‏ Philippians 4

HOMÉLIE XIII.

CAR IL Y EN A PLUSIEURS DONT JE VOUS AI SOUVENT PARLÉ ET DONT JE VOUS PARLE ENCORE AVEC LARMES, QUI SE CONDUISENT EN ENNEMIS DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. (CHAP. 3,18 JUSQU’AU CHAP. 4,3)

Analyse.

  • 1. Quelle est la vertu de la croix, et même du signe de la croix ? Qui sont les ennemis de la croix, chez les soi-disant chrétiens ?
  • 2. L’orateur condamne avec saint Paul ceux qui font un Dieu de leur ventre. — L’immortalité et la résurrection des corps doivent nous charmer et nous consoler.
  • 3. Compliments de saint Paul aux premières dames chrétiennes : leur rôle dans ce premier âge de la religion. — Saint Paul n’était cependant pas marié, bien qu’une appellation amphibologique l’ait fait dire à quelques-uns.
  • 4. Le céleste Thriomphateur vient au-devant de ses élus ; beauté de ce spectacle ; malheur d’en être exclus ; misère plus grande que l’enfer même.

1. Il n’est rien qui soit aussi peu d’accord avec la vie chrétienne, rien qui lui soit étranger autant que la recherche du repos et du bien-être ; notre enrôlement dans la sainte milice où nos noms sont inscrits ne s’accordera jamais avec l’attache à la vie présente. Votre Dieu a été mis en croix, et vous cherchez votre tranquillité ! Votre Dieu a été percé de clous, et vous vivez dans les délices ! Est-ce là la conduite d’un soldat généreux ? Aussi Paul a-t-il dit : « Plusieurs, je vous l’ai dit souvent et je le dis encore avec larmes, plusieurs se conduisent en ennemis de la croix de Jésus-Christ ». Quelques-uns, en effet, et c’est la raison des larmes de Paul, faisaient semblant d’être chrétiens, mais vivaient dans l’inertie et les plaisirs. C’est déclarer la guerre à la croix. Car la croix ne peut aller qu’à une âme toujours debout sur la brèche, avide de mourir, détachée de tout plaisir égoïste. Ces gens suivent une façon de vivre tout opposée. En vain donc prétendent-ils appartenir à Jésus, ils ne sont que les ennemis de sa croix ; s’ils l’aimaient, ils prouveraient leur amour en s’étudiant à vivre d’une vie crucifiée. Est-ce que votre Seigneur n’a pas été cloué à la croix ? Si vous ne pouvez le suivre à la lettre, au moins d’une autre manière, imitez-le. Attachez-vous à la croix, bien que personne ne vous y cloue en réalité ; oui, crucifiez-vous, non pas dans le sens du suicide, grand Dieu ! ce serait une impiété ; mais dans le sens que Paul indiquait en ces termes : « Le monde est crucifié pour moi, je le suis aussi pour le monde ». (Gal 6,14) Si vous aimez votre Seigneur, mourez de sa mort ; instruisez-vous de la puissance de sa croix, des bienfaits qu’elle a répandus et qu’elle répand encore, des saintes assurances de vie qu’elle nous donne.

C’est par la croix que tout s’accomplit ; le baptême se fait par la croix ; car il y faut recevoir ce sceau sacré. C’est par la croix que se confère l’imposition des mains. Pour abréger, enfin, en voyage ou à la maison, en tout lieu, la croix est le souverain bien, l’armure du salut, le bouclier invincible contre les assauts du démon. Pour le combattre, vous vous armez de la croix, et non pas seulement en vous marquant de son signe, mais en subissant et souffrant tout ce que montre cet instrument de la passion. Jésus-Christ, en effet, appelle croix toutes nos souffrances, comme dans ce texte : « Il ne peut être sauvé celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre » ; autrement, celui qui ne se tient pas prêt à bien mourir. Mais ces chrétiens lâches et dégénérés, amis de leur chair et de leur vie, sont évidemment ennemis de la croix ; tous ceux qui aiment les délices et la tranquillité en ce bas monde ne sont pas moins les ennemis de cette croix dans laquelle Paul se glorifie, qu’il embrasse, à laquelle il voudrait s’identifier, d’après ses paroles : Je suis crucifié au monde ; il est crucifié pour moi.

Maintenant il ajoute : « Or à présent je le dis en pleurant ». Pourquoi ? Parce que le mal a grandi, parce que de telles gens méritent qu’on les pleure. Oui, nous devons nos larmes, en vérité, à ceux qui vivent dans les délices, ne songeant qu’à nourrir l’enveloppe, le corps, veux-je dire, sans tenir aucun compte du supplice qui les attend. Votre vie est délicieuse, ah ! je le veux ; le vin, je vous l’accorde, vous plaît et vous délecte ; et ainsi aujourd’hui, demain ; ainsi dix, vingt, trente, quarante, cinquante ans ; je vous accorde un siècle, par impossible ; mais vous le voulez, je vous l’accorde : quelle sera la fin ? qu’y gagnerez-vous ? Rien. Passer une telle vie, n’est-ce pas lamentable, déplorable ? Dieu nous a introduit dans le stade pour nous couronner, et nous nous en irons sans avoir fait un acte de courage ! Paul, lui, Paul gémit et pleure de ce qui est pour les autres occasion de rire et de s’amuser ; tant il ressent vivement le malheur du prochain ; tant il porte tous les hommes dans son cœur ! « Leur Dieu », ajoute-t-il, « c’est leur ventre ». Il n’est pas d’autre Dieu, en effet. C’est la mise en action de leur adage : « Mangeons et buvons ». Voyez-vous quel péché c’est qu’une vie de délices ? Pour les uns, c’est l’argent ; pour d’autres, c’est le ventre qui est Dieu. Ne sont-ils pas aussi des idolâtres, ces derniers, et pires et plus détestables encore ? « Leur gloire », dit saint Paul, « est dans leur confusion ». Quelques-uns entendent ces paroles de la circoncision. Je les interprète en ce sens, que telles gens devraient être couverts de honte et se voiler la face à raison de certains vices, et qu’au contraire il s’en font gloire. C’est, en d’autres termes, ce qu’il dit ailleurs : « Quel fruit avez-vous donc trouvé en ces jouissances qui maintenant vous font rougir ? » (Rom 6,26) C’est un grand mal, en effet, que de commettre des choses honteuses ; mais si vous rougissez encore en le faisant, ce n’est que demi-mal ; si au contraire vous en tirez gloire, c’est le dernier degré de l’insensibilité.

Alors, dira-t-on, ces paroles ne s’appliquent qu’à ces endurcis effrontés ; et, dans cet auditoire, personne ne donne prise à semblable reproche ? Personne ne peut être accusé d’avoir son ventre pour Dieu, et de se faire gloire de sa honte même ? Ah ! je le souhaite, et je souhaite bien ardemment que ce portrait ne nous ressemble pas même de loin. Je voudrais ne connaître personne sur qui ce blâme doive tomber. Mais je crains qu’au contraire il ne nous convienne mieux qu’à eux-mêmes : En effet, s’il en est un ici qui passe sa vie dans les banquets et la boisson, trouvant bien sans doute quelques oboles pour les pauvres, mais prodiguant pour son ventre la plus grande partie de ses richesses, celui-là, en toute justice, ne devra-t-il pas prendre pour lui l’anathème apostolique ?

2. Au reste, pour réveiller la sainte honte, pour adjurer enfin le pécheur, rien de plus habile ni de plus fort que ce langage apostolique : « Leur Dieu, c’est leur ventre ; leur gloire est dans leur confusion même ». Mais qui sont ceux-là ? « Ce sont ceux qui n’ont de goût que pour la terre », ceux qui disent bâtissons des maisons ; où ? sur la terre ; achetons des champs, sur la terre encore ; acquérons l’empire, sur la terre aussi ; poursuivons la gloire, toujours sur la terre ; amassons des richesses, tout enfin sur la terre. Voilà encore des gens pour qui le ventre est un Dieu. Car, puisque leur âme ne s’occupe d’aucun objet spirituel, puisqu’ils ont tout ici-bas et n’ont pas d’autres soucis, vraiment dès lors leur ventre est leur Dieu, et ce sont eux qui disent : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Oui, vous gémissez de ce que votre corps est pétri de limon, bien que cette chair même ne soit point un obstacle à la vertu ; et vous rabaissez votre âme par les délices, vous la traînez dans la boue, et vous le faites sans remords, vous riez même et vous livrez votre âme à la folie : quel pardon espérez-vous donc, après vous être condamnés à l’insensibilité ? Et cela, lorsque vous devriez spiritualiser votre corps lui-même ! Car vous le pouvez, il ne s’agit que de vouloir. Vous avez un ventre pour lui donner les aliments nécessaires, et non pour l’étendre et pour l’engraisser ; pour lui commander, et non pour qu’il vous commande ; non pour en être l’esclave, mais pour le faire servir à la nutrition des autres membres ; non pour dépasser enfin toute limite honnête. La mer cause moins de dégâts sur les rivages qu’elle envahit, que n’en cause le ventre à notre corps et à notre âme. L’une submerge la terre, l’autre dévaste le corps tout entier. Imposez-lui comme limite le strict nécessaire de la nature, comme Dieu pour la mer a placé le sable du rivage. S’il bouillonne, s’il se révolte, reprenez-le avec cette puissance intime qui est en vous. Voyez de quel honneur Dieu vous comble, puisqu’ici vous pouvez parler comme lui. Mais vous vous y refusez, et quand vous voyez ce tyran sortir de ses bornes, gâter, et dévorer votre nature, vous n’osez pas l’arrêter ni le modérer. « Leur Dieu, c’est leur ventre ».

Voyons comment Paul a servi Dieu, et voyons aussi comment les gourmands sont les esclaves de leur ventre. Est-ce que pour lui ils n’endurent pas mille morts ? Ne redoutent-ils pas de lui refuser en quoi que ce soit l’obéissance absolue ? Est-ce que l’impossible même, pour lui plaire, ne les trouve pas soumis et obéissants ? Ne sont-ils pas pires que les esclaves ? Paul était loin de cette ignominie ; aussi disait-il : « Pour nous, notre conversation est dans les cieux ». Ne cherchons donc pas le repos ici-bas ; mais efforçons-nous de gagner la gloire de ce royaume dont nous sommes les citoyens. « De là aussi nous attendons le Sauveur, qui est le Seigneur Jésus, qui transformera notre corps, tout vil et abject qu’il est, afin de le rendre conforme à son corps glorieux ». Peu à peu, Paul nous fait monter. Du ciel, dit-il, est notre Sauveur ; le lieu, la personne nous font voir la majesté de Jésus-Christ. « Il transformera notre corps vil et abject » : notre corps, en effet, est maintenant soumis à mille vexations, il souffre les chaînes, les coups, des misères et des maux sans nombre. Mais le corps de Jésus a souffert tout cela ; l’apôtre le fait entendre par ces mots : « Pour qu’il devienne conforme à son corps glorieux » ; c’est donc le même corps, mais revêtu d’immortalité. — « Il transformera notre corps », dit-il ; il aura donc une autre forme, ou bien cette expression, peu exacte, est synonyme de changement. — Il a dit : « Le corps de notre abjection », parce qu’il est maintenant dans l’abjection, soumis à la douleur et à la mort ; parce qu’il paraît vil et sans avantage sur les autres êtres matériels. — « Pour le rendre conforme à son corps glorieux ». Eh quoi ! grand Dieu ? conforme à celui qui maintenant est assis à la droite du Père ? Oui, notre corps devient semblable à celui qu’adorent les anges, qu’environne le cortège des puissances célestes, qui domine au-dessus de toute principauté, vertu, puissance ; voilà celui dont il revêt la ressemblance parfaite.

Toutes les larmes du monde entier suffiraient-elles pour pleurer dignement ceux qui sont déchus d’une si belle espérance, et qui ayant pu devenir conformes au corps glorieux de Jésus-Christ, ont préféré la ressemblance avec les démons. Je ne compte plus pour rien l’enfer ; tous les supplices imaginables ne sont rien en comparaison d’une telle déchéance.

Mais que dites-vous, Paul ? Notre corps deviendrait conforme au sien ? Oui, répond-il ; n’en doutez pas, et il ajoute en preuve que ce sera « par l’opération de sa puissance, par laquelle il peut d’ailleurs s’assujettir toutes choses ». Voici son raisonnement : Il a puissance de tout s’assujettir ; donc aussi le trépas et la mort ; ou plutôt, en vertu de cette même puissance, il fait cette merveille de préférence à toute autre. Où brille, en effet, d’avantage l’œuvre de sa puissance, dites-moi ; est-ce à soumettre anges, archanges, chérubins, séraphins, démons mêmes ? où bien est-ce à rendre un corps immortel et désormais incorruptible ? Dans le premier cas évidemment. Il allègue donc le plus pour vous faire admettre le moins. C’est pourquoi, quand vous verriez tous ces mondains dans la joie, quand vous les verriez dans leur gloire, tenez-vous fermes et debout ; n’en prenez ni ombrage ni scandale. Les espérances que nous vous proposons sont assez hautes pour redresser les plus lâches, pour réveiller les plus endormis.

« C’est pourquoi, mes très chers et très aimés frères, qui êtes ma joie et ma couronne, continuez, mes bien-aimés, et demeurez ainsi fermes dans le Seigneur ». (Phi 4, 1) — « Ainsi » ; comment ? Comme vous êtes restés déjà, inébranlables. Voyez-vous comment un avis est accompagné d’un éloge ? — « Ma joie et ma couronne », oui, non seulement ma joie, mais ma gloire ; non seulement ma gloire, mais ma couronne. Gloire sans pareille, évidemment, que celle de ces dignes fidèles, puisqu’ils sont la couronne de Paul. — « Demeurez ainsi fermes dans le Seigneur », c’est-à-dire dans l’espérance en Dieu.

3. « Je prie instamment Evodie et je conjure Syntique de s’unir dans les mêmes sentiments en Notre-Seigneur. Je vous prie aussi, très cher conjoint, assistez-les ». Quelques-uns prétendent que dans ces paroles : « Cher conjoint », saint Paul s’adresse à son épouse. C’est absolument faux. Il désigne ainsi, soit une autre femme, soit le mari d’une de celles qu’il a nommées. « Assistez celles qui ont travaillé avec moi dans l’établissement de l’Évangile, avec Clément et les autres, qui m’ont aidé dans mon ministère, et dont les noms sont écrits au livre de vie ». Vous voyez quel magnifique témoignage il rend à leur vertu ; c’est ainsi, au reste, que Jésus-Christ même parlait à ses apôtres : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais de ce que vos noms sont écrits au livre de vie ». (Luc 10,20) Paul se sert de termes identiques à leur égard : « Leurs noms sont écrits au livre de vie ». Il me semble que ces femmes étaient les principales de l’Église de Philippes ; et peut-être l’apôtre les recommande à un personnage très méritant, qu’il appelle même son conjoint, auquel peut-être il adressait volontiers ses protégés, voyant en lui un auxiliaire, un compagnon d’armes, un ami, un frère. Pareille recommandation se lit dans son épître aux Romains : « Je vous recommande Phébé, notre sœur, qui est au service de l’Église établie à Cenchrée ». (Rom 16,1) — « Conjoint » : il appelle ainsi le frère ou même l’Époux de l’une d’elles ; comme s’il disait : Tu es maintenant frère légitime, légitime Époux, tu es un de leurs membres. — « Elles ont avec moi travaillé à l’établissement de l’Évangile » : de là sa sollicitude et ses prévenances pour elles ; ce n’est pas raison d’amitié, mais de bonnes œuvres. « Elles ont travaillé avec moi ». Que dites-vous ? Des femmes ont travaillé avec vous ? Sans doute, répond-il. Car bien que Paul eût maints auxiliaires, elles ont contribué, et non pas un peu ; et dans le nombre même, celles-ci ont eu leur bonne part d’action. Ainsi déjà dès lors les églises particulières grandissaient beaucoup. Le fait même que les personnages dignes et saints, hommes et femmes, étaient entourés de respects unanimes, avait plusieurs excellents résultats. En effet, d’abord tous les autres fidèles étaient excités à montrer un zèle semblable ; ensuite ceux qui rendaient honneur au zèle d’autrui, y gagnaient même personnellement ; enfin l’honneur rendu redoublait, dans les personnages honorés, l’ardeur et la foi. Aussi partout vous voyez Paul empressé à rendre ces témoignages et à recommander ces fidèles d’un mérite spécial. C’est ainsi que dans l’épître aux Corinthiens il parle de ceux qui sont « les prémices de l’Achaïe ». — Quelques-uns voient dans ce mot « conjoint », συξυγε, Syzigue, un nom propre. Mais peu importe qu’il soit ceci, ou qu’il soit cela ; il n’est pas besoin ici de recherches curieuses ; admirons plutôt simplement quel grand honneur Paul réclame pour ceux qu’il recommande.

4. Tout est au ciel, d’après saint Paul : le Sauveur, la patrie, tout ce que peut demander le cœur le plus exigeant. Nous attendons de là, c’est sa parole, notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ. Reconnaissez ici encore un trait de cette adorable bonté. Il ne veut pas nous y entraîner par un effet de sa puissance ; il aime mieux revenir nous chercher ; et quand il nous a reconquis, il se retire, nous laissant ainsi comblés d’honneur. Car s’il est venu à nous lorsque nous étions ses ennemis, bien plus volontiers reviendra-t-il après nous avoir faits ses amis. Et cette mission de nous venir chercher sur la terre, il ne la confie ni à ses anges, ni à d’autres serviteurs ; c’est lui-même qui vient sur les nuées pour nous appeler à son palais de gloire. Peut-être même daignera-t-il enlever avec lui sur les nuées tous ceux qui lui auront été fidèles. Nous aussi, dit l’apôtre, nous qui l’aurons aimé, nous serons enlevés avec lui sur les nuées, et ainsi nous serons toujours avec lui.

Eh ! qui donc sera trouvé serviteur fidèle et prudent ? Quels heureux vainqueurs seront trouvés dignes de si grands biens ? Qu’il faut plaindre ceux qui en seront déchus ! Car si nous avons des larmes intarissables pour les rois qui ont perdu un trône, quel deuil sera digne de cette inexprimable infortune ? Multipliez tant qu’il vous plaira les douleurs de l’enfer ; vous n’aurez pas encore la douleur, l’angoisse d’une âme à cette heure terrible où l’univers s’ébranle, où sonnent les trompettes, où un premier, puis un second, puis un troisième bataillon d’anges, puis des milliers enfin de ces phalanges célestes se répandent sur la terre ; bientôt apparaissent les chérubins en nombre incalculable, ensuite les séraphins tout près de Lui ; et Lui, enfin, lui-même avec le cortège d’une gloire immense autant qu’indescriptible. Alors les anges se hâtent de rassembler tous les élus autour de son trône ; alors Paul et tous ceux qui l’ont suivi reçoivent la couronne, l’éloge public, l’honneur solennel de la bouche du Roi. en présence de toute l’armée des cieux… Dites, quand même il n’y aurait point d’enfer, comment apprécier cette gloire des uns, cette confusion des autres ? Subir l’enfer, c’est affreux, je l’avoue, c’est intolérable ; mais plus cruelle encore doit être l’exclusion de ce royaume des cieux.

Un roi, ou, si vous l’aimez mieux, un prince royal, après une glorieuse absence et plusieurs guerres heureusement terminées, précédé par l’admiration publique et suivi de son armée victorieuse, fait son entrée dans une de nos grandes villes. Voici son char triomphal, ses trophées, ses mille bataillons tout chargés d’or, ses gardes étincelants aussi sous leurs boucliers dorés, tout un peuple couronné de laurier, autour de lui tous les princes de la terre habitée, derrière lui les nations étrangères représentées par des captifs de tout âge, avec leurs chefs, satrapes, consuls, tyrans, princes. Au milieu de cette pompe glorieuse, le triomphateur accueille tous les citoyens qui se présentent ; il leur donne le baiser, leur serre la main, leur permet de parler en toute liberté, et, en présence de tout le monde, lui-même leur parle comme à des amis, témoignant avoir fait pour eux seuls toutes ses démarches et entreprises. Enfin, introduisant ceux-ci dans son palais, il laisse ceux-là dehors : dites, quand bien même il ne les enverrait pas au supplice, combien cette ignominie dépasse-t-elle tous les supplices ! Or, s’il est si amer d’être exclus d’une telle gloire auprès d’un mortel, ne l’est-il pas bien davantage de l’être de par Dieu même, alors que le souverain Roi s’environne des puissances célestes, alors qu’il traîne et les démons enchaînés, courbés sous la honte ; et, avec eux, leur chef les mains chargées de fers, et tous ses ennemis désarmés ; alors que sur les nuées apparaissent les vertus des cieux, et Lui-même enfin !

La douleur, croyez-moi, la douleur m’accable à ce récit, à cette pensée : je ne puis achever mon discours. Apprécions quelle gloire nous allons perdre, lorsqu’il dépend de nous de conjurer cette ruine. Ce qui surtout déchire le cœur, en effet, c’est d’être ainsi frappés, lorsque nous sommes maîtres d’arrêter le coup. Encore une fois, quand le Fils de Dieu accueille les uns et les envoie auprès de son Père ; quand, au contraire, il oublie les autres, et qu’à l’instant saisis par les anges, entraînés, gémissants, courbés sous la honte, ils sont livrés en spectacle au monde entier, dites-moi, est-il plus cruel tourment ?

Travaillons donc quand il est temps encore ; préparons avec ardeur et sollicitude notre salut. Quels motifs ne pourrions-nous pas ajouter, comme ceux, par exemple, que formulait le mauvais riche ? Si vous vouliez les entendre, nous pourrions les développer pour votre plus grand intérêt : mais qui voudrait ici nous écouter ? Et le langage que nous prêterait ce misérable, bien évidemment une foule d’autres criminels viendraient le confirmer. Pour ne vous donner que cette leçon, combien de pécheurs, dans les tourments de la fièvre, se sont dits : Ah ! si la santé nous était rendue, nous ne tomberions jamais plus en de semblables maux ! Nous exprimerons nous-mêmes, au grand jour, de pareils regrets ; mais nous entendrons la réponse faite au mauvais riche : que l’abîme immense nous sépare du ciel, que nous avons ici-bas reçu notre part de bonheur.

Pleurons donc amèrement, je vous en supplie ; ou plutôt, non contents de pleurer, abordons franchement la vertu. Gémissons pour notre salut, pour ne pas gémir alors inutilement ; versons aujourd’hui des larmes, pour n’en pas verser plus tard sur nos iniquités. Pleurer dans ce monde, c’est vertu ; en l’autre, c’est regret inutile. Punissons-nous de ce côté, pour ne pas être punis de l’autre. La différence est énorme entre ces deux manières d’être châtiés ; ici-bas, vous ne l’êtes que pour un instant ; encore n’avez-vous pas même le sentiment de la peine, convaincus qu’elle vous frappe pour votre bonheur à venir. Là, au contraire, elle est bien plus cruelle la souffrance, puisqu’aucune espérance ne la console, et qu’on n’en trouve pas la fin, mais qu’elle est infinie et éternelle.

Puissions-nous, au contraire, délivrés de ce monde, conquérir l’éternel repos ! Mais comme, pour éviter d’en être exclus, nous avons besoin et de vigilance et d’une prière continuelle, veillons, je vous en supplie. La vigilance nous commandera cette prière perpétuelle, et cette prière non interrompue obtient tout de Dieu. Si, au contraire, nous ne prions pas, si nous n’agissons pas en ce sens, nous n’arriverons à rien ; comment se pourrait-il qu’on gagnât le ciel en dormant ? Absurde impossibilité. C’est déjà bien assez que nous puissions l’acquérir par une course sérieuse, par l’effort en avant, par la conformité à la mort de Jésus, comme le recommandait saint Paul ; mais si nous dormons, tout est perdu. Paul a dû dire, lui : « Si je puis l’acquérir enfin », que dirons-nous à notre tour ? Les endormis n’ont jamais achevé une affaire temporelle, bien moins encore une affaire spirituelle. Les endormis ne reçoivent rien de leurs amis eux-mêmes, bien moins encore de Dieu. Les endormis ne sont pas même honorés par leurs parents : le seraient-ils de Dieu ? Travaillons un instant, pour nous reposer durant toute l’éternité. Il nous faut absolument souffrir ; si la souffrance nous épargne ici-bas, elle nous attend dans l’autre vie. Pourquoi ne pas préférer la peine en ce monde, pour trouver ailleurs le repos sans fin ? Ah ! plaise à Dieu que menant enfin une vie digne de Jésus-Christ, et devenus conformes à sa mort, nous puissions gagner les biens qu’aucun langage ne peut peindre, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec lequel soit au Père et au Saint-Esprit, etc.

HOMÉLIE XIV.

RÉJOUISSEZ-VOUS SANS CESSE DANS LE SEIGNEUR ; JE LE DIS ENCORE UNE FOIS, RÉJOUISSEZ-VOUS. (IV, 4 JUSQU’À 10)

Analyse.

  • 1. L’orateur développe simplement le texte de l’apôtre, et ses consolations et recommandations aux Philippiens. — Première consolation : joie intime, jusque dans les souffrances et le pardon des injures.
  • 2. Seconde consolation : la prière, l’action de grâces, sources d’une paix qui surpasse tout sentiment. — Troisième consolation : une sainte émulation pour tout ce qui est bon, beau, vrai, pur, honnête : la paix encore est à ce prix.
  • 3. Le vice, et surtout le vice impur, porte avec lui sa peine. — La vertu apporte avec elle-même sa récompense, ce qui est vrai surtout du pardon des injures.

1. Jésus-Christ a déclaré bienheureux ceux qui pleurent, malheureux ceux qui rient. Quel est donc le sens de ces paroles de son apôtre : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur ? » Il ne contredit point son maître, oh non ! Jésus-Christ, en effet, annonce malheur à ceux qui rient de ce rire mondain qui a sa raison dans les choses du temps, et il proclame bienheureux ceux qui pleurent, mais non pas ceux qui le font pour quelque raison humaine, comme la perte d’un bien temporel, mais ceux qui ont la componction chrétienne, pleurant leurs misères, expiant leurs péchés et même ceux d’autrui. La joie recommandée ici, loin d’être contraire à ces larmes, s’engendre à leur source pure et féconde. Pleurer ses véritables misères, et les confesser, c’est se créer une joie et un bonheur. D’ailleurs il est bien permis de gémir sur ses péchés et de se réjouir en l’honneur de Jésus-Christ. Les Philippiens souffraient de rudes épreuves, comme le rappelle l’apôtre : « Il vous a été donné », leur disait-il, « non seulement de croire en Jésus-Christ, mais de souffrir pour lui » (Phi 1,29) ; pour cette raison, il ajoute : « Réjouissez-vous dans le Seigneur ». C’est dire en d’autres termes : Vivez de manière à goûter une joie pure. Tant que rien n’empêchera vos progrès dans le service de Dieu, réjouissez-vous en lui. C’est là le sens, à moins que cette préposition « en » ne soit synonyme de « avec » ; le sens alors serait : Réjouissez-vous sans cesse d’être « avec le Seigneur ».

« Je vous le dis encore une fois, réjouissez-vous ». Expression qui prouve la confiance de saint Paul, et par laquelle il montre que, tant qu’on s’appuie sur Dieu, on doit sans cesse être dans la joie ; fût-on d’ailleurs accablé, frappé de toute manière, on la possède toujours. Écoutez, en effet, saint Luc nous raconter au sujet des apôtres « qu’ils sortaient du conseil des juifs en se réjouissant d’avoir été trouvés dignes de recevoir pour son nom la flagellation ». (Act 5,41) Si les coups et les fers, que chacun regarde comme ce qu’il y a de plus affreux, engendrent une telle joie, quelle autre douleur au monde pourra enfin nous créer la peine ? — « Je vous le répète, réjouissez-vous ». L’apôtre a eu raison de réitérer cette recommandation ; la nature des événements commandait la douleur ; mais cette répétition de termes encourageants leur impose le devoir de se réjouir en dépit des événements.

« Que votre modestie et modération soit connue de tous les hommes ». Paul avait parlé un peu auparavant de ceux « qui ont pour Dieu leur ventre, dont la gloire est dans leur honte même, qui n’ont de goût que pour les choses de la terre ». Ces paroles étant de nature à inspirer à ses néophytes de la haine pour les méchants, Paul les avertit de n’avoir rien de commun avec eux, mais cependant de traiter avec modestie et modération non pas seulement leurs frères, mais même leurs ennemis et leurs adversaires.

« Le Seigneur est proche ; ne vous inquiétez de rien ». Car quelle pourrait être, dites-moi, la raison de votre découragement ? Serait-ce parce qu’ils se dressent contre vous, ou parce que vous les voyez vivre dans les délices ? « Ne vous inquiétez de rien ». L’heure du jugement va sonner ; dans peu, ils rendront compte de leurs œuvres. Vous êtes dans l’affliction, eux dans les délices ? Tout cela finira bientôt. Ils complotent, ils menacent ? Mais leurs coupables desseins ne réussiront pas toujours ; le jugement est suspendu sur leurs têtes, tout va changer ! « Ne vous inquiétez de rien ». Déjà la part de chacun est faite. Montrez seulement votre patience et modération envers ceux qui vous préparent sans cesse les persécutions ; et tout va s’évanouir comme un songe, pauvreté, mort, fléaux de tout genre qui vous menacent, tout finira : « Ne vous inquiétez de rien ».

« Mais qu’en tout, par la prière et par la supplication, avec action de grâces, vos demandes et vos vœux soient connus devant Dieu. Dieu est proche ; je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » c’était déjà une consolation ; en voilà une seconde ; voilà un antidote capable de dissiper toute peine, tout chagrin, tout ennui. Mais quel est ce médicament ? Prier, en toutes choses rendre grâces. Ainsi Dieu ne veut pas que nos prières soient de simples demandes ; il les exige unies à l’action de grâces pour les bienfaits que nous avons déjà reçus. Comment, en effet, demander quelques faveurs pour l’avenir, si nous ne sommes pas reconnaissants des faveurs passées ? — « En tout », dit-il, c’est-à-dire en toutes choses, recourez à « la prière et à la supplication ». Donc il faut remercier Dieu de tout, même de ce qui paraît fâcheux. C’est vraiment là que se reconnaît le cœur reconnaissant. La nature des choses l’exige ; ce sentiment sort spontanément d’une âme vraiment reconnaissante et pleine d’amour pour Dieu. Demandez-lui donc des faveurs qu’il puisse approuver et connaître ; car il dispose tout pour notre plus grand bien, même à notre insu ; et une preuve que tout se fait pour notre plus grand bien, c’est cette ignorance même où il nous laisse du succès de nos prières.

« Et que lta paix de Dieu, qui surpasse toutes nos pensées, garde vos esprits et vos cœurs en Jésus-Christ ». Qu’est-ce à dire ? Entendez, dit l’apôtre, que la paix de Dieu, celle qu’il a faite avec les hommes, surpasse toute pensée. Qui jamais, en effet, attendit et osa espérer ces biens de l’avenir ? Ils surpassent non seulement toute parole, mais toute pensée humaine. Pour ses ennemis, pour ceux qui le haïssaient, qui le fuyaient, pour eux Dieu n’a pas refusé de livrer son Fils unique pour faire la paix avec nous. Telle est la paix, ou, si vous voulez, telle notre délivrance ; telle la charité de Dieu.

2. « Que cette paix garde vos cœurs et vos intelligences ». On reconnaît un bon maître, non seulement à ses avis, mais surtout à ses prières, au secours que ses suppliques auprès de Dieu implorent pour ses disciples, afin qu’ils ne soient ni accablés par les tentations, ni ballottés par les erreurs. Ici donc saint Paul semble dire : Que celui qui vous a délivrés si merveilleusement ; que celui qu’âme qui vive ne peut comprendre, oui, que lui-même vous garde, vous fortifie contre tout malheur. — Tel est le sens de saint Paul, ou bien le voici : Cette paix dont Jésus-Christ a dit : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix », elle-même vous gardera. Car cette paix surpasse toute intelligence humaine ; et si vous demandez comment, écoutez : quand Dieu nous ordonne d’avoir la paix avec nos ennemis, avec ceux qui nous font un mal injuste, qui nous provoquent, qui nous gardent de la haine, une loi semblable n’est-elle pas au-dessus de tout esprit humain ? Il y a plus : s’il vous plaît, comprenons d’abord ce mot profond : « La paix de Dieu surpasse toute intelligence ». Si la paix de Dieu surpasse toute intelligence, combien plus le Dieu qui nous la donne, surpassera non seulement toutes nos pensées, mais même toutes celles des anges et des puissances même célestes ! — « En Jésus-Christ », qu’est-ce à dire ? Que la paix de Dieu vous maintiendra sous l’empire de Jésus-Christ pour vous y faire persévérer, pour que votre foi en lui ne chancelle même pas. « Au reste, mes frères… » — Que signifie « au reste ? » J’ai dit tout ce que j’avais à dire. C’est le mot de quelqu’un qui se presse et n’a plus rien de commun avec les choses temporelles. « Au reste, mes frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est saint, tout ce qui est juste, tout ce qui est pudique, tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant, tout ce qui est vertueux et louable, fasse l’entretien de vos pensées ».

« Tout ce qui est aimable », qu’est-ce à dire ? Aimable aux fidèles, aimable à Dieu. — « Tout « ce qui est vrai », le mot « vrai » est éminemment bien choisi, car il désigne la vertu même ; tout vice, au contraire, est mensonge. La volupté, compagne du vice, la gloire et toutes les choses de ce bas monde ne sont plus que mensonge. — « Tout ce qui est pudique », c’est l’opposé glu péché qu’il stigmatisait dans ceux qui n’ont de goût que pour les choses de la terre. — « Tout ce qui est saint » est dit contre ceux qui n’ont d’autre Dieu que leur ventre. — « Tout ce qui est juste et édifiant », ou, comme il le répète en finissant, « tout ce qui est vertueux et louable », est mis pour rappeler aux Philippiens leurs devoirs envers les hommes. — Vous le voyez : le dessein de Paul est de bannir de nos cœurs toute mauvaise pensée. Car des pensées mauvaises procèdent nécessairement les mauvaises actions.

Et comme c’est une méthode excellente que de se proposer soi-même comme modèle de l’accomplissement des avis qu’on a donnés, il va dire : « Pratiquez ce que vous avez appris et reçu de moi », dans le même sens qu’il leur écrivait déjà : « Comme vous avez notre exemple ». Il déclare donc : Faites selon ce que je vous ai enseigné, selon ce que « vous avez vu et appris en moi », c’est-à-dire, imitez-moi pour les paroles, les actions, la conduite. Vous voyez que cette recommandation emporte tous les détails de la vie. En effet, comme il est absolument impossible de définir par le menu tous les devoirs, nos allées et venues, nos conversations, notre extérieur, nos habitudes intimes, et que toutefois le chrétien doit tout régler, saint Paul les résume et dit : « Faites selon ce que vous avez vu et appris en moi » ; comme pour dire : Je vous ai instruits par mes actions autant que par mes paroles. « Pratiquez », a-t-il écrit ; faites, et ne vous contentez pas de parler. « Et le Dieu de paix sera avec vous » ; c’est-à-dire, si vous gardez ces règles, si vous avez la paix avec tout le monde, vous aurez pris ainsi le poste le plus sûr et le plus tranquille ; il ne vous arrivera rien qui vous afflige, rien qui soit contraire à vos désirs. — En effet, toutefois que nous aurons la paix avec Dieu, et nous l’avons toujours par la vertu, bien plus encore Dieu aura-t-il la paix avec nous. Car puisqu’il nous a aimés jusqu’à nous rechercher quand nous l’évitions, combien plutôt, nous voyant courir à lui, nous offrira-t-il spontanément son amitié.

Le plus grand ennemi de notre nature, c’est le vice. Que le vice soit notre ennemi, et la vertu notre amie, bien des preuves le démontrent. Et, si vous le voulez, la fornication, une des grandes plaies de l’homme, nous fournira le premier exemple. La fornication attire sur ses victimes un déshonneur complet, la pauvreté, le ridicule ; elle en fait la fable et le mépris de tout le monde : à ces ruines, reconnaissez un ennemi. Souvent d’ailleurs elle apporte et maladies et dangers extérieurs, puisque l’on a vu maints débauchés périr par les suites naturelles du libertinage ou par des blessures. Si tels sont les fruits de la fornication, quels ne seront pas ceux de l’adultère ? En est-il ainsi de l’aumône ? Tant s’en faut, qu’au contraire, pareille à une mère, elle gagne à son enfant chéri la grâce, l’honneur, la gloire ; elle lui fait aimer à remplir ses devoirs d’état ; loin de nous délaisser, loin de nous détourner des obligations nécessaires, elle rend nos cœurs plus prudents, tandis que les débauchés sont l’imprudence même.

Mais préférez-vous étudier l’avarice ? Elle aussi nous traite en ennemie. Comment ? C’est qu’elle nous attire la haine universelle ; elle nous fait détester de tous, des victimes de l’injustice et de ceux mêmes que nos injustices n’ont point foulés. Ceux-ci plaignent les autres et craignent pour eux-mêmes. Aussi tous n’ont contre l’avare qu’un regard de colère l’avare est l’ennemi commun, une bête féroce, presque un démon. De là contre lui mille accusations, complots, jalousies : autant de fruits d’inimitiés. Au contraire, la justice nous fait de tous nos semblables autant d’amis, autant de serviteurs dévoués, autant de cœurs bienveillants, tous répandent pour nous leurs prières ; de là pour nous un état tranquille et sûr ; point de danger, point de soupçon ; le sommeil même nous arrive calme et heureux ; aucune inquiétude, aucune plainte amère.

3. Voyez-vous que la justice est préférable au vice contraire ? Quoi ! dites-moi ; est-on plus heureux à être envieux des autres qu’à prendre sa part dans le bonheur d’autrui ? Faisons ces réflexions, et nous nous convaincrons que la vertu est une mère aimante, qui nous apporte la sécurité ; le vice nous jette en proie aux dangers ; de sa nature, il est plein de périls. Écoutez cette parole du Prophète : « Dieu est une base solide pour ceux qui le craignent ; il aime à montrer son alliance avec eux ». (Psa 25,14) On ne craint personne, quand la conscience ne reproche rien ; mais aussi on ne se fie à personne, quand on vit dans l’iniquité, on craint jusqu’à ses serviteurs ; on les regarde avec un œil soupçonneux. Et que parlé-je de serviteurs ? Le méchant ne peut affronter même le tribunal de sa conscience ; il a des comptes terribles à régler avec ses juges du dehors comme avec ses bourreaux du dedans, qui ne lui laissent aucun repos.

Alors, direz-vous, il faut vivre pour mériter les éloges ? — Non ! Paul n’a pas dit : Visez aux éloges ; mais : Faites ce qui les mérite, sans vous soucier de les recevoir ; cherchez « ce qui est vrai », la gloire n’est que mensonge ; « faites ce qui est saint » ; à la lettre, le terme dont se sert l’apôtre signifie ce qui est sérieux, pratiquez la gravité, gardez même l’extérieur de la vertu ; quant à « pureté », elle est le propre de l’âme. Et comme il avait ajouté : « Faites tout ce qui est de bonne réputation », pour que vous n’alliez pas croire qu’il ait égard à l’estime des hommes seulement, il se complète en disant : « S’il est une vertu, s’il est une vraie gloire, pratiquez-la, recherchez-la ».

En effet, si nous gardons la paix avec nous-mêmes, Dieu à son tour sera avec nous ; si nous excitons la guerre, ce Dieu de paix nous fuira. Rien n’est aussi hostile à notre âme que le vice ; rien ne lui donne vie et assurance comme la paix et la vertu. Commençons donc à apporter du nôtre, et nous gagnerons Dieu à notre cause. Dieu n’est pas un Dieu de guerre et de combat ; dépouillez donc l’esprit de combat et de guerre tant à l’égard de Dieu qu’à l’égard du prochain. Soyez pacifique pour tout le monde. Pensez à qui Dieu accorde le salut : « Bienheureux les pacifiques », dit-il, « parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu » (Mat 5,9) ; avec ce caractère, en effet, ils sont les imitateurs perpétuels du Fils de Dieu ; et vous aussi, copiez ce modèle, sauvez la paix à tout prix ; plus vive sera l’attaque de votre frère, plus riche aussi sera votre récompense. Écoutez cette parole du Prophète : « J’étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix ». (Psa 120,7) Voilà la vertu, voilà où n’atteint pas la raison humaine, voilà ce qui nous fait approcher de Dieu même.

Rien ne réjouit le cœur de Dieu autant que l’oubli des injures. Par là vous êtes délivrés de vos péchés ; par là vos crimes s’effacent. Mais combattons, mais disputons, et déjà nous sommes loin et bien loin de Dieu. Le combat, en effet, amène les inimitiés, et les inimitiés entretiennent le souvenir des injures. Coupez la racine, et le fruit avortera. Ainsi, d’ailleurs, nous nous formerons à mépriser ce qui ne tient qu’à la vie présente. Car, dans les choses spirituelles, il n’y a, vous le savez, il n’y a point de guerres ; tout ce qui ressemble à la guerre, combats, jalousies, toutes misères pareilles ont leur cause et leur point de départ dans quelque intérêt temporel. C’est ou le désir injuste du bien d’autrui, ou l’envie, ou la vaine gloire qui engagent toutes les luttes. Si donc nous sauvons la paix, nous apprendrons à mépriser aussi toutes ces choses viles et terrestres.

Quelqu’un nous a ravi de l’argent ? Il ne vous a pas nui s’il ne vous enlève pas les biens célestes. — Il aura fait obstacle à votre gloire ? Mais non pas à celle que Dieu vous garde ; il n’atteint donc qu’une gloire sans valeur, qui n’est pas même la gloire, mais un nom sonore, et au fond, une ombre et des ténèbres. — Il vous a ôté votre honneur ? À lui-même, oui ; à vous, non. Car comme celui qui fait du tort subit ce tort en réalité, et ne le fait pas, ainsi celui qui complote contre son prochain se perd le premier. Qui creuse une fosse à son prochain, y tombe tout d’abord. Aussi gardons-nous de tendre un piège à autrui, si nous craignons de nous nuire à nous-mêmes. Quand nous détruisons une réputation, pensons bien que le coup nous frappe, que le piège nous surprend. Que nous soyons assez forts pour nuire à d’autres devant les hommes, c’est chose possible ; mais, pour sûr, nous nous blessons devant Dieu et l’irritons contre nous. Cessons donc de nous nuire. En commettant l’injustice envers notre frère, nous la commettons contre nous-mêmes ; comme en lui faisant du bien, nous sommes nos propres bienfaiteurs. Ainsi, lorsque votre ennemi vous aura causé quelque dommage, vous serez convaincus si vous êtes sage, qu’il vous a bien servi ; et dès lors, loin de le payer d’un triste retour, vous lui ferez du bien. — Mais, direz-vous, je porte en mon cœur une blessure si légitime et si vive ! Eh bien ! alors pensez que vous ne lui faites aucun bien par le pardon, mais qu’au moins vous ajoutez à son supplice, tandis que tout le bienfait est pour vous : cette idée vous déterminera à lui faire du bien. — Quoi donc ! est-ce là le but que vous devez vous proposer par votre générosité ? Non certes. Mais si par hasard votre cœur ne peut se fléchir autrement, déterminez-le du moins par cette raison de votre propre intérêt, et bientôt vous arriverez à lui persuader aussi de déposer tout ressentiment ; dès lors vous ferez du bien à votre ennemi comme à un ami, et vous gagnerez les biens à venir. Puissions-nous tous en jouir par Jésus-Christ, etc.
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