir. C’est donc de cette même manière que Jésus-Christ répond en cet endroit, non aux paroles, mais à la pensée de cet homme qui le voulait suivre. Et considérez, avec quelle modestie il lui répond ! Il ne lui dit point : J’ai ; mais : Je méprise ; il dit simplement : Je n’ai pas, parole aussi exacte que pleine de condescendance. Et de même, lorsqu’il mangeait et buvait avec les Juifs et qu’il menait une vie qui semblait toute contraire à celle de saint Jean, il n’avait pour but que leur salut, ou plutôt que celui de tous les hommes. Il a voulu fermer ainsi la bouche aux hérétiques qui devaient nier un jour qu’il eût été véritablement homme et gagner par surcroît l’affection de ceux avec qui il vivait, en rendant sa vie semblable à la leur. « Un autre de ses disciples lui dit : Seigneur, permettez-moi, avant que je vous suive, d’aller ensevelir mon père (21). » Admirez quelle différence il y a entre ces deux hommes. L’un dit hardiment : « Je vous suivrai partout où vous irez. » Et l’autre qui cependant demandait quelque chose de louable en soi, dit modestement : « Permettez-moi. » Mais Jésus-Christ ne permit pas, et voici sa réponse : « Jésus lui dit : Suivez-moi, et laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts (22). » On voit partout que Jésus-Christ pénétrait le fond des cœurs. Mais, direz-vous, pourquoi refuser cette permission ? Parce qu’il y avait d’autres personnes pour ensevelir son père, et qu’il n’était pas raisonnable que cette occupation détournât ce disciple d’une autre beaucoup meilleure. Quand il dit : « Laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts », il montre que celui-ci n’était pas de ce nombre ; quant à son père, c’était apparemment un infidèle.

Que si vous vous étonnez que ce jeune homme demande permission pour s’acquitter d’un devoir si nécessaire, et qu’il ne prend pas sur lui de s’en aller sans même consulter, je vous réponds que ce qu’il faut surtout admirer, c’est que, la défense faite, il se rend et obéit docilement.

Mais n’est-ce pas une étrange ingratitude, direz-vous, de n’assister pas à la sépulture de son propre père ? J’avoue que s’il l’eût fait par indifférence, c’eût été de l’ingratitude, mais s’il ne le faisait que pour ne pas interrompre une affaire plus importante, ç’aurait été au contraire une extrême folie de s’en aller malgré tout pour faire les funérailles mêmes de son père. Jésus-Christ ne fait pas cette défense pour nous apprendre à mépriser nos parents, mais pour nous faire voir que nous n’avons rien de plus important que l’affaire de notre salut ; que c’est à cela que nous devons nous attacher de tout notre cœur, sans différer d’un moment à nous y appliquer, quelque pressants que soient les motifs qui s’y opposent ; car quoi de plus nécessaire parmi les affaires de ce monde que d’assister aux funérailles de son père ? Et tout ensemble quoi de plus facile, et qui exige moins de temps ?

Si donc, mes frères, il nous est défendu de perdre aussi peu de temps qu’il en faut peur ensevelir notre père, et s’il n’est pas sûr d’interrompre pour un moment ses exercices spirituels, jugez de quels supplices nous nous rendons dignes en nous éloignant continuellement de ce qui nous pourrait approcher de Jésus-Christ, en nous amusant volontairement à des choses où nous n’avons pas le moindre prétexte de nous appliquer, et en préférant des bagatelles et des folies à notre salut.

Mais ne devons-nous pas admirer ici la conduite et la sagesse de Jésus-Christ, qui d’abord attache ce jeune homme à sa parole, et qui le délivre ainsi d’une Infinité, de maux, comme des pleurs, des cris et de tout ce que des funérailles entraînent après soi de pénible et de douloureux ? Car après l’enterrement de son père, il aurait fallu ouvrir le testament, partager la succession, et faire bien d’autres choses qui suivent nécessairement la mort d’un père. Ainsi dans ce flux et reflux d’affaires, ce jeune homme se serait trouvé comme emporté dans la haute mer et bien éloigné du port de son salut. Jésus-Christ donc lui fait une grande grâce en le tirant de tous ces embarras, et le tenant attaché auprès de lui.

Que si vous continuez à croire qu’il y avait de la dureté à ne pas permettre à un fils d’assister aux funérailles de son père, je vous, prie, de considérer que tous les jours, lorsqu’on prévoit que quelqu’un serait trop douloureusement affecté de la mort d’un père ou d’un fils, ou de quelqu’autre de ses proches, on lui cèle sa mort, on laisse passer le temps de l’enterrement, et l’on attend un moment favorable pour lui dire et lui adoucir en même temps cette nouvelle. Cependant on ne croit point qu’il y ait de la dureté dans cette conduite, on croirait au contraire être cruel, de dire tout d’un coup à ces personnes ce qui devrait les accabler de douleur. Que si c’est un mal, de pleurer à l’excès la mort d’un père, et de tomber pour cette cause dans une prostration qui anéantit l’âme, combien sera-ce encore un plus grand mal, si, pour la même cause, nous nous privions de la partie spirituelle qui donne la vie ? C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui qui met la main à la charrue et qui tourne la tête en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu. » (Luc 9,62) N’est-il pas plus avantageux d’annoncer le royaume de « Dieu », et de retirer les autres de la mort, que de rendre à un mort un service qui ne peut lui servir de rien, surtout lorsqu’il y en a d’autres qui peuvent lui rendre ce dernier devoir ?

4. Ce que nous devons donc apprendre de cette conduite du Sauveur, c’est qu’il ne faut jamais perdre le moindre temps en ce qui regarde notre salut ; qu’il faut préférer à toutes les affaires de ce monde, quelque nécessaires qu’elles puissent être, les occupations chrétiennes et spirituelles ; et qu’il faut bien comprendre ce que c’est dans la vérité que la vie et ce que c’est que la mort. Car plusieurs paraissent vivre qui sont morts en effet, parce qu’ils vivent mal, ou plutôt dont l’état est bien pire que celui des morts. « Celui qui est mort », dit saint Paul, « est délivré du péché. » (Rom 6,7) Et l’autre au contraire, celui qui est mort spirituellement, est encore l’esclave du péché.

Ne me dites donc point : Mais on ne lui a pas fermé les yeux ; il n’est pas étendu dans le sépulcre ; il n’est pas enveloppé dans un, linceul ; il n’est point mangé des vers. Je vous dis qu’il est mort et pire que les morts. Les vers ne mangent point son corps, mais son âme est déchirée par ses passions comme par autant de bêtes cruelles. Il a les yeux encore ouverts ; mais il vaudrait mille fois mieux que la mort les lui eût fermés. Les yeux d’un homme-mort ne voient plus rien ; mais celui-ci voit tous les jours mille choses criminelles, et ses regards sont autant de flèches qui lui percent le cœur. Un mort est couché dans son sépulcre, sans vie et sans mouvement ; mais celui-ci est enseveli dans ses vices, et il est lui-même son tombeau vivant.

Quelqu’un me dira peut-être : Mais nous ne voyons pas néanmoins que le corps de cet homme soit corrompu comme celui d’un mort. Il est vrai ; mais c’est en cela qu’il est plus malheureux. Car son corps est sain et son âme est déjà pourrie et d’une pourriture pire que celle des corps. Ceux-ci sentent mauvais durant quelques jours, mais l’âme et la bouche de cet homme exhalent durant toute sa vie, par des paroles licencieuses, une odeur plus insupportable que celle de la fange et de la boue. Il y a encore une grande différence entre ces deux morts : l’un, celui qui ne meurt que par le corps, n’éprouve que la corruption que lui impose la loi de la nature ; l’autre, qui n’est pas exempt de cette corruption-là y ajoute encore la pourriture volontaire de ses iniquités et de ses désordres, inventant chaque jour de nouveaux éléments de décomposition. Mais, dites-vous, ce mort dont vous parlez, je le vois sur un cheval magnifique ! Et qu’est-ce que cela fait ? Cet autre n’est-il pas aussi sur un lit superbe ? Mais voici qui est plus fâcheux : celui-ci, du moins, s’il se décompose et sent mauvais, personne ne le voit, un voile recouvre même la bière où il est enfermé ; tandis que celui-là, fétide, déjà, quoique encore en vie, promène de tous côtés sa puanteur, et, comme un sépulcre toujours ouvert, porte son âme morte dans un corps vivant. Que si vous aviez des yeux pour voir l’état d’une âme plongée dans les délices et dans le péché, vous comprendriez sang peine qu’il vaut mieux sans comparaison être lié dans un drap mortuaire, que d’être garrotté avec les chaînes de ses passions, et avoir une grande pierre qui nous couvre, que d’être accablé du poids de ses crimes.

Il est donc bien juste que ceux qui sont liés de parenté avec ces sortes de morts, pleurent sur eux, puisqu’ils ne pleurent pas sur eux-mêmes. Il convient d’implorer pour eux le Sauveur comme Magdeleine le pria pour, Lazare. (Jn 11) Quand ce mort exhalerait déjà une extrême puanteur, quand il serait en terre depuis quatre jours, ne perdez point courage ; allez, et levez d’abord cette pierre qui le couvre. Vous le verrez alors étendu dans le sépulcre, vous le verrez enveloppé d’un linceul et de bandelettes.

Mais, pour rendre plus clair ce que nous disons, prenons pour exemple quelques-uns des grands de ce monde. Ne craignez point, je ne nommerai personne, et quand je nominerais quelqu’un, il n’y aurait rien à craindre. Car – qui pourrait craindre un homme mort ? Quoi qu’il fasse, il est toujours mort ; et ainsi il ne peut faire aucun mal à ceux qui vivent. Je dis donc qu’il m’est aisé de vous faire voir, en vous dépeignant tel qu’il est, l’un de ces grands du monde, qui est véritablement mort. Premièrement sa tête est couverte d’un suaire. Puisqu’il est toujours dans l’ivresse, n’est-il pas vrai que les vapeurs du vin sont comme des enveloppes et des bandelettes qui tiennent sa tête et sa raison liée, et lui interdisent l’usage de, l’esprit et même des sens ? Considérez ensuite comme il a les mains. Vous les verrez attachées à son ventre, non avec des bandes comme celles des morts ; mais ce qui est encore plus horrible, avec les chaînes de l’avarice, qui les empêchent de s’étendre pour faire l’aumône, et qui les rendent plus immobiles et plus mortes pour les bonnes œuvres que celles des morts. Voulez-vous voir aussi comme ses pieds sont liés ? Vous n’avez qu’à considérer cette foule d’affaires, dont il est accablé sans cesse, qui ne lui permettent pas d’aller à l’église pour adorer Dieu. Je vous ai fait voir le mort ; voyez maintenant l’ensevelisseur. Quel est-il l’ensevelisseur de ces morts ? Il n’est pas autre que le diable ; c’est lui qui les enveloppe et les bande avec tant de soin, qu’un homme ne paraît plus un homme, mais seulement un morceau de bois sec. Là, en effet, où l’on ne voit plus d’yeux, plus de mains, plus de pieds, aucun membre, pourrait-on voir l’homme et l’apparence même de l’homme ? Eh bien ! telle est l’âme de ces hommes : elle est tellement enveloppée et si bien bandée qu’on ne voit plus qu’une idole au lieu d’une âme.

Puis donc, mes frères, que ces hommes sont aussi insensibles que des morts, allons nous adresser à Jésus-Christ pour le prier de les ressusciter. Ôtons cette pierre qui les couvre, et rompons ces bandes et ce drap mortuaire qui les lie. Car si vous pouvez leur ôter cette pierre qu’ils ont sur le cœur, c’est-à-dire cette insensibilité dans laquelle ils vivent, vous les ferez sortir aisément de leurs tombeaux ; et lorsqu’ils en seront sortis, vous les délierez sans peine. Jésus-Christ commencera alors à connaître ce mort, lorsqu’il sera sorti du sépulcre, et qu’il sera délié, et il l’invitera à sa table.

Vous donc qui êtes les amis de Jésus-Christ ; vous tous qui êtes ses disciples ; vous tous qui aimez ce mort, courez à Jésus, et priez-le pour celui qui est sans vie et sans mouvement. Car encore que ces morts répandent une puanteur détestable, nous ne devons pas néanmoins nous éloigner d’eux. Nous devons au contraire nous en approcher davantage, et imiter ces saintes sœurs de Lazare, qui ne cessèrent point de prier pour leur frère, jusqu’à ce qu’elles le virent ressuscité. Si nous témoignons à Dieu, ce soin pour notre salut et pour celui de nos frères, il nous comblera enfin du bonheur de l’autre vie, dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVIII

« JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS UNE BARQUE, SES DISCIPLES LE SUIVIRENT ; ET AUSSITÔT UNE GRANDE TEMPÊTE S’ÉLEVA SUR LA MER, EN SORTE QUE LA BARQUE ÉTAIT COUVERTE DES FLOTS, ET LUI CEPENDANT DORMAIT. » (CHAP. 8,23, 24, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.

  • 1. Les Évangélistes ne se contredisent pas.
  • 2. Le Christ et Moïse ont fait tous les deux des miracles, mais le Christ faisait les siens en maître qui trouve en lui-même son pouvoir et Moïse en serviteur dont le pouvoir vient d’ailleurs.
  • 3. Les âmes des morts une fois sorties de ce monde n’y peuvent plus librement revenir. Il n’est personne qui ne soit l’objet de la providence de Dieu.
  • 4. et 5. Exhortation. Que ceux dont l’âme est possédée par le démon sont plus dignes de compassion que les possédés. Portrait de l’avare.

1. Saint Lc. pour prévenir la curiosité de ceux qui voudraient s’informer trop précisément du temps auquel ce miracle de la tempête arriva, dit en général : « Et il arriva un jour qu’il monta dans une barque avec ses disciples. » (Luc 8,22) Saint Marc fait la même chose. (Mrc 4,35) Mais saint Matthieu observe ici l’ordre des temps. C’est que les Évangélistes ne rapportent pas tous toutes les actions de Jésus-Christ. Je vous en ai déjà avertis afin que personne ne prenne une omission pour une contradiction. Jésus-Christ donc, mes frères, renvoie le peuple, et retient seulement ses disciples avec lui. Tous les Évangélistes demeurent d’accord de cette circonstance. Et ce n’était pas au hasard ni sans grand sujet qu’il les retenait avec lui. Il voulait les rendre témoins de ce grand miracle qu’il allait faire. Comme un excellent maître d’exercices, il dressait et assouplissait ses apôtres de manière à les rendre imperturbables dans les dangers, et modestes au milieu des honneurs. Pour qu’ils ne soient pas trop vains de ce qu’il les a retenus auprès de lui après avoir renvoyé les autres, Jésus permet que ses disciples soient battus par la tempête, et tout ensemble il prépare le grand miracle qu’il fera bientôt, et exerce leurs cœurs à supporter courageusement les épreuves. Les autres miracles que Jésus-Christ avait déjà faits en leur présence, étaient sans doute très considérables ; mais celui-ci a une vertu toute particulière pour les rendre hardis et courageux. La mer devint alors comme une carrière dans laquelle le Sauveur exerçait ses nouveaux athlètes. C’est pourquoi il voulait qu’il n’y eût que ses disciples avec lui. Lorsqu’il n’a dessein que de faire des miracles, il veut que tout le peuple en soit témoin ; mais lorsqu’il y a quelque péril ou quelque mal à souffrir, il renvoie le peuple et ne retient que ceux qu’il formait comme des athlètes aux combats qui devaient bientôt se livrer par toute la terre.

Saint Matthieu dit simplement que Jésus-Christ « dormait », mais saint Marc dit « qu’il dormait sur un oreiller. » Il voulait nous apprendre par là combien le Fils de Dieu était éloigné de tout faste et de tout orgueil, et nous exhorter à suivre l’exemple de cette simplicité. Lors donc que la mer soulevait de plus en plus ses flots, et que la tempête devenait très violente : « Alors ses disciples s’approchant de lui le réveillèrent et lui dirent : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (25). » Jésus-Christ en se réveillant s’adresse plutôt à ses disciples qu’à la mer. Il reprend plutôt le peu de foi des uns qu’il ne commande à l’autre de se calmer ; parce que, comme je l’ai déjà dit, il permettait cette tempête pour les exercer ; et il traçait ici une figure des tentations dont ils se trouveraient agités durant toute la suite de leur Vie. On les a vus depuis, battus par des tempêtes d’événements beaucoup plus fâcheuses que celle-là, sans que le Sauveur se soit mis en peine de les en tirer. C’est ce qui fait que saint Paul dit, en écrivant aux Corinthiens : « Je suis bien aise, mes frères, que vous sachiez l’affliction qui nous est survenue en Asie, parce qu’elle a été d’un poids excessif et au-dessus de nos forces, jusqu’à nous faire désespérer de sauver notre vie. » (2Co 1, 8) Et il dit encore au même endroit : « Dieu nous a délivrés d’un si grand péril de mort. » (Id 10)

Pour apprendre donc ici à ses apôtres, que quelque grands que fussent les maux dont ils seraient accablés à l’avenir, ils devaient toujours conserver une grande fermeté de courage, et croire que Dieu ne permettait ces épreuves que pour leur bien, il commence par les reprendre aussitôt qu’il se réveille. Ce trouble même dans lequel il permet qu’ils tombent, leur devait être très avantageux, puisque le miracle leur en devait paraître plus grand, et que le souvenir en serait mieux imprimé dans leur mémoire. Quand Dieu veut faire quelque action extraordinaire, il ménage beaucoup de circonstances et d’accidents particuliers propres à graver fortement dans les esprits le souvenir de l’événement miraculeux, de peur qu’aussitôt qu’il sera passé on ne l’oublie. C’est ainsi qu’il permit que Moïse fût d’abord frappé d’horreur en voyant sa verge changée en serpent, afin qu’en sortant ensuite de cette épouvante, il admirât davantage ce prodige. C’est ce qui arrive ici aux apôtres. Dieu ne les sauve que lorsqu’ils se croyaient perdus ; afin qu’en se souvenant de la frayeur dont ils avaient été saisis et du péril dans lequel ils étaient, ils se souvinssent en même temps de la grandeur du miracle qui les en avait délivrés. C’était dans ce dessein que Jésus dormait. S’il eût été éveillé, peut-être que les disciples n’auraient pas eu peur, ou qu’ils n’auraient pas invoqué son aide, ou qu’i1s ne l’auraient pas cru assez puissant pour dissiper un tel danger. Il dort donc pour donner lieu la crainte de saisir leurs cœurs, et pour leur rendre ensuite ce miracle plus sensible. Nous ne voyons jamais si bien les miracles que les autres éprouvent, que ceux dont nous ressentons nous-mêmes les effets. Les apôtres voyaient à la vérité de nombreux miracles de guérison opérés tons les jours sur d’autres personnes, mais comme ces miracles ne les touchaient pas personnellement, il pouvait arriver qu’ils les laissassent indifférents. Comme ils n’étaient ni boiteux, ni atteints d’aucune autre infirmité corporelle, et qu’il était néanmoins utile qu’ils ressentissent personnellement la bonté et la puissance de leur Maître, Jésus-Christ permet la tempête puis il les en délivre, leur imprimant ainsi un plus vif sentiment de sa bienfaisance. Le Sauveur fait ce miracle loin de la foule pour n’avoir pas à condamner publiquement le manque de foi de ses disciples ; il les en reprend, mais en particulier et lorsqu’ils sont seuls avec lui ; avant même de calmer la tempête qui agitait les eaux, il apaise par la réprimande celle qui troublait leurs âmes.

Jésus leur répondit : « Pourquoi Êtes-vous ainsi timides, ô hommes de peu de foi ? Et se levant ensuite, il parla avec empire aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme (26). » Jésus-Christ nous apprend par ce reproche que la crainte et le trouble ne viennent point des maux ni des tentations par elles-mêmes, mais de la faiblesse de nos âmes et de notre peu de foi. Et si quelqu’un m’objecte que ce n’était point une marque de faiblesse dans les apôtres, mais plutôt une preuve de leur grande foi de s’adresser ainsi à Jésus-Christ et de le réveiller pour lui demander du secours,.. je lui répondrai que les apôtres montraient qu’ils n’avaient pas encore une juste idée de la puissance de leur Maître, par cela même qu’ils ne le croyaient pas assez puissant pour apaiser la tempête à moins qu’il ne fût éveillé.

Et ne vous étonnez pas de l’imperfection qu’ils montrent ici, puisque vous la retrouverez encore plus tard en eux lorsqu’ils auront été témoins de beaucoup d’autres miracles. C’est ce qui leur attirera tant de réprimandes du genre de celle-ci : « Êtes-vous donc encore, vous aussi, sans intelligence ? » (Mat 15,16) Et si les disciples eux-mêmes étaient si imparfaits, ne nous étonnons pas, mes frères, que le peuple n’eût pas des pensées plus relevées du Fils de Dieu. Car les disciples étaient dans l’étonnement et disaient : « Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent (27) ? »

2. Cependant Jésus-Christ ne les reprend point de ce qu’ils ne le regardent encore que comme un homme ; et il attend sans impatience que le grand nombre de ses miracles les persuade eux-mêmes de la fausseté de leurs pensées. Que si vous me demandez pourquoi ils le regardaient toujours comme un homme ordinaire, je vous répondrai que c’est à cause de tout ce qui paraissait en lui au-dehors, de ce qu’il donnait comme nous, et qu’il se servait d’un vaisseau, pour passer la mer. C’est ce qui jetait leurs esprits dans le trouble et dans la confusion à son sujet. Le sommeil où ils le voyaient et tout ce qui paraissait en lui, faisait voir que ce n’était qu’un simple homme ; mais cette tempête si divinement, calmée montrait qu’il était Dieu. Et si Moïse autrefois commanda aussi à la mer, ce qu’il fit ne sert qu’à montrer la supériorité de Jésus sur lui. Car Moïse agissait en serviteur, mais Jésus-Christ commandait en maître. Il n’étend point sa verge comme Moïse, il ne lève point comme lui les mains au ciel, il n’use point de prières. Il agit souverainement en créateur qui se fait obéir de sa créature, et comme un ouvrier qui dispose de son ouvrage selon qu’il lui plaît. Il calme par une seule parole l’agitation de la mer et il lui impose comme un frein pour dompter ses flots. Il fait succéder tout d’un coup le calme à la tempête, sans qu’il en reste la moindre trace, ce que l’Évangéliste marque par cette parole : « Et il se fit un grand calme. »

Jésus-Christ fait dans ce miracle ce que l’Écriture admire comme un rare prodige dans le Père dont il est écrit : « Il a parlé et la tempête s’est arrêtée. » (Psa 107,20) C’est exactement ce que l’on dit ici de Jésus-Christ.: Il parle et « il se fait aussitôt un grand calme. » Voilà ce qui causait à la multitude une si extraordinaire admiration ; et certainement cette admiration eût été – moindre si Jésus avait opéré comme Moïse.

Lorsque Jésus-Christ eut quitté la mer, il fit voir un autre miracle encore plus terrible.

Deux démoniaques, en le voyant, furent saisis de frayeur comme des esclaves fugitifs qui aperçoivent leur Maître. Écoutons l’Évangile : « Jésus ensuite étant passé à l’autre bord, dans le pays des Géraséniens, il vint au-devant de lui deux possédés sortant des tombeaux ; ils étaient si furieux que personne n’osait passer par ce chemin-là (28). Et ils commencèrent à crier : Jésus, Fils de Dieu, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? Êtes-vous venu ici pour nous tourmenter s avant le temps (29) ? » Pendant que le peuple regarde Jésus-Christ comme un « homme », les démons viennent publier qu’il est « Dieu ». Et ceux qui n’avaient pas entendu la voix de cette mer agitée d’abord, puis tout d’un coup calmée, entendirent les démons répéter à haute voix et distinctement ce que la mer avait déjà proclamé si haut par son subit apaisement. Et afin que ces paroles des démons ne parussent point une flatterie, ils en font voir tout d’abord la vérité, en avouant ce qu’ils souffrent : « Êtes-vous venu ici », disent-ils, « pour nous tourmenter avant le temps ? » Ils déclarent d’abord qu’ils sont ses ennemis, afin que la prière qu’ils lui feraient ensuite ne parût point une chose concertée. Ils étaient invisiblement tourmentés ; Ils sentaient des agitations plus grandes que celles des flots de la mer. La présence de Jésus-Christ les brûlait au dedans d’eux-mêmes et leur faisait souffrir des maux effroyables.

Comme personne n’osait amener ces possédés à Jésus-Christ, il les va trouver lui-même. Saint Matthieu marque seulement qu’ils dirent à Jésus-Christ « Êtes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? » Mais les autres Évangélistes ajoutent : « Qu’ils le priaient et le conjuraient de ne les point jeter dans l’abîme. » Car ils crurent que le temps marqué pour leur supplice était venu, et ils furent saisis de crainte, se croyant près d’être précipités dans l’enfer. Que si saint Luc ne parle que d’un possédé, tandis que saint Matthieu parle de deux, ce n’est point une contradiction. Si saint Luc assurait formellement qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’y en avait point d’autre avec lui, ce serait alors qu’il combattrait ce que saint Matthieu a dit. Mais lorsqu’un Évangéliste ne parle que d’un possédé et qu’un autre parle de deux, ce n’est plus se contredire, mais rapporter différemment une même histoire. Il me semble que saint Luc ne parle que d’un, parce qu’il avait dans l’esprit le plus violent de ces possédés. C’est pourquoi il s’arrête à décrire ce malheur d’une manière plus tragique, et rapporte que brisant toutes les chaînes dont on le « voulait lier, il errait dans les déserts. » Saint Marc ajoute : « Qu’il se frappait à coups de pierres. » Mais les seules paroles de ces possédés suffisent pour faire voir leur cruauté et leur impudence : « Êtes-vous venu pour nous punir avant le temps ? » disent-ils. Ne pouvant pas dire qu’ils n’ont pas péché, tout ce qu’ils demandent, c’est qu’ils ne soient point châtiés de leurs crimes avant le temps destiné à leur supplice. Comme le Sauveur les surprenait au milieu de leurs coupables pratiques, exerçant leur malice à pervertir et à tourmenter ses créatures, ils crurent que cédant à l’indignation que lui causait leurs excès, il ne différerait pas davantage à les punir. C’est dans cette appréhension qu’ils conjurent le Fils de Dieu et qu’ils lui disent : « Êtes-vous venu « pour nous punir avant le temps ? » Ceux que les chaînes ne pouvaient arrêter, qui brisaient leurs fers, qui se tenaient sur les montagnes, en descendent enfin d’eux-mêmes et de leur propre mouvement, viennent trouver le Sauveur, enchaînés qu’ils sont par sa puissance ; ils empêchaient les autres de passer, et c’est maintenant Jésus-Christ qui leur ferme le passage, et ils s’arrêtent immobiles devant lui.

Mais d’où vient qu’ils se plaisaient tant dans les sépulcres ? Pour insinuer dans l’esprit des hommes quelque croyance funeste, par exemple pour leur persuader que les âmes des morts deviennent des démons. Ce que je prie Dieu, mes frères, de détourner à jamais de notre pensée. Mais si cela n’est ainsi, me dira quelqu’un, comment se fait-il qu’il y a des magiciens qui s’emparent de petits enfants, et qui les égorgent pour se faire de leurs âmes des auxiliaires dans leurs entreprises ? – Il se peut que des magiciens égorgent des enfants comme plusieurs personnes l’affirment ; mais d’où savez-vous que les âmes de ces enfants agissent ensuite de concert avec eux pour faire réussir leurs projets ?

Les démons eux-mêmes, me direz-vous, crient tous les jours : Je suis l’âme d’un tel. Mais cela n’est-il pas un piège qu’ils nous tendent, et un effet de leur tromperie ? Ce n’est point l’âme de cet homme mort qui parle de la sorte, c’est le démon qui feint de l’être, et qui tâche de nous séduire par cette imposture. Si l’âme pouvait passer dans la substance d’un démon, elle rentrerait encore bien plus aisément dans le corps même d’où elle est sortie. Quelle apparence y aurait-il d’ailleurs, qu’une âme outragée et déshonorée, voulût servir à celui même qui l’outrage, et l’aider dans ses desseins ? Et qui croira qu’un homme puisse faire qu’une substance spirituelle se transforme en une autre substance ? Si cela est impossible dans les corps ; et si le corps d’un homme ne se change point en celui d’une bête, combien
Voyez la note de la page 167 du tome 1er
est-il moins croyable que son âme puisse se changer en la substance d’un démon ?

3. C’est pourquoi il faut mépriser ces discours, comme des contes de vieilles femmes ivres et comme des fables bonnes à faire peur aux enfants. Une fois qu’une âme est séparée de son corps, il ne lui est plus permis d’être dans ce monde. L’Écriture dit : « Que les âmes des justes sont dans la main de Dieu. » (Sag 3,1) Si les âmes des justes sont dans la main de Dieu, il est hors de doute aussi que celle des enfants qui n’ont point péché y sont. Nous savons aussi que les âmes des pécheurs sont aussitôt après leur mort enlevées de ce monde, comme nous le voyons dans l’histoire du Lazare et du mauvais riche ; et Jésus-Christ dit en un autre endroit de son Évangile : « On vous redemandera votre âme. » (Luc 12,20) Il est donc certain que dès qu’une âme est sortie de son corps, elle ne peut plus demeurer sur la terre. Et certes cela paraît bien raisonnable. Si lorsque nous voyageons en ce monde, revêtus de notre corps, sur une terre qui nous est cependant familière et connue, nous ne savons plus, pour peu que nous entrions dans une voie nouvelle, de quel côté dirige nos pas, et que nous avons besoin de quelqu’un qui nous guide ; comment une âme, arrachée de son corps, et tout à coup transportée dans des régions qu’elle ne connaît point, pourra-t-elle savoir de quel côté se tourner, sans quelqu’un qui lui montre le chemin ?

Il y a cent autres raisons qui font voir que lorsqu’une âme est sortie du corps, elle ne demeure plus sur la terre. Nous voyons que saint Étienne dit : « Recevez mon âme (Act 7,50) ; » que saint Paul dit : « Je désire d’être avec Jésus-Christ (Phi 1,23) ; » et qu’il est dit d’un ancien patriarche : « II fut mis au rang de ses pères, et mourut dans une « heureuse vieillesse. » (Genèse, 25,2) Que si vous voulez encore une autre preuve pour vous faire voir que les âmes de ceux qui sont morts ne demeurent point sur la terre, écoutez ce que dit le mauvais riche, et voyez ce qu’il demande sans pouvoir l’obtenir. Si les âmes avaient la liberté de demeurer sur la terre après leur mort, pourquoi ce mauvais riche ne serait-il pas venu lui-même avertir ses frères de ce qui se passe là-bas ? (Luc 15,25) Ce seul endroit de l’Écriture suffit pour nous faire voir que les âmes, après leur mort, vont dans un lieu fixe et arrêté, d’où elles ne sont plus maîtresses de sortir, et où elles attendent le jour terrible du jugement. « Or il y avait au-delà, un peu plus loin, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient (30). Et les démons lui disaient en le suppliant : Si vous nous chassez d’ici, permettez-nous d’aller en ce troupeau de pourceaux (31). Et il leur répondit : Allez, et étant sortis ils entrèrent dans les pourceaux ; et voilà que tous ces pourceaux coururent avec violence se précipiter dans la mer, et moururent dans les eaux (32). » Si quelqu’un veut savoir pourquoi les démons firent cette demande à Jésus-Christ, et pourquoi le Sauveur la leur accorda, je lui réponds que ce n’était point pour se rendre à leur prière ni pour leur faire une grâce ; mais pour nous apprendre plusieurs choses très importantes. Il voulait en premier lieu faire comprendre à ceux qu’il délivrait combien funeste et violente était la domination de ces tyrans sans cesse occupés à tendre des pièges, aux hommes. Il voulait en second lieu nous assurer que les démons n’osent pas même entrer dans des pourceaux, s’ils n’en reçoivent de Dieu la permission. Il voulait encore nous faire voir que s’il n’eût retenu la malice des démons, et si sa providence n’eût arrêté leur fureur, ils auraient encore fait plus de mal aux hommes qu’ils n’en firent aux pourceaux.

Car il est certain qu’ils ont pour nous une haine bien plus grande que contre les bêtes.

Si donc ils n’épargnèrent pas les pourceaux, et s’ils les précipitèrent dans la mer aussitôt qu’ils en eurent reçu le pouvoir ; que n’eussent-ils point fait à ces possédés qu’ils emmenaient et égaraient dans les solitudes, si Dieu n’eût mis des bornes à leur rage ?

Cet exemple nous fait voir qu’il n’y a personne sur qui la providence de Dieu ne veille.

Si nous n’en ressentons pas tous également les mêmes preuves, c’est par un autre grand effet de cette même providence, qui ne se découvre à chacun de nous qu’autant qu’il lui est nécessaire. Nous apprenons encore par cette histoire que Dieu ne veille pas seulement en général sur tous les hommes, mais sur chacun d’eux en particulier. Jésus-Christ sans doute le déclare expressément à-ses disciples lorsqu’il leur dit : « Tous les cheveux de votre tête ont été comptés (Mat 10,30) », mais nous en voyons une preuve bien claire dans l’exemple de ces possédés, que les démons auraient fait mourir, si Dieu n’eût veillé à leur conservation. Outre ces raisons, on peut encore dire que Jésus-Christ voulait donner aux habitants du pays une idée de sa puissance : « Ce que voyant ceux qui les gardaient, ils s’enfuirent, et, étant venus-à la ville, ils donnèrent avis de tout, et de ce qui était arrivé aux possédés (33). Et aussitôt toute la ville sortit pour aller au-devant de Jésus ; et, l’ayant vu ils le supplièrent de se retirer de leur pays (34). » Lorsque sa réputation était répandue en quelque endroit, Jésus ne s’y montrait plus que rarement et n’y faisait plus guère de miracles ; mais lorsqu’il était inconnu dans quelque ville et qu’on n’y parlait point de lui, c’est alors qu’il se signalait par ses prodiges, afin d’attirer ainsi le peuple à la connaissance de sa divinité.

Que les habitants de cette ville fussent des hommes stupides, on le devine aisément, puisqu’au lieu d’admirer et d’adorer Celui qui déployait une telle puissance, ils le renvoyèrent et le supplièrent de s’éloigner de leur contrée. Mais pourquoi les démons précipitèrent-ils les pourceaux dans lamer ? C’est parce qu’ils tâchent partout de jeter les hommes dans l’abattement, et qu’ils se réjouissent toujours de leur perte. C’est ce que le démon témoigna autrefois à l’égard du bienheureux Job. Dieu lui donna puissance sur son serviteur, non pour condescendre à son désir cruel et à son envie furieuse ; mais pour rendre ce saint athlète plus illustre et pour ôter à cet esprit de malice tout sujet d’excuse, en faisant retomber sur sa tête tous les maux dont ce juste aurait été affligé.

Nous voyons encore ici arriver le contraire de ce que les démons souhaitaient. Car la puissance de Jésus-Christ qu’ils s’efforçaient d’obscurcir, en parut avec plus d’éclat ; et la malice furieuse de ces esprits, dont Dieu délivra les possédés, inspira plus d’horreur à tout le monde. On remarqua en même temps leur faiblesse puisqu’ils n’avaient pas même la puissance de nuire à des pourceaux, si Dieu, le créateur de toutes choses, ne la leur donnait.

4. Si quelqu’un veut entendre cette histoire dans le sens anagogique, je ne m’y oppose pas. Il suffit qu’il reconnaisse que la vérité de l’histoire est telle que l’Évangile la rapporte. Or la leçon que nous donne ce passage ainsi entendu c’est que lorsque les hommes vivent en pourceaux, ils tombent aisément sous la puissance du démon. Tant qu’ils demeurent encor hommes, et qu’ils ne sont pas tout à fait pourceaux, ils peuvent comme les deux possédés être encore délivrés de la puissance du diable ; mais lorsqu’ils ont étouffé en eux tous les sentiments de l’homme, le démon non seulement s’empare d’eux, mais il les précipite dans l’abîme. Afin que personne ne prît pour une fable l’expulsion des démons, mais que l’on y crût comme à un fait certain, Jésus-Christ permet que l’on en voie la preuve dans la mort des pourceaux.

Mais qui n’admirera ici la bonté du Sauveur en même temps que sa puissance ? Ces hommes qui ont reçu un si grand bien du Sauveur dans la délivrance de ces possédés, sont assez ingrats pour le faire sortir de leur pays, et lui ne s’y oppose pas, mais il se retire, sans témoigner la moindre résistance. Après qu’ils se sont déclarés si visiblement indignes de la prédication de sa parole, il les quitte et se retire loin d’eux. Il leur laisse pour maîtres ceux qui avaient été possédés, et ceux qui paissaient les pourceaux, afin qu’ils apprissent d’eux comment tout s’était passé.. Mais en s’éloignant de ce peuple, il le laissa pénétré de crainte. Car la grandeur de la perte éprouvée, favorisait la divulgation de l’événement, dont le prodige dut faire une forte impression sur les esprits. Le bruit du miracle éclatait de toutes parts. Il était publié par toutes sortes de gens, par ceux qui avaient été délivrés, par les maîtres à qui appartenaient ces pourceaux, et par ceux qui les gardaient.

Il y a encore aujourd’hui, mes frères, bien « des possédés qui demeurent dans des sépulcres », et dont rien ne saurait retenir la fureur : ni le fer, ni les chaînes, ni les exhortations, ni les menaces, ni la crainte de Dieu ou des hommes. Quelle différence y a-t-il entre un homme possédé du démon et un impudique, qui s’abandonne aux dérèglements les plus infâmes, dont le cœur commet autant de crimes qu’il se présente d’objets à ses yeux ? Il ne le croirait pas « nu » ; il l’est néanmoins, quelque magnifiquement habillé qu’il vous paraisse parce qu’ayant perdu Jésus-Christ dont il était revêtu, il a été dépouillé de toute sa gloire : « Il ne se frappe pas à coups de pierres », mais il se brise par ses péchés, qui font à l’âme des plaies plus sanglantes que les pierres n’en font au corps.

Qui pourra donc lier un tel homme ? Qui pourra l’arrêter ? Qui pourra le délivrer de cette passion qui l’agite et le tourmente, qui l’emporte hors de lui-même, et qui le fait toujours demeurer « dans les sépulcres » ? Ne sont-ce pas en effet des sépulcres, ces lieux infâmes où il passe sa vie, et ces détestables repaires de femmes perdues, où la corruption et la pourriture répandent de toutes parts une odeur de mort ?

Ne pouvons-nous pas dire aussi de l’avare ce que nous avons dit de l’impudique ? Qui peut le retenir ? Qui peut « le lier » ? N’est-il pas vrai « qu’il rompt ses chaînes », qu’il se rit également de toutes les exhortations, de toutes les menaces, et de tous es conseils ? Ne conjurent-ils pas tous ceux qui tâchent de le guérir de son avarice, de ne le pas faire ? et ne regarde-t-il pas comme un supplice, d’être délivré d’un cruel supplice ? Y a-t-il au monde un état plus misérable que celui-là ? Si « ce « possédé » de l’Évangile méprisa les hommes, il se rendit au moins à la parole de Jésus-Christ ; mais l’avare n’écoute pas Jésus-Christ, même. Quoiqu’il l’entende dire tous les jours : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et l’argent » (Mat 6,32) ; quoiqu’on le menace de l’enfer, quoiqu’on lui dise que ses tourments seront inévitables, il ne croit rien de ce qu’on lui dit ; il ne se rend point à la vertu des paroles de Jésus-Christ, non parce qu’il est plus puissant que Jésus-Christ, mais parce que ce divin médecin ne nous guérit point malgré nous. Aussi quoique ces avares demeurent au milieu des villes, ils y sont néanmoins comme dans le fond « d’un désert. » Car quel est l’homme un peu raisonnable qui voulût demeurer avec eux ? Pour moi, j’aimerais mieux vivre avec mille possédés, qu’avec un seul de ceux qui seraient frappés de cette horrible maladie : et il ne faut que considérer l’état des uns et des autres pour voir la vérité de ce que je dis.

Les avares considèrent comme leurs ennemis les personnes les plus innocentes. Ils sont prêts à rendre esclaves, s’ils le peuvent, les hommes libres, et à les accabler de tous les maux ; les possédés ne sont pas dangereux pour les autres, et le plus souvent ils ne sont malades que pour eux-mêmes.

Les avares renversent des familles entières ; ils sont cause par leurs injustices qu’on blasphème le nom de Dieu : ils sont comme une peste publique, qui dépeuple toute une ville, et qui répand sa contagion sur toute la terre. Les possédés ne causent point tous ces désordres et ces ravages. Au contraire, ils nous font compassion, et nous ne les pouvons voir sans verser des larmes. S’ils font quelque mal, c’est sans réflexion, et presque sans le savoir ; mais les avares méditent leurs injustices, ils font le mal avec art et avec étude, et ils se livrent au milieu des villes à une sorte de manie furieuse, qui est accompagnée de lumière et de raison. Aussi tous les possédés ensemble pourraient-ils faire autant de mal qu’en a fait Judas qui est monté par son avarice jusqu’au comble de l’impiété ? Tous ceux qui l’imitent dans sa passion pour les richesses sont comme des bêtes farouches qui rompent leurs liens, et qui viennent remplir les villes de confusion et de trouble sans que personne les puisse arrêter. On tâche de les retenir par de fortes chaînes, comme par la terreur du jugement, par la sévérité des lois, par la crainte de la haine et de l’aversion de tous les hommes, et par tout ce qui est capable de leur donner de l’effroi ; mais ils brisent toutes ces chaînes, et ils portent le feu et le désordre partout. Si l’on supprimait ces salutaires entraves, on verrait alors combien le démon qui les agite est plus violent que ceux qui tourmentaient ces possédés dont il est parlé dans l’Évangile. Mais puisque cela ne se peut, supposons du moins que cela soit. Représentons-nous un avare dégagé de toute contrainte, et qui s’abandonne à sa fureur avec liberté. Je vous ferai voir une bête furieuse et un monstre horrible, mais ne craignez point, ce ne sera qu’une peinture, et non pas une vérité.

5. Représentez-vous un homme noir et hideux, qui jette le feu par les yeux et qui ait au lieu de bras et de mains, deux épouvantables dragons qui lui sortent des épaules. Que sa bouche ait au lieu de dents des épées tranchantes pressées l’une contre l’autre, et qu’il coule de sa langue une source d’un poison mortel. Que son ventre soit plus dévorant qu’une fournaise, et qu’il consume en un moment tout ce qu’on y jette. Que ses pieds aient des ailes et soient plus légers et plus prompts que la flamme la plus vive. Qu’il ait au lieu de visage une tête mêlée de chien et de loup. Que sa parole ne soit point celle d’un homme, mais plutôt un hurlement qui n’ait rien que de triste et de terrible. Enfin qu’il ait un feu dans ses mains, et des flambeaux ardents pour mettre le feu partout.

Peut-être que ce que je vous dis vous fait peur ; mais ce n’est pas encore assez, et il faut ajouter le reste. Représentons-nous donc encore que ce monstre dévore tous ceux qu’il rencontre ; qu’il suce leur sang et qu’il se rassasie de leur chair. Il semble que je dis beaucoup, mais je dis trop peu. L’avare est, sans comparaison, encore pire. C’est la mort même qui n’épargne personne. C’est l’enfer qui engloutit tout. C’est l’ennemi commun de tous les hommes, qui voudrait qu’il, n’y en eût plus un seul, afin que ce qu’ils ont tous ne fût qu’à lui seul. Mais l’excès de sa passion ne s’arrête pas encore là. Après avoir dans son cœur détruit tous les hommes, il voudrait encore anéantir la terre et en changer la substance en celle de l’or. Il ne voudrait pas voir seulement des campagnes, mais des montagnes, des fontaines et des fleuves d’or.

Et pour vous faire voir que nous n’en disons pas encore assez, supposons qu’il n’y ait personne qui ose accuser cet homme possédé de l’avarice, qu’il ne craigne ni les lois, ni la justice des-hommes : vous le verrez alors, l’épée à la main, tuer ce qui se présentera à lui pour avoir son bien, sans épargner ni ami, ni parent, ni frère, ni son père même. Mais laissons là les fictions. Demandez à un avare, si tous les jours ces pensées ne lui passent pas dans L’esprit, s’il ne forme pas continuellement des desseins contre ses amis, contre ses proches, contre son propre père ? Il n’est pas même besoin de l’interroger. Tout le monde sait assez que ceux qui sont frappés de ce mal s’ennuient de ce que leurs pères vivent trop longtemps, qu’ils trouvent fâcheux et onéreux de devenir pères eux-mêmes, et que cette affection si tendre que la nature inspire pour les enfants, n’a pour eux que du dégoût et de l’amertume. On en a vu même qui n’ont pas craint de procurer la stérilité à leurs femmes, et de faire violence à la nature. Et s’ils n’ont pas été assez cruels pour tuer leurs enfants après leur naissance, ils l’ont été assez pour les empêcher de naître.

Ne vous étonnez donc pas que nous dépeignions ainsi les avares, puisque nous ne pouvons égaler leur méchanceté par nos paroles. Mais voyons de quelle manière nous pourrons chasser d’eux ce démon qui les possède. Je crois que le moyen de les guérir est de leur persuader que l’avarice même est un grand obstacle pour amasser de grandes richesses, Car poursuivre un petit gain c’est souvent le moyen de faire de grandes pertes. Et cette vérité est si connue qu’elle est même passée en proverbe. Il arrive souvent que, pour vouloir prêter à gros intérêts, on agit avec une précipitation aveugle, qui ne permet pas même de s’enquérir à qui l’on prête, et que l’on perd tout, intérêt et principal. D’autres étant tombés dans de grands périls, et n’ayant pas voulu s’en délivrer pour un peu d’argent, ont perdu tout ensemble leur bien et leur vie. Quelques-uns auraient pu acheter des charges et des emplois qui leur auraient été très-avantageux ; mais ils ont eu peur de dépenser tant d’argent, et ils ont perdu tout ce qu’ils avaient voulu épargner. Comme ils ne savent point semer, et qu’ils veulent toujours moissonner, en ne semant point ils ne moissonnent point non plus. Car on ne peut ni moissonner toujours, ni gagner toujours. Ne sachant donc pas dépenser à propos, ils ne savent pas non plus l’art de gagner. Lors même qu’ils veulent se marier, ils sont souvent trompés par leur avarice. Car ou ils se méprennent en croyant riche une femme pauvre, ou ils s’abusent encore davantage, en en prenant une qui est riche effectivement, mais dont les nombreux défauts leur font souffrir mille maux.

Ce n’est point le bien d’une femme, mais sa vertu, qui enrichit son mari et sa maison. À quoi sert cette grande dot qu’une femme apporte, lorsque ses profusions et son luxe dissipe tout, ou lorsqu’elle se plaît à être vue et à être aimée ? Que si elle aime la dépense et la bonne chère, elle a beau être riche, elle ruinera bientôt son mari. Ce n’est pas seulement dans le choix d’une femme qu’ils se trompent de la sorte, mais encore dans les esclaves qu’ils achètent Car n’en voulant point avoir de bons, parce qu’ils coûtent trop cher, ils en achètent à vil prix, et ils perdent au lieu de gagner. Je vous conjure donc, vous qui êtes possédés de cette passion, de bien penser à ce que je dis. Je ne vous parle point maintenant ni des tourments de l’enfer, ni de la gloire du ciel, parce que vous êtes sourds à ces vérités. Considérez seulement les pertes que vous avez faites si souvent par le trop grand désir de gagner, eu en donnant votre argent à intérêt, ou en achetant des esclaves, ou en choisissant une femme, ou dans les tutelles et dans toutes les autres choses semblables, et ces seules considérations vous pourront suffire présentement pour vous porter à haïr l’avarice. Ainsi vous vous conduirez avec plus de sûreté dans cette vie même, et lorsque vous serez un peu plus avancés, vous deviendrez capables d’entendre les vérités qui vous apprendront à être sages non plus selon le monde mais selon Dieu. Les yeux de votre âme se fortifieront peu à peu, et s’accoutumeront à voir et même à aimer la lumière du Soleil de justice, pour jouir ensuite des biens qu’il a promis, que je prie Dieu de nous accorder, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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