Philippians 1
AVERTISSEMENT.
Seize homélies ou discours de saint Jean Chrysostome expliquent et commentent l’admirable et touchante Épître de saint Paul aux Philippiens. Toutes les éditions cependant s’accordent à ne compter que quinze discours proprement dits ; car le premier, sous le nom d'hypothesis, argument ou exposition, n’est qu’une Préface de l’illustre commentateur, où il fait connaître l’occasion et les circonstances locales qui ont déterminé l’écrit du grand Apôtre. — Nous suivrons sur ce point les éditeurs précédents, et le commentaire qui suit se divisera en quinze discours précédés d’une préface par l’auteur lui-même. On a demandé en quelle ville le grand Orateur d’Orient avait prononcé ces homélies. Est-ce à Antioche, comme Tillemont semble le penser ; est-ce plutôt à Constantinople, dont saint Jean Chrysostome était évêque ? Avec les Bénédictins, nous sommes portés à croire que la grande capitale de l’empire des Constantins a dû entendre ce Commentaire. La neuvième homélie, en effet, nous le montre comme Juge entre certains prêtres qu’on blâmait et les détracteurs qui les avaient accusés ; et l’Orateur, s’interposant, s’écrie : Je suis Père ! Untel nom, invoqué devant un grand peuple ; ne pouvait convenir à Jean simple prêtre, tant qu’il fut à Antioche ; mais il appartient, dans toute sa forte dignité, à l’évêque de Constantinople, et prouve assez que le discours entier a dû retentir dans l’auditoire où il siégeait comme premier pasteur. Le lecteur catholique trouvera dans ces homélies de précieux témoignages de la foi de l’Église, et spécialement de la prière publique pour les morts : Il faut s’attendre aussi à retrouver toujours, sous la plume et la parole de ce grand Prédicateur de la charité, l’obligation cent fois redite et toujours plus recommandée de l’aumône, le blâme jeté avec énergie au luxe' effréné des Orientaux, les réflexions sévères sur les fléaux du temps, qui n’épargnaient pas même la Cour impériale, et la prédiction trop tôt réalisée des maux qui doivent frapper les chrétiens luxueux, volages et sans foi du Bas-Empire. Notre siècle et notre pays ont à profiter de ces leçons. PRÉFACE.
- 1. À qui et quand fut écrite cette épître de saint Paul.
- 2. Caractère particulier de cette lettre : Aucune plainte et beaucoup d’éloges pour les Philippiens.
- 3. Les Philippiens ont exercé la charité envers saint Paul. — Exhortation à l’aumône.
1. Les Philippiens sont les habitants d’une ville de Macédoine, qu’on appelle Philippes, du nom de son fondateur, et d’ailleurs colonie romaine, selon la remarque de saint Luc. (Act 16) C’est dans cette cité que fut convertie une marchande de pourpre, dame très pieuse, et disciple très fidèle ; là aussi, le chef de la synagogue embrassa la foi ; là encore, Paul, et Silas avec lui, furent battus de verges ; mais bientôt les magistrats de la ville, pleins d’épouvante, les prièrent humblement d’en sortir. On voit que l’Évangile y obtint le plus brillant début. Au reste, Paul lui-même, et plus d’une fois, rend aux Philippiens de magnifiques témoignages, les appelant « sa couronne » et attestant qu’ils ont beaucoup souffert. « Dieu », leur dit-il, « vous a fait la grâce, non seulement de croire en Jésus-Christ, mais encore de souffrir pour lui ». (Phi 1, 29) À l’époque même où saint Paul leur écrivait, il était dans les liens : « Mes liens », écrivait-il, « sont devenus célèbres à la gloire de Jésus-Christ dans tout le prétoire ». (Phi 13) Il appelle ainsi le palais de Néron. Mais il fut relâché de ces premiers liens, comme le montre ce qu’il écrit à Timothée : « Dans ma première défense, personne ne fut auprès de moi ; tout le monde m’avait délaissé : que cela ne leur soit pas imputé ! Dieu seul fut avec moi, pour m’aider et me fortifier ». (2Ti 4,16-17) Les liens dont il parle à Timothée ont donc précédé cette première défense. Timothée n’était pas avec l’apôtre, puisque : « Personne », dit-il, « ne m’assista dans ma première défense ». Ce qu’il écrit suffirait, d’ailleurs, pour le démontrer : Paul n’apprendrait pas par lettre à son disciple, un fait qu’il saurait déjà connu de lui. Mais quand il écrivait l’Épître aux Philippiens, Timothée était à ses côtés, comme le prouvent ces paroles : « J’espère en Jésus Notre-Seigneur, vous envoyer bientôt Timothée » ; et encore : « J’espère vous l’envoyer bientôt, dès que je verrai où en sont mes affaires ». (Phi 2,19, 23) Car relâché d’abord, il fut de nouveau jeté dans les fers, après être venu chez les Philippiens. Lorsqu’il dit : « Quand même je devrais répandre mon sang sur la victime et le sacrifice de votre foi… » ; il ne parle pas d’un martyre déjà présent et en voie d’exécution ; mais il veut dire que s’il arrive enfin, et à quelque jour qu’il arrive, il s’en réjouit, c’est son expression, — voulant ainsi les relever de l’abattement où sa nouvelle captivité les a plongés. Il savait cependant qu’il ne devait pas, maintenant encore, subir le coup mortel ; ses paroles l’indiquent : « J’ai la confiance, au contraire, que moi-même j’irai vous voir » ; et encore « Je sais, je suis assuré que je resterai, que je ferai même séjour parmi vous ». (Phi 2,24, et 1, 25) Or, les Philippiens lui avaient envoyé Epaphrodite, pour lui porter de l’argent et savoir où en étaient ses affaires, car ils aimaient Paul avec tendresse. Sur ce premier fait de la mission d’Epaphrodite, entendez Paul lui-même : « J’ai tout », écrit-il, « j’abonde de toutes choses ; je suis comblé, après avoir reçu par Epaphrodite ce que vous m’avez envoyé ». (Phi 4,18) Ils l’avaient donc député pour le double motif et de consoler l’Apôtre, et de savoir où en étaient ses affaires. Que ce second point fût aussi l’objet de sa mission, nous le voyons dès le prélude de la lettre apostolique ; saint Paul y parle de sa position : « Je veux », dit-il, « que vous sachiez que ce qui m’est arrivé, a beaucoup servi aux progrès de l’Évangile ». (Phi 1,12) Et plus loin : « J’espère vous envoyer bientôt Timothée, pour être moi-même consolé en apprenant de vos nouvelles ». (Phi 2,19) Ce « pour être moi-même » n’a qu’un sens possible et évident : Vous avez envoyé savoir ma position, pour satisfaire les désirs de votre cœur ; et moi aussi, je veux combler les miens en connaissant votre état actuel. — Comme d’ailleurs ils avaient été longtemps sans envoyer s’informer de lui, et qu’enfin ils venaient de le faire au moment même, il rappelle ce double fait en ces termes : « Puisque enfin une fois encore vous avez laissé refleurir vos sentiments pour moi ». Ils avaient appris les nouvelles chaînes de saint Paul. S’ils avaient entendu parler de la maladie d’Epaphrodite, qui était loin d’être aussi célèbre que Paul, à plus forte raison savaient-ils l’état de celui-ci ; et naturellement ils en étaient troublés. Aussi, dès le préambule de son Épître, il s’empresse de les consoler au sujet de ses chaînes, et leur apprend que, loin d’en être troublés, ils ont bien plutôt à s’en réjouir. Ensuite, il leur conseille de pratiquer la charité et l’humilité, et leur montre, dans ces deux vertus, leur sauvegarde certaine et le moyen sûr et facile de vaincre leurs ennemis. La douleur de vos pasteurs n’est point de porter des chaînes, mais de voir la discorde déchirer leurs disciples : nos liens font le succès de l’Évangile ; vos divisions iraient à le détruire. 2. La concorde leur est prêchée, et l’apôtre leur a enseigné que cette vertu a sa source dans l’humilité. Il a foudroyé certains Juifs qui, sous prétexte de christianisme, combattaient par tous les moyens la vérité ; il les appelle « chiens, ouvriers du mal », et conseille de les éviter ; il rappelle quel doit être l’objet de notre application, discute plusieurs points de morale, raffermit leur courage et les rassure par cette affirmation : « Le Seigneur est proche ! » L’apôtre termine, avec la haute sagesse qui convenait à sa dignité, en leur disant quelques mots des offrandes qu’on lui avait fait parvenir, et ces paroles sont des plus consolantes pour eux. Une preuve évidente, au reste, de leur vertu, c’est qu’ils ne prêtent à ce grand docteur aucune occasion de les réprimander ; toute sa lettre est en forme d’exhortation sans aucun mot de blâme. — C’est que, pour répéter une observation que j’ai déjà faite tout d’abord, cette ville avait manifesté le plus heureux penchant vers la foi. Le gardien même de la prison (genre d’emploi assez vil), le geôlier, à la vue d’un miracle seulement, accourut et reçut le baptême avec toute sa famille. Le miracle qui se fit alors, lui seul en fut témoin ; mais il ne fut pas seul à en recueillir le bénéfice et la grâce ; il entraîna sa femme et toute sa maison. Les magistrats eux-mêmes, qui condamnèrent Paul à la flagellation, agirent sous l’influence du tumulte et de l’entraînement populaire, plutôt que par malice et cruauté : on le devine, en voyant qu’ils ordonnent bientôt son élargissement et qu’ils tremblent de crainte. Ce n’est pas seulement la foi des Philippiens et leur courage dans les dangers, que nous atteste l’Épître suivante ; mais encore leur bienfaisante charité : « Au début de la prédication évangélique », dit saint Paul, « vous avez une première et une seconde fois pourvu à mes besoins, et personne ne l’a fait que vous ; car nulle autre Église n’a usé avec moi de cette réciprocité de biens tour à tour donnés et rendus ». (Id 15, 16) Si leur générosité a subi quelque intermittence, ces paroles nous disent assez que l’occasion leur a manqué plutôt que le bon vouloir. Vos bons sentiments pour moi n’ont pas subi d’interruption, leur dit-il ; l’occasion seule vous manquait. De telles expressions indiquent, de la part de saint Paul, une ardente affection ; et nous avons ailleurs un témoignage de ce profond amour : « Je vous envoie Timothée, parce que je n’ai personne qui soit autant que lui uni avec moi d’esprit et de cœur, ni qui vous soit plus sincèrement dévoué ». Et ailleurs : « C’est que je vous porte dans mon cœur et dans mes chaînes ». 3. A nous maintenant de comprendre ces paroles ; à nous qui recevons de tels exemples de charité, de nous montrer nous-mêmes dignes de si grands modèles et prêts au besoin à souffrir pour Jésus-Christ ! Sans doute, à notre époque, les chrétiens ne trouvent plus ni persécuteurs ni bourreaux. Eh bien ! à défaut du martyre, imitons de nos devanciers leur charité, du moins, si ardente et si efficace ; et n’allons pas croire, parce que nous aurons donné une fois ou deux, que notre devoir soit rempli. C’est là une dette de toute la vie. Ce n’est pas une fois, c’est toujours qu’il faut être bienfaisant. Aux courses publiques, en vain feriez-vous dix fois le double stade ; en omettant le onzième tour, le prix est absolument perdu : ainsi, nous-mêmes, si nous subissons un arrêt volontaire dans cette carrière de bonnes œuvres, nous avons tout perdu, tout gâté. Écoutez plutôt l’avis éminemment utile d’un texte sacré : « Que l’aumône », est-il dit, « que l’aumône et la foi ne vous abandonnent jamais ». (Pro 3,3) L’Esprit-Saint ne dit pas : Faites l’aumône une fois, deux, trois, dix fois, cent fois ; mais à perpétuité. Qu’elles ne vous abandonnent jamais, dit-il ; il n’a pas même prononcé : Ne les abandonnez pas ! mais qu’elles ne vous abandonnent pas ; montrant que ces vertus n’ont pas besoin de nous, mais que nous avons toujours besoin d’elles, et enseignant que nous devons faire tout au monde pour les garder chez nous : « Entourez-en », ajoute-t-il, « votre cou et vos épaules ». Ne voyons-nous pas, en effet, les enfants des riches porter à leur cou un collier d’or, dont ils ne se dépouillent jamais, parce qu’ils le portent publiquement comme l’insigne de leur noblesse ? Ainsi devons-nous aussi nous entourer de l’aumône, montrant ainsi solennellement que nous sommes les fils de ce Dieu de miséricorde qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Mais ces hommes, objets de notre charité, ce sont des infidèles, des païens ! — Ils n’en seront que plus vite conquis à la religion, si nous savons donner. En nous voyant pleins de compassion pour tous les hommes, et dignes représentants de notre Maître suprême, ils comprendront que nous agissons à son exemple. Ajoutons qu’il ne faut pas faire l’aumône au hasard ; mais plutôt avec précaution, avec garantie. — Ayez, est-il dit, la vraie aumône et la vraie foi. Le mot vrai n’est pas mis là sans raison, cela veut dire que l’aumône ne soit pas prise sur des biens acquis, par fraude ou par rapine. La bonne foi, la véritable aumône ne se trouvent point là : celui qui vole, se sert nécessairement de mensonge et de parjure. Avec l’aumône donc, possédez et gardez la bonne foi, est-il dit. — Oui, mes fières, entourons-nous de ce brillant ornement ; attachons à notre âme ce collier d’or, l’aumône, veux-je dire, et gardons-la tant que nous serons ici-bas. En effet, quand cette vie sera finie, nous n’en ferons plus usage… Pourquoi ? C’est que, là-haut, il n’y a plus ni pauvres, ni argent, ni mendicités Mais tant que nous sommes enfants, gardons-nous de nous dépouiller de cette parure. Les enfants arrivés à l’âge viril, déposent les ornements du bas âge pour en revêtir de nouveaux ; ainsi en ira-t-il de nous. Dans la vie à venir, nous trouverons l’aumône encore, non pas celle qui se fait avec l’argent, mais une autre bien plus belle. De peur donc d’en être à jamais privés, ayons soin de former d’avance en nous une âme belle et splendide. L’aumône est un bien si grand, si honorable ; c’est une grâce si précieuse ; c’est bien plus encore, c’est une vertu si féconde pour nous ! Si nous apprenons à mépriser l’argent, nous apprendrons plus et mieux encore. Voyez plutôt que de biens en résulteront : celui qui donne l’aumône comme elle doit être donnée, déjà apprend à mépriser l’argent ; celui qui sait mépriser l’argent, arrache de son cœur la racine de tout mal. Aussi reçoit-il un bienfait plutôt qu’il n’en donne ; non seulement parce qu’à l’aumône est attachée une récompense assurée ; mais aussi parce qu’en la pratiquant, l’âme s’élève à la vraie philosophie, elle est grande, elle est riche. Celui qui épanche l’aumône, s’instruit et s’apprend à ne point admirer l’or ni les biens terrestres ; et son âme, formée à une telle école, a déjà fait un pas immense vers les hauteurs célestes ; elle s’est retranché mille vains prétextes de disputes, de luttes, de jalousies, de désespoir. Car vous connaissez, oui, vous connaissez vous-mêmes, sans doute, que les richesses périssables sont la source de tous les maux, de mille guerres impies. Aussi en se formant à les mépriser, on se place dans un port sûr et tranquille, on n’a désormais aucun péril à craindre. L’aumône nous donne cet enseignement, elle nous apprend à ne plus convoiter le bien d’autrui. Comment désirerait-il encore, celui qui donne le sien, qui le jette à pleines mains ? La vue du riche n’excite plus votre jalousie : comment serait jaloux celui qui veut même s’appauvrir ? L’aumône, en un mot, rend pur le regard de votre âme. Voilà pour les avantages de cette vie. Mais quels biens doivent être, dans l’autre, votre conquête éternelle, aucun langage ne saurait l’exposer. L’homme charitable ne sera pas réduit à « rester dehors », avec les vierges folles ; mais dans le cortège des sages, sur les pas de l’Époux, il entrera avec ses lampes brillantes. Ainsi, grâce à l’aumône, il dépassera ces insensées qui auront en vain conservé la virginité au prix de grands efforts, sans en avoir lui-même subi de pareils ; tant est grande la puissance de l’aumône : elle introduit en toute liberté ses disciples fidèles dans les cieux. Les gardiens attachés aux portes de ces demeures éternelles, où l’Époux habite, connaissent l’aumône ; ils la connaissent et la révèrent ; elle a le droit de faire entrer en toute liberté ceux qui l’ont aimée et pratiquée. Nul n’oserait l’arrêter ; tout cède devant elle. Elle a bien pu amener un Dieu sur la terre et lui persuader de se faire homme ; à bien plus forte raison peut-elle introduire l’homme dans le ciel : sa puissance est sans limites ! Oui, si par pure miséricorde, par amour pour les hommes, un Dieu s’est fait homme ; s’il s’est abaissé jusqu’à se faire esclave, bien plus facilement voudra-t-il introduire ses serviteurs dans sa propre maison. Aimons-la donc, pratiquons-la, non pas un jour ou deux, mais tous les jours, pour qu’elle nous reconnaisse ; reconnus d’elle, nous le serons aussi de Dieu ; méconnus par elle, Dieu nous méconnaîtrait à son tour, et nous dirait : Je ne vous connais pas ! Mais à Dieu ne plaise que nous entendions cet anathème ; que plutôt il nous donne cette parole bienheureuse : « Venez, les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde ». Puissions-nous tous y arriver, par pure grâce et bonté divines, en Jésus-Christ Notre-Seigneur,… Ainsi soit-il. COMMENTAIRE SUR L’ÉPÎTRE AUX PHILIPPIENS.
HOMÉLIE PREMIÈRE. PAUL ET TIMOTHÉE, SERVITEURS DE JÉSUS-CHRIST, A TOUS LES SAINTS EN JÉSUS-CHRIST QUI SONT A PHILIPPES, AUX COÉVÉQUES ET DIACRES ; QUE DIEU NOTRE PÈRE ET JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR VOUS DONNENT LA GRACE ET LA PAIX. (CH. 1,1, 2 JUSQU’AU VERSET 7)
Analyse.
- 1. Dans l’origine, les noms d’évêques, de prêtres et de diacres n’étaient pas parfaitement distincts pour le sens, et se prenaient souvent les uns pour les autres.
- 2. Venir en aide à ceux qui travaillent et qui souffrent pour l’Évangile, c’est partager leur couronne.
- 3. Dans les bonnes œuvres, c’est Dieu qui agit et nous-mêmes avec Dieu.
- 4 et 5. Avec quel soin il faut que les fidèles secourent de leurs biens leurs pasteurs, et que dans ces secours ils reçoivent plus qu’ils ne donnent. — De la vertu de cette veuve qui reçut Élie dans sa maison. — Qu’il faut donner simplement, sans trop examiner si ceux à qui on donne le méritent.
1. Ici, et comme s’il écrivait à des personnes d’une dignité égale à la sienne, Paul ne joint pas à son nom sa qualité d’apôtre ; il prend un autre titre, mais bien grand, et quel est-il ? Au lieu d' « apôtre », il écrit « serviteur ». C’est certainement une haute dignité, c’est le premier de tous les biens, que de pouvoir non pas être nommé seulement, mais être en réalité serviteur de Jésus-Christ. Qui dit serviteur de Jésus-Christ, dit homme libre de tout péché ; et par cela même qu’il est serviteur vrai et légitime, il ne voudrait jamais être asservi à un autre maître, puisqu’alors il ne serait plus qu’à demi le serviteur de Jésus-Christ. Quand il écrit aux Romains, Paul reprend la même suscription : « Paul serviteur de Jésus-Christ » ; au contraire dans les épîtres aux Corinthiens et à Timothée, il se nomme « apôtre ». Pourquoi ? ce n’est pas sans doute pour cette raison, que de simples fidèles valussent mieux que Timothée ! Erreur évidente ! C’est plutôt parce que, de tous ceux qu’il honore de ses lettres, les Philippiens se trouvent être les plus honorés et les plus aimés : il attestera même bientôt leur grande vertu. — D’ailleurs, il déclare sa dignité d’apôtre quand il veut, dans son épître, établir ou régler quelque affaire très grave. Mais, à l’égard des Philippiens, il n’a pas à leur mander autre chose que ce qu’ils savaient déjà. « Aux saints en Jésus-Christ qui sont à Philippes ». Comme vraisemblablement les juifs s’adjugeaient à eux-mêmes le nom de « saints », d’après l’ancien oracle qui les désignait comme le peuple saint et choisi (Deu 7,6), l’apôtre a soin d’ajouter pour cette raison : « Aux saints en Jésus-Christ ». Car désormais voilà seulement les saints ; les autres à l’avenir ne sont que des profanes. « Aux coévêques et diacres… » Qu’est-ce à dire ? Une seule cité avait-elle donc plusieurs évêques ? Non ; mais sous ce nom il a désigné les prêtres. Ces noms, alors, étaient communs et réciproques ; l’évêque même s’appelait diacre. Témoin cette ligne à Timothée : « Remplissez votre diaconie », bien qu’il fût évêque, puisque ce caractère épiscopal ressort de ces autres paroles au même disciple : « N’imposez légèrement les mains à personne » ; ailleurs au contraire il lui écrit : (La grâce) vous a été donnée par l’imposition des mains des prêtres », et pourtant des simples prêtres n’auraient pu ordonner un évêque. — De même écrivait-il à Tite : « Je vous ai laissé en Crète, afin que vous y établissiez des prêtres en chaque ville, selon l’ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n’aura épousé qu’une femme » ; autant de traits qui désignent l’évêque, puisqu’il ajoute, immédiatement après le texte précédent : « Car il faut que l’évêque soit irréprochable, comme étant le dispensateur et l’économe de Dieu ; qu’il ne soit pas orgueilleux… » Ainsi, jadis, comme je le disais, les prêtres étaient appelés ou évêques ou diacres de Jésus-Christ ; et les évêques s’appelaient prêtres : tellement que même de nos jours, plusieurs évêques écrivent à leurs ministres inférieurs : À notre coprêtre, codiacre ; bien qu’avec le temps, chaque dignitaire ait, enfin reçu son nom particulier, et que l’un s’appelle désormais évêque, l’autre, prêtre. « Aux coévêques », continue-t-il, « et aux diacres ; que Dieu notre Père et Jésus-Christ notre Seigneur, vous donnent la paix ». On peut ici faire une question. Pourquoi ne s’adressant jamais au clergé d’autres cités, par exemple, à ceux de Rome, de Corinthe, d’Éphèse, mais saluant en général en ces termes « À tous les saints, ou à tous les fidèles, à tous « nos bien-aimés », pourquoi ici écrire au clergé ? — Sans doute parce que c’étaient des clercs qui lui avaient remis la lettre des Philippiens, porté leur aumône, et député Epaphrodite. « Je rends grâces à mon Dieu, toutes les fois que je me souviens de vous ». Il a écrit ailleurs : « Obéissez à vos prélats et soyez-leur soumis ; car eux à leur tour veillent sans cesse comme devant rendre compte de vos âmes ; qu’ils aient donc à le faire avec bonheur, et non avec gémissement ». Autant les fautes des disciples doivent faire gémir, autant la joie à parler d’eux démontre leurs progrès dans le bien. Voici donc sa pensée : Toutes les fois que je me souviens de vous, je rends gloire à Dieu. S’il remercie, c’est qu’il garde la mémoire de leurs grandes vertus. Je glorifie Dieu, et, ajoute-t-il, je le prie. Car, de ce que vous êtes entrés dans le chemin de la vertu, il ne suit pas que je doive cesser de prier pour vous ; au contraire, je persévère dans ma prière : « Je rends grâces à Dieu, chaque fois que je me souviens de vous » et toujours, et dans « toutes mes prières pour vous tous, et c’est avec joie que je prie ». Je me souviens « toujours », et non pas seulement à l’instant de mon oraison. C’est avec raison qu’il ajoute Je le fais « avec joie » ; car il se peut qu’on prie avec tristesse, comme lui-même ailleurs le témoigne : Oui, dit-il aux Corinthiens, « c’est avec peine, avec serrement de cœur, à travers bien des larmes que je vous ai écrit »..(Je rends grâces à Dieu) « de ce que vous avez participé à la propagation de d’Évangile » (par vos aumônes) « depuis le premier jour jusqu’à présent ». 2. C’est un grand éloge que celui que donne aux Philippiens ce passage de l’apôtre ; c’est un éloge très grand, et qui d’ordinaire ne s’accorde qu’aux apôtres et aux évangélistes. Loin de borner votre zèle, semble-t-il dire, à cette unique cité, qui seule, après tout, vous a été commise et confiée, vous ne négligez aucun moyen de prendre part à mes travaux, partout présents, et concentrant en union avec moi toutes vos pensées et toute votre action à la prédication de l’Évangile. Et ce n’est pas à tel ou tel instant et par intervalles, c’est toujours, c’est depuis l’époque où vous avez reçu la foi, jusqu’au jour présent, que vous prenez une part ardente au zèle et au prosélytisme des apôtres. Et cependant, à l’encontre, voyez comme ses collaborateurs de Rome l’avaient quitté ; écoutez comme il se plaint à Timothée, d’ailleurs : « Vous n’ignorez pas », lui dit-il, « que tous ceux qui sont en Asie se sont éloignés de moi » ; et encore : « Démas m’a abandonné, et dans mon premier procès, personne ne m’a assisté ». Au contraire, il atteste que les Philippiens, malgré les distances des lieux, ont pris part à toutes ses traverses ; qu’ils lui envoyèrent des messagers, lui fournirent aide et secours dans la mesure de leurs forces et de ses besoins, sans oublier ni négliger quoi que ce fût. Et vous le faites, ajoute-t-il, non seulement en ce jour, mais sans cesse et toujours, m’aidant de tout moyen. Voilà l’aide qu’il désigne sous le nom de « communion au saint « Évangile ». C’est qu’en effet, quand le prédicateur annonce la sainte parole, vous qui lui prêtez votre concours, vous aurez avec lui mêmes couronnes. Dans les combats simulés des jeux profanes, la couronne n’est pas décernée seulement au combattant, mais à son maître instructeur, mais à ses seconds mêmes, à tous ceux enfin qui ont formé le vaillant athlète. Puisqu’il leur doit, en effet, force, soulagement, n’est-il pas juste qu’il les fasse participer à sa victoire ? De même encore dans les guerres sérieuses, l’auteur d’un coup heureux n’est pas seul admis à recueillir la gloire et les trophées : on ne ferait pas cette injure à tous ceux qui lui ont prêté leur utile concours ; on reconnaît, on avoue, en les couronnant avec lui, que leur œuvre et leur service les ont comme associés au combat. Par la même raison, se mettre au service des saints est une œuvre noble et puissante, loin d’être à dédaigner : elle nous donne droit avec eux aux récompenses que Dieu leur tient en réserve. Un riche, par exemple, s’est dépouillé d’une immense fortune pour l’amour de Dieu ; il s’est fait son serviteur de cœur et d’âme, s’acquittant désormais de tous les devoirs d’une vertu parfaite, évitant avec scrupule toute parole, toute pensée même, toute occasion capable d’offenser Dieu. Eh bien, vous qui êtes loin d’atteindre à la vertu héroïque de cet homme parfait, vous pouvez cependant espérer une portion de la récompense qui l’attend. Et comment ? Aidez-le par vos paroles et par vos actes ; soutenez-le, en lui donnant le nécessaire, en vous constituant le serviteur attentif de tous ses besoins. Vous méritez dès lors avec lui, parce que, grâce à vous, cette vie rude et méritante lui est devenue plus facile. Si donc vous admirez les saints habitants du désert, ou ceux qui ont embrassé un genre de vie tout angélique, ou, ceux encore qui, dans l’Église, pratiquent les mêmes vertus ; si vous les admirez, dis-je, et si vous gémissez de vous voir si fort devancés par de nobles exemples, il vous reste un moyen d’entrer en communauté de mérite avec eux : prêtez-leur aide et assistance. C’est, en effet, un trait de la bonté de Dieu qu’il veut bien élever par une autre route à la hauteur des parfaits, ces chrétiens simples et moins zélés, qui n’ont point la force d’embrasser cette vie âpre et rude, mais si glorieuse. Saint Paul leur explique, cette puissance de l’association ; ils nous font, dit-il, une part dans leurs biens de la chair, et nous leur faisons part des biens de l’esprit. Dieu lui-même, pour nos vertus si misérables et sans aucun prix, veut bien nous donner un royaume ; ses saints, après lui et comme lui, nous donnent les biens spirituels en échange de services bien minces et purement charnels. Ou plutôt, c’est Dieu qui, par ses serviteurs, nous donne et les biens spirituels et les dons de la gloire. Vous ne pouvez supporter le jeûne, la solitude, vous ne pouvez coucher sur la dure, vous ne pouvez passer de longues nuits sans sommeil ? Vous partagerez la récompense due à ces exercices de l’homme parfait, si vous faites de son travail votre propriété même ; si l’athlète est l’objet de vos soins continus, de vos larges aumônes, si vous lui facilitez les saints combats de la perfection. Lui, fait face à l’ennemi, il lutte, il reçoit les coups : et vous, quand il reviendra de la bataille, soignez-le, recevez-le dans vos, bras, essuyez sa sueur, pansez ses plaies, consolez et relevez cette grande âme fatiguée. Servir ainsi les saints avec un zèle empressé, c’est se créer un droit à partager avec eux le salaire éternel. Jésus-Christ lui-même l’enseigne : « Faites-vous des amis avec l’argent d’iniquité, afin qu’ils vous reçoivent dans « les tabernacles éternels ». (Luc 16,9) — Vous voyez comment les Philippiens ont su s’assurer une part aux mérites de saint Paul : « Depuis le premier jour jusqu’à cette heure » ; telle est, dit-il, la raison de ma joie. « Votre communion avec nous » ; et je suis heureux non seulement du passé, mais de l’avenir ; car je pressens ce que vous ferez, d’après l’expérience de ce que vous avez fait. Il poursuit en effet : « J’ai une ferme confiance que celui qui a commencé le bien en vous, ne cessera de le perfectionner jusqu’au jour de Jésus-Christ (6) ». 3. Voyez comme il leur enseigne la pratique de la modestie. Comme il leur a rendu un important témoignage, il craint que l’humaine faiblesse ne succombe à l’orgueil, et il s’empresse de leur apprendre à reporter tout à Jésus-Christ, le passé comme l’avenir. Comment ? Il se garde bien de dire J’ai confiance qu’ayant si bien commencé, vous finirez de même. Que dit-il donc ? « Celui qui a commencé le bien en vous, ne cessera de le perfectionner ». Sans doute il ne refuse pas d’avouer qu’ils ont quelque part dans la bonne œuvre : « Je suis heureux », dit-il au contraire, « de votre participation », comme s’ils ne devaient qu’à eux-mêmes cette sainte conduite. Mais, cependant, il ne dit pas que la vertu vienne d’eux seuls, il en attribue à Dieu le principe tout d’abord : « C’est lui », dit-il, « j’en ai la confiance, qui a commencé le bien en vous ; c’est lui encore qui ne cessera de « le perfectionner jusqu’au jour de Jésus-Christ ». Lui, c’est Dieu. Et il en sera ainsi, ajouta-t-il, non seulement de vous, mais de tous ceux qui vous suivront, je l’espère. Après tout, ce n’est pas un mince éloge pour un homme, que Dieu daigne opérer en lui. Car s’il ne fait acception de personne, et certes c’est son caractère divin ; s’il ne voit dans chacun de nous, pour se déterminer à nous aider, que notre bon propos à remplir notre devoir, il est assez clair que c’est nous-mêmes qui lui donnons sujet de nous seconder ainsi. Sous ce rapport, l’apôtre est loin de retirer aux Philippiens leur mérite. En effet, si Dieu agissait en nous seul et par caprice, rien n’empêcherait que les gentils et même tous les hommes sans exception ne fussent l’objet de sa grâce au même degré, s’il les remuait, osé-je dire, comme le bois ou la pierre, sans chercher aucune coopération de notre part. Ainsi, quand l’apôtre ajoute : « Dieu perfectionnera », ici même il fait encore leur éloge, avouant qu’ils ont attiré sur eux la grâce de Dieu qui les aidera à vaincre l’humaine nature. Un autre mérite ressort encore ici : vos bonnes œuvres ont ce caractère qu’elles ne présentent rien de l’homme, mais qu’elles ont besoin de la force de Dieu. Au reste, si Dieu perfectionne, vous n’aurez pas à travailler beaucoup ; vous devez donc avoir confiance, facilement vous atteindrez la perfection, puisque vous serez aidés de lui. « Et il est juste que j’aie ce sentiment de vous tous, parce que je vous porte dans mon cœur, comme ayant tous part à ma grâce, par celle que vous avez prise à mes liens, à ma défense, et à l’affermissement de l’Évangile (7) ». Voilà bien la sainte passion d’une âme ardente : il portait les Philippiens dans son cœur ; et jusque dans la prison et les fers, il gardait leur souvenir : ce n’est pas pour ces pieux fidèles un éloge vulgaire, que d’être ainsi gravés dans la mémoire d’un si grand saint. L’affection de Paul n’avait point son motif dans un mouvement irréfléchi ; il s’appuyait sur la raison et le jugement. Pour être aussi vivement aimé de lui, il fallait, évidemment, le mériter par une grande et admirable vertu. « Jusque dans ma défense et dans l’affermissement de l’Évangile ». Après ce trait, n’admirons plus qu’il les portât dans son cœur, même au fond de son cachot : à l’heure même où je comparaissais devant les tribunaux, dit-il, pour y plaider ma cause, vous n’étiez pas sortis de mon esprit. — Telle est, en effet, la puissance de l’amour spirituel, qu’il ne puisse céder aux rigueurs d’un temps malheureux, mais qu’embrasant l’âme à tout jamais, il ne puisse être vaincu par le malheur ni par la souffrance. Jusque dans la fournaise de Babylone, au milieu de cet épouvantable brasier, une douce rosée rafraîchissait les bienheureux enfants : ainsi la sainte amitié, dès qu’elle a saisi l’âme, mais une âme aimante et agréable à Dieu, éteint toute autre flamme, et répand une admirable rosée. « Et dans l’affermissement de l’Évangile ». Ainsi les chaînes apostoliques étaient l’affermissement de l’Évangile, et comme son bouclier et sa défense. Cette parole est juste et profonde. S’il n’avait pas, en effet, glorifié et aimé ses chaînes, il n’aurait paru qu’un imposteur. Mais maintenant qu’il subissait volontiers les fers et la souffrance, tous les maux réunis, il montre assez qu’il ne souffrait pas pour une cause humaine, mais pour la cause de Dieu, son grand rémunérateur. Nul n’aurait ainsi choisi la mort et tous les dangers ; nul n’aurait affronté la colère d’un empereur comme celui-là, de Néron, s’il n’avait vu plus haut un empereur bien autrement grand. Les chaînes étaient donc la confirmation de l’Évangile. — Admirez comme, pour arriver plus pleinement et plus parfaitement à son but, l’apôtre fait voir en toutes choses le côté contraire aux vues humaines. Ce que l’on regardait comme faiblesse ou déshonneur, lui, le déclare être la confirmation de l’Évangile ; comme si l’apôtre avait dû être faible sans ces épreuves qui les effraient. — Ensuite, il veut montrer que son amitié pour eux n’est pas un aveugle parti pris, mais une affection raisonnée. Quelle preuve en donne-t-il ? Écoutez. « Je vous porte dans mes chaînes et jusque dans ma défense, parce que, en union intime avec moi, vous avez partagé ma grâce ». Qu’est-ce à dire ? Était-ce donc une grâce pour l’apôtre, que les fers, l’exil perpétuel, les innombrables supplices ? Oui : car, est-il dit, « ma grâce vous suffit, et ma force se montre tout entière dans l’infirmité ; aussi », ajoute l’apôtre, « je me complais dans les infirmités et dans les outrages ». (2Co 12,9, 10) Quand donc je vous vois montrer votre vertu par vos œuvres, et participer à cette grâce aussi, et même avec joie, je conçois aussi pour vous les mêmes espérances. Je vous connais par expérience, j’ai vu surtout vos bonnes œuvres ; malgré la distance qui nous sépare, vous vous efforcez de partager mes tribulations et ensuite ma récompense, en sorte que tout en restant éloignés du combat, vous aurez dans la victoire une part égale à la mienne, moi qui suis au milieu de la mêlée ; il est donc juste que je vous rende ce témoignage. Mais pourquoi ne dit-il pas simplement « Vous participez » ; mais : « Vous participez dans l’union la plus intime avec moi ? » C’est comme s’il disait : Je vous fais votre part, afin d’avoir moi-même la mienne dans cet Évangile, c’est-à-dire aux biens qu’il nous promet. Chose admirable, d’ailleurs, que tous ces pieux fidèles aient eu des sentiments assez généreux pour être appelés par Paul lui-même ses copartageants : Telle est, en effet, son expression : « Tous avec moi vous avez part à la grâce ». De tels commencements me garantissent votre persévérance dans ces généreuses dispositions. Il est impossible qu’un début si glorieux s’éteigne et se dissipe comme une vaine fumée : d’avance il promet une fin glorieuse. 4. Nous pouvons donc, indirectement, participer à la grâce apostolique des dangers et des tribulations : je vous en supplie, mes frères, sachons y prendre notre part. Combien parmi ceux qui sont ici voudraient…, ou plutôt tous sans exception, ne voudriez-vous pas partager avec Paul ces biens que l’éternité nous garde ? Or, ce but magnifique, facilement vous pouvez l’atteindre, si vous le voulez ; oui, à ceux qui représentent le ministère apostolique, à ceux qui souffrent pour Jésus-Christ, veuillez prêter aide et secours. Voyez-vous un frère en danger ? Tendez-lui la main. Apprcevez-vous un de vos maîtres en plein combat ? Assistez-le. — Mais, répondez-vous, aucun ne peut être comparé avec Paul. — Quoi ! sitôt l’orgueil ! sitôt le jugement téméraire ! Que personne n’approche de ce grand Paul, je vous le concède. Mais cependant, d’après Jésus-Christ, « celui qui reçoit le prophète en son nom de prophète, recevra la récompense du prophète ». Les Philippiens étaient-ils donc admirables, par la raison qu’ils aidaient Paul personnellement ? Nullement ; mais c’est qu’ils entraient en communion avec l’apôtre, avec le héraut de l’Évangile. Paul ne méritait tant d’honneur que parce qu’il souffrait pour Jésus-Christ. Grand comme l’apôtre, nul ne peut l’être ; et que dis-je ? comme lui ! de lui, d’un tel saint, nul n’approche. Mais la prédication est la même aujourd’hui qu’alors. Au reste, les Philippiens prenaient part à ses travaux, non pas seulement depuis qu’il était dans les fers, mais dès le principe. Voici ses propres termes : « Or, vous savez, mes frères de Philippes, qu’après avoir commencé à vous prêcher l’Évangile, aucune église ne m’a fait part de ses biens en reconnaissance de ceux que j’apportais : vous seuls exceptés, cependant ». Et pourtant sans parler des dangers proprement dits, le Maître de la parole rencontre bien des ennuis : veilles, fatigues de la parole et de l’enseignement, dures critiques et accusations, plaintes, reproches, jalousies. N’est-ce rien, dites-moi, que de s’exposer à mille contradictions, lorsqu’après tout on aurait le droit absolu de ne penser qu’à soi et à ses intérêts personnels ? Hélas ! où en suis-je ? Enfermé dans une alternative redoutable, j’hésite, je ne sais que résoudre. D’un côté, je désire vous exhorter, vous déterminer à prendre soin des saints de Dieu et à les aider de tous vos efforts reconnaissants ; de l’autre, je crains que mon langage ne semble pas dicté par l’intérêt que je vous porte, mais plutôt par celui de mes clients… Hé bien ! sachez que c’est pour vous et non pour eux que je plaide en ce moment, et si vous daignez m’écouter, les raisons que j’apporte vous auront bientôt convaincus. — Les avantages de l’aumône sont beaucoup plus grands pour vous que pour eux ; si vous faites l’aumône, vous ne donnez, après tout, que de ces richesses dont bientôt, bon gré mal gré, vous devez subir la privation, le dépouillement. Ce que vous recevez, au contraire, est d’un prix immense, j’ose dire même, hors de comparaison. Quand vous donnez, n’avez-vous pas la confiance de recevoir ? Si tel n’est pas votre sentiment, ne donnez pas, je vous le dis, tant je suis loin de parler pour les pauvres. Non, si quelqu’un ici n’est pas tout d’abord convaincu qu’en donnant, il recevra : davantage et fera un gain magnifique, qu’il sera bien plus l’obligé que le bienfaiteur, alors qu’il ne donne pas ! Sa conviction est-elle qu’il dépense sans recevoir, qu’il s’abstienne ! Pour ma part, ma grande inquiétude dans ce moment n’est pas de trouver la nourriture des saints : si vous ne donnez pas, un autre donnera. Mon seul désir, le voici : puissiez-vous avoir un doux remède contre vos péchés ! En ne donnant pas avec ces dispositions, vous n’avez pas de remède à attendre. L’aumône, en effet, ce n’est pas le don, c’est l’empressement et la joie à donner, c’est la reconnaissance envers celui qui reçoit. Paul l’a prononcé : « Rien par force, rien avec regret : « Dieu aime qu’on donne avec joie ». Pour ne pas donner ainsi, conservez plutôt : ce serait une perte et non pas une aumône. Si donc vous êtes persuadés que vous gagnez et non pas vos obligés, ne soyez pas moins convaincus que le profit pour vous est incomparable. Leur corps sera nourri : votre âme deviendra belle et splendide. En acceptant, leurs péchés ne sont pas effacés ; vous retranchez de vos comptes de nombreuses offenses. Ainsi, prenons part à leurs travaux, à leurs combats, afin de partager un jour leur couronne. On a vu des particuliers adopter des rois et des empereurs, avec l’idée qu’ainsi ils recevaient autant qu’ils donnaient ▼▼Rien n’était plus commun, sous les empereurs romains, que ces adoptions étranges du souverain par les particuliers ; ceux-ci les faisaient héritiers de leurs biens, pour sauver à la fois et leurs fortunes et leurs vies, objets des convoitises impériales.
. Adoptez, vous, Notre-Seigneur Jésus-Christ : vous placez ainsi votre fortune en toute sûreté. Voulez-vous être aussi les coassociés de saint Paul ?… Mais que parlé-je de Paul, quand au fond c’est Jésus-Christ lui-même qui reçoit. 5. Mais je veux vous convaincre encore que votre seul intérêt m’ouvre la bouche, que j’agis pour vous et non pour les autres. Ainsi, parmi les prélats de l’Église, en est-il qui vive dans l’aisance, hors de tout besoin, fût-il d’ailleurs un saint, ne lui donnez rien : préférez-lui cet autre ministre de Dieu, moins admirable peut-être, mais qui n’a point le nécessaire. Pourquoi ? Ah ! c’est qu’ainsi le veut Notre-Seigneur lui-même, quand il dit : « Quand vous donnez un repas, un banquet, n’invitez pas vos amis ni vos parents, mais plutôt les infirmes, les boiteux, les aveugles, ceux enfin qui ne pourront vous rendre la pareille ». (Luc 14,12-13) Ainsi les invitations ne doivent pas se faire au hasard : préférez les gens affamés, altérés, nus ; les étrangers, les riches tombés dans la misère. Car le Seigneur n’a pas dit simplement : Vous m’avez nourri ; il ajoute : Vous avez nourri ma faim : « J’avais faim », dit-il, « vous m’avez vu, et vous m’avez donné à manger ». (Mat 25,35) Telle est sa maxime en son entier. Or s’il faut nourrir celui qui a faim, par cela seul qu’il a faim, à plus forte raison, si le nécessiteux est un saint. S’il est saint, mais sans nécessité, ne donnez pas ; vous n’y trouveriez aucun bénéfice pour vous, puisque le commandement de Jésus n’est pas pour lui ; je dirai mieux, recevant sans avoir besoin, il n’est plus un saint. Reconnaissez-vous que mon langage s’inspire ici non pas d’un vil motif d’intérêt, mais uniquement de votre propre avantage ? Nourrissez donc l’affamé pour ne pas nourrir un jour le feu de l’enfer. Le nécessiteux qui s’alimente d’une partie de vos biens, sanctifie toutes vos autres richesses. Rappelez-vous comment une veuve a nourri le prophète Élie elle a bien moins donné que reçu ; elle a été nourrie plutôt que nourricière. De nos jours cela arrive aussi, et mieux encore. Ce n’est plus seulement une mesure de farine ou d’huile ; mais quoi ? Le centuple, mes frères, et la vie éternelle qui nous est donnée en échange de nos minces largesses : la miséricorde est si bien la nature même de Dieu ! Pensez donc à la nourriture spirituelle ; déposez dans la vie présente un levain pur et fécond ! — C’était une veuve, la famine régnait : rien ne l’arrête ; elle avait des enfants, et l’amour maternel ne la retient pas. Sa générosité l’élève aussi haut que la veuve de l’Évangile qui laissa tomber deux oboles dans le tronc du temple. Elle ne s’est pas dit à elle-même Quel avantage me vaudra ma conduite ? Cet homme, qui me demande, s’il avait usé de ses forces, n’aurait pas faim ; il eût pu conjurer cette sécheresse, et ne pas partager la misère générale ! Sans doute il a mérité lui-même la colère de Dieu ! Elle n’a pas eu de semblables pensées. — Voyez-vous comme il est beau d’être bienfaisant en toute simplicité et sans s’inquiéter avec — excès de la personne qui souffre le besoin ? Si elle avait voulu trop approfondir ; son esprit aurait hésité, elle n’aurait pas eu la foi. Ainsi Abraham, s’il avait voulu creuser et s’inquiéter, n’aurait pas reçu les anges. Car il est impossible, je le répète, impossible d’être bienfaisant pour un saint, quand on s’arrête à des doutes éternels. Au contraire on s’expose à obliger des trompeurs. Et pourquoi ? Le voici : l’homme pieux ne cherche pas à paraître tel, il ne s’enveloppe pas de ce manteau, dût-il être méprisé. L’imposteur, au contraire, qui s’en fait un art, a bien soin de se cacher derrière un masque de piété impénétrable. Aussi, tout en faisant le bien à des gens qui ne paraissent point être saints et pieux, on a la chance d’obliger les personnes pieuses, tandis qu’en cherchant trop ceux qui ont la réputation de vertu, on tombe souvent à faire du bien à des impies. Je vous en prie donc, agissons en toute simplicité. Supposons, en effet, que voilà un imposteur qui s’avance : vous n’avez pas mission de faire son examen. « Donnez », dit Jésus, « à quiconque vous demande » ; et ailleurs « N’oubliez pas le condamné à mort ! » Bien de ces gens qui subissent la peine capitale, n’y sont condamnés qu’après avoir été surpris en flagrant délit de crime. Et toutefois on vous dit : « Ne l’oubliez pas ! » Ainsi deviendrons-nous semblables à Dieu ; ainsi vraiment admirables à ses yeux, nous pourrons conquérir les biens immortels ; puissions-nous tous y parvenir, etc, etc. HOMÉLIE II. CAR DIEU M’EST TÉMOIN AVEC QUELLE TENDRESSE JE VOUS AIME TOUS DANS LES ENTRAILLES DE JÉSUS-CHRIST. — ET CE QUE JE LUI DEMANDE, C’EST QUE VOTRE CHARITÉ CROISSE DE PLUS EN PLUS EN LUMIÈRE ET EN TOUTE INTELLIGENCE ; AFIN QUE VOUS SACHIEZ DISCERNER CE QUI EST MEILLEUR, ET QUE VOUS SOYEZ INNOCENTS ET SANS TACHE JUSQU’AU JOUR DE JÉSUS-CHRIST, REMPLIS DE TOUS LES FRUITS DE JUSTICE, POUR LA GLOIRE ET LA LOUANGE DE DIEU. (CH. 1,8 — 11 JUSQU’À 19)
Analyse.
- 1. Saint Paul exprime aux Philippiens l’ardente charité qu’il a pour eux. — Il prie pour que la charité dont ils ont fait preuve eux-mêmes croisse de plus en plus, pour qu’ils soient trouvés purs de tout péché et chargés des fruits de la justice, etc.
- 2. Saint Paul se réjouit de ce que sa captivité et les artifices mêmes de ses ennemis tournent au bien de l’Évangile.
- 3. Que les hérétiques travaillent en vain.
- 4 et 5. Unir à la vertu la pureté d’intention. — Crime et folie des envieux. — Malheur d’être riche et bonheur d’être pauvre.
1. « Dieu m’est témoin ». S’il invoque le témoignage de Dieu, ce n’est pas comme les soupçonnant de ne pas croire au sien propre ; c’est l’affection même qui lui dicte cet appel à Dieu, il veut avoir leur pleine et entière confiance. Il venait de parler des soulagements qu’il avait reçus d’eux. Craignant de laisser croire que ce motif intéressé soit la cause de son affection, et qu’il ne les aime pas pour eux-mêmes, il ajoute : « Je vous aime dans les entrailles de Jésus-Christ ». Qu’est-ce à dire ? entendez : selon Jésus-Christ, parce que vous êtes vrais fidèles ; parce que vous l’aimez, je vous aime de l’amour de Jésus-Christ. Encore ne dit-il pas « amour », mais ce qui est plus ardent, « entrailles de Jésus », comme s’il disait les entrailles, le sein de celui qui est devenu votre père, selon cette parenté mystique que nous avons en Jésus-Christ. C’est là comme une génération qui nous communique de nouvelles entrailles, un cœur plein de feu et de saintes flammes : c’est, en effet, un don de Dieu à ses serviteurs, que des entrailles semblables. Ainsi, dans ces entrailles, moi Paul, je vous aime, et non plus seulement selon celles de ma nature, mais dans ces entrailles bien autrement enflammées, celles de Jésus-Christ. « Avec quelle tendresse je vous aime tous ». Je vous aime tous, car vous êtes tous tels que je viens de dire ; et comme le langage humain ne peut exprimer l’ardeur de mon affection, dans cette sainte impossibilité, je laisse à Dieu de me comprendre, puisqu’il sonde les cœurs. Si l’apôtre eût voulu les flatter, il n’aurait pas pris ainsi Dieu à témoin : cet appel suprême devenait un péril. « Et ce que je lui demande, c’est que votre charité croisse de plus en plus ». Bien dit ! car l’amour est insatiable. Vous voyez que, si fort aimé déjà, il désire l’être plus encore. Quand on aime comme il aimait, on veut être payé tellement de retour par la personne aimée, qu’on ne lui permette jamais de s’arrêter à tel degré d’affection. Cette vertu ne connaît point de limites ; aussi saint Paul veut qu’on la doive toujours. « Ne devez rien à personne », dit-il, « si ce n’est de vous aimer les uns les autres ». La mesure de la charité est de progresser toujours : « Que votre charité », dit-il, « croisse de plus en plus ». Mais faites attention à l’ordre des paroles. « Qu’elle croisse de plus en plus », dit-il, « en lumière et en toute intelligence ». Ce n’est pas simplement l’amitié qu’il admire, ce n’est pas simplement toute charité ; mais celle qui vient « de la lumière » et de la science ; car nous ne devons pas avoir pour tous la même affection : ce ne serait plus charité, mais indifférence. Qu’est-ce à dire : « en lumière ? » avec jugement, avec réflexion, avec discernement. Il est des gens qui donnent leur amitié sans raison, sans y regarder et comme il se trouve : aussi de pareilles liaisons ne peuvent tenir longtemps. « En lumière », continue-t-il, « en toute intelligence, afin que vous sachiez discerner ce qui est meilleur ». — « Meilleur », ici, veut dire utile » pour vous-mêmes : carte n’est pas pour moi que je parle, mais bien pour vous. Il est à craindre, en effet, qu’on ne se laisse corrompre par l’affection des hérétiques. Les paroles qui précèdent font déjà entendre ce sens, mais voici qui le détermine plus clairement : « Pour que vous soyez sincères et purs ». ainsi je ne parle pas dans mon intérêt, mais dans le vôtre ; je crains que, sous prétexte de charité, vous n’admettiez quelque doctrine illégitime. — Vous me demandez comment l’apôtre a pu dire ailleurs : « S’il se peut, ayez la paix avec tous les hommes ? » (Rom 12,18) Je réponds qu’il n’a pu vous recommander une paix qui vous fût nuisible ; au contraire, Jésus-Christ a dit : « Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous ». (Mat 5,29) Mais de manière que vous soyez « sincères » devant Dieu, « sans reproches devant les hommes ». Trop souvent les liaisons de l’amitié ont compromis la foi. Quand la vôtre n’aurait rien à en craindre, votre frère pourrait s’en scandaliser, et vous ne seriez pas « sans reproche ». — « Jusqu’au jour de Jésus-Christ » : c’est-à-dire pour qu’à cette heure suprême vous soyez trouvés purs, n’ayant scandalisé personne. « Remplis des fruits de justice, par Jésus-Christ, pour la gloire et la louange de Dieu » c’est-à-dire ayant la vie aussi droite que les croyances. Et il ne suffit pas qu’elle soit simplement droite, il la faut remplie « des fruits de justice » ; car il y a une certaine justice qui n’est pas selon Jésus-Christ, une certaine honnêteté selon le monde. Je demande celle qui l’est « selon Jésus-Christ à la gloire et louange de Dieu ». Vous voyez donc qu’en rien je ne cherche ma gloire, mais celle de Dieu.— Souvent il appelle l’aumône justice. Ainsi donc ayez la paix avec tout le monde ; mais toutefois que votre charité n’aille pas vous nuire et vous faire oublier vos intérêts ; et que l’amitié pour un homme, quel qu’il soit, ne vous fasse pas faire un faux pas. Oui, je désire que votre charité grandisse, mais non jusqu’à vous devenir dommageable. Je ne veux pas que vous soyez surpris par votre simplicité même ; mais quand la réflexion vous aura prouvé que nos paroles sont vraies. Il ne dit pas : Préférez mes vues ; mais.. « Faites l’épreuve ». Il ne prononce pas ouvertement : Gardez-vous de telle liaison ! mais : Je désire que votre charité soit utile, et que vous ne vous fixiez pas sans discernement. Vous seriez déraisonnables, en effet, de faire des œuvres de justice autrement que pour Jésus-Christ, et par Jésus-Christ. Vous entendez cette formule fréquente : « Par lui ». Est-ce à dire qu’il se serve de Dieu comme d’un aide travaillant sous ses ordres ? Arrière ce blasphème. Au contraire, dit-il, si je parle ainsi, loin de chercher ma gloire, je ne veux que celle de Dieu. 2. « Or, je veux bien que vous sachiez, mes frères, que ce qui m’est arrivé a servi beaucoup aux progrès de l’Évangile, en sorte que mes liens sont devenus célèbres, à la gloire de Jésus-Christ, dans tout le prétoire, et parmi tous les habitants de Rome (12,13) ». Il est vraisemblable qu’ils gémissaient, apprenant ses liens, et qu’ils pensaient que la prédication apostolique était interrompue. Que fait-il donc ? Il leur en ôte l’idée, et leur déclare que les événements qui l’ont frappé ont même servi aux progrès de l’Évangile. C’est encore une parole inspirée par l’affection que celle qui leur fait connaître ainsi son état présent, objet de leur inquiétude. Mais, ô Paul, que dites-vous ? Vous êtes dans les fers, dans les entraves, et, l’Évangile fait des progrès ! Comment donc ? Ah ! répond-il, « mes liens sont devenus célèbres, à la gloire de Jésus-Christ, dans « tout le prétoire ». Mes chaînes, loin de fermer la bouche, aux autres prédicateurs, loin de leur inspirer de la terreur, n’ont fait que les rendre plus confiants. Or, si jusqu’au milieu du danger, ceux-ci, loin de s’affaiblir, ont redoublé de courage, bien plus devez-vous reprendre confiance. Si l’apôtre enchaîné se fût laissé abattre par la persécution, s’il eût gardé le silence, il est vraisemblable que ses collaborateurs auraient partagé son abattement. Mais comme dans les liens il parlait avec encore plus de liberté qu’auparavant, il leur communiquait plus de confiance que s’il n’eût pas été dans les fers. Mais comment les chaînes ont-elles contribué aux progrès de l’Évangile ? Dieu l’a voulu, dit-il, en permettant que mes liens en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, fussent connus « dans tout le prétoire » (c’était alors le nom du palais impérial), et non seulement dans le prétoire, mais dans toute la capitale. « Et que plusieurs de nos frères en Notre-Seigneur, se rassurant par mes liens, ont conçu une hardiesse nouvelle pour annoncer la parole de Dieu sans aucune crainte (14) ». Ces paroles démontrent que déjà auparavant ils avaient parlé avec confiance et en toute liberté, mais qu’à l’heure présente, ils s’encourageaient bien plus encore. Si donc mes chaînes ont doublé l’énergie des autres, n’aurai-je point moi-même gagné plus que personne ? Si je leur ai valu une force nouvelle, ne l’ai-je donc pas conquise plus grande aussi ? « Plusieurs de nos frères dans le Seigneur… » Comme il semblait hardi d’attribuer à ses chaînes le redoublement d’énergie de ses frères, il prévient le reproche d’orgueil en ajoutant : « Dans le Seigneur ». Voyez comme forcé de parler de lui-même avec éloge, il n’oublie cependant point la sainte modestie ! «… Osèrent plus que jamais », dit-il ; « sans crainte aucune annoncer la parole ». — « Plus que jamais », c’est donc que depuis longtemps ils avaient commencé. « Il est vrai que quelques-uns prêchent Jésus-Christ par un esprit d’envie et de contention, et que les autres le font par une bonne volonté (15) ». Ce passage vaut la peine d’être expliqué. Pendant cette détention de Paul, bon nombre d’infidèles voulant exciter l’empereur à lui faire une guerre sans pitié, se mirent à annoncer eux-mêmes Jésus-Christ, afin d’allumer plus encore la colère du souverain à la vue de cette prédication semée quand même, et de faire retomber sur la tête de Paul tout ce poids de fureur. Deux lignes de conduite furent donc le double effet de cette incarcération. Elle redoubla le courage des uns ; dans les autres elle réveilla l’espérance de perdre l’apôtre en prêchant, eux aussi, Jésus-Christ. « Quelques — uns par jalousie », c’est-à-dire envieux de ma gloire et d’un début heureux, désirant ma perte, et combattant contre moi, semblent continuer mes travaux ; peut-être aussi l’ambition les entraîne, et ils croient dérober quelque chose à ma gloire. « Plusieurs toutefois agissent par une bonne volonté, c’est-à-dire sans hypocrisie et de grand cœur ». « D’autres annoncent Jésus-Christ avec un esprit de contradiction, sans bonne foi (16)», c’est-à-dire sans pureté d’intention, et non pour l’honneur même de la religion. Pour quel motif donc ? « dans la pensée d’appesantir encore mes chaînes » ; ils ne veulent qu’aggraver mes périls et faire peser sur moi souffrance sur souffrance. Ô cruauté ! ô énergie de démon ! Ils le voyaient enchaîné, jeté dans un cachot, et ils le jalousaient encore, heureux s’ils ajoutaient à ses peines, s’ils l’exposaient à un redoublement de fureur. « Dans la pensée » est une expression fort juste ; car les événements trompèrent leur calcul. Ils croyaient, par cette conduite, me combler de chagrin, tandis que je me réjouissais du progrès de l’Évangile. Ainsi arrive-t-il parfois, quand on fait une bonne œuvre, mais avec une intention mauvaise : on n’obtient pas la récompense promise, on doit même en attendre le châtiment. Ces faux apôtres prêchaient Jésus-Christ dans le dessein formel d’attirer sur le prédicateur de Jésus de plus grands dangers aussi loin de recevoir aucune récompense, ils n’obtiendront que le supplice, la peine trop bien méritée. « Plusieurs cependant prêchent par charité, sachant que j’ai été établi pour la défense de l’Évangile (17) ». Qu’est-ce à dire : « J’ai été établi pour la défense de l’Évangile », sinon, ils prêchent, pour me rendre plus facile le compte que je dois à Dieu, et ils m’aident à subir son jugement. En effet, j’ai reçu l’ordre d’en haut de prêcher, je dois rendre mes comptes, et préparer pour ce Juge suprême mon apologie au sujet de ce grand devoir. Ils me viennent donc en aide pour me faciliter ma défense, qui vraiment me sera bien aisée, s’il se trouve un jour que de nombreux prosélytes ont reçu l’instruction et accepté la foi. « Qu’importe après tout, pourvu qu’en définitive et de toute manière, soit par occasion soit par véritable zèle, Jésus-Christ, soit annoncé ? (18) » Admirez la sainte philosophie de ce grand homme. Loin d’invectiver contre personne, il dit simplement le fait. Que m’importe après tout, que le Seigneur soit annoncé de telle manière ou de telle autre, s’il l’est, d’ailleurs, de toute façon, par occasion ou par vrai zèle ? Il ne dit pas : « Qu’il soit annoncé ! » il n’emploie pas ce ton impératif ; il se borne à raconter l’événement. Eût-il d’ailleurs parlé avec le sens d’un ordre formel, qu’il n’aurait pas pour cela ouvert le champ aux hérésies. 3. C’est, si vous le voulez, un point à examiner, cependant : il faut comprendre que, quand même saint Paul leur aurait commandé de prêcher ainsi, il n’aurait pas pour cela donné carrière à l’hérésie. Pourquoi ? C’est qu’après tout, ces prédicateurs annonçaient la sainte doctrine ; et que, malgré la perversité de leur but et de leur intention, la prédication était donnée en son intégrité : de toute nécessité même, ils étaient forcés à la donner pure de toute erreur. Pourquoi ? c’est que s’ils avaient autrement prêché, enseigné autrement que Paul, ils n’auraient pas augmenté la colère de l’empereur. Au contraire, par le seul fait de propager la doctrine même de l’apôtre, de répéter les mêmes enseignements, de faire des prosélytes semblables aux siens, ils devaient réussir à courroucer Néron, témoin oculaire de cette multitude de conquêtes. Mais, sur ce passage de l’épître apostolique, il va se produire peut-être une objection misérable et inintelligente. Les ennemis de Paul, dira-t-on, pour lui causer une douleur cuisante, auraient dû suivre une toute autre conduite. Loin de grossir le nombre des fidèles, ils auraient dû détourner ceux qui avaient déjà embrassé la foi ! Que répondrons-nous ? Que leur but unique étant de redoubler les périls dont Paul était environné, et d’empêcher qu’on ne lui fît grâce de son cachot, ces gens prenaient, à leur avis, le plus sûr moyen de lui faire plus de mal encore et de détruire l’Évangile. Agissant différemment, ils auraient apaisé la colère de l’empereur, et permis à Paul de retrouver, avec la liberté, le droit de prêcher la foi. Au reste, ce n’était pas le grand nombre des ennemis du bien qui poussaient jusque-là leur calcul infernal, mais seulement quelques hommes remplis à la fois de haine et de perversité. Saint Paul poursuit : « De tout cela je me réjouis ; et même je me réjouirai toujours ». Qu’est-ce à dire : « Je me réjouirai ? » Ma joie, dit-il, sera de plus en plus grande, quand même mes ennemis devraient persévérer. Malgré eux, ils secondent mon œuvre ; et ces travaux qu’ils s’imposent, en leur apportant le juste châtiment du ciel, me vaudront une récompense, sans que j’y mette la main. Est-il malice comparable à celle du démon, qui fait gagner ainsi le supplice éternel par l’entreprise la plus sainte, celle de l’apostolat, et qui entraîne à leur perte des gens qui ont eu le malheur de suivre ses inspirations ? De quels traits atroces n’accable-t-il pas ses adeptes les plus dévoués ? Et il leur forge ces traits et ce supplice avec la prédication elle-même, avec toutes les fatigues d’un saint combat. Quel autre ennemi, quel autre bourreau aurait ainsi préparé pour leur ruine tous les instruments du salut ? — Comprenez, en outre, qu’on ne peut aucunement aboutir, quand on fait la guerre contre la vérité. Bien plutôt alors on se blesse, comme celui qui regimbe contre l’aiguillon. « Car je sais que l’événement m’en sera salutaire, par vos prières et par l’infusion de l’esprit de Jésus-Christ (19) ». Rien de plus détestable que le démon. Il accable, il écrase ses tristes amis sous le poids de fatigues stériles ; et non content de les empêcher de conquérir la récompense, il sait leur faire mériter les châtiments, leur imposant non pas seulement la prédication, mais des jeûnes, mais une virginité qui seront privés de récompense, et prépareront même, à ceux qui les auront pratiqués, un affreux malheur. Tels sont les hommes qu’il stigmatise ailleurs comme « ayant leur conscience cautérisée ». Remercions donc le Seigneur, je vous en prie, de ce qu’il a bien voulu nous alléger le travail et nous augmenter la récompense. Il est tel salaire, en effet, que recevront parmi nous de simples chrétiens par le chaste usage du mariage, et que ne pourront jamais gagner, chez certains autres, ceux mêmes qui auront gardé la virginité : oui, chez les hérétiques, ces hommes de virginité fidèlement pratiquée subiront la même peine que les fornicateurs. Pourquoi ? C’est qu’ils ne font rien avec droiture de volonté et d’intention, mais que leur but est d’accuser les œuvres de Dieu et son immense sagesse ▼▼Les Manichéens, en effet, et avant eux les
prohibentes nubere dont parle saint Paul à Timothée, professaient et ces maximes et ces pratiques.
. Dieu pour empêcher la paresse nous a imposé des travaux modérés, et qui ne sont point pénibles. Craignons néanmoins de les dédaigner. Car si les hérétiques se mortifient par d’inutiles travaux, quelle excuse aurons-nous de ne point subir des fatigues beaucoup moindres que doit couronner une si grande récompense ? Qu’y a-t-il donc de si lourd, de si accablant dans les commandements de Jésus-Christ ? Ne pouvez-vous vivre dans la virginité ? Le mariage vous est permis. Ne pouvez-vous vous dépouiller de tous vos biens ? Il vous est permis de n’en verser qu’une partie par l’aumône. « Que votre abondance », vous dit l’apôtre, « supplée à leur disette ». Il se peut que vous regardiez comme grand et difficile le mépris des richesses, l’empire absolu sur votre chair : mais pour les autres vertus moindres, vous n’avez besoin ni de dépense, ni d’une violence excessive sur vous-mêmes. Quelle violence, en effet, faut-il s’imposer pour ne pas médire, pour ne pas accuser témérairement, pour ne pas envier les biens du prochain, pour résister aux entraînements de l’ambition ? Il faut de la force pour endurer les tourments sans fléchir ; il en faut pour se contenir en vrai sage, pour supporter la pauvreté, pour lutter contre la faim et la soif. Mais si de pareils combats vous sont épargnés ; si vous pouvez, autant qu’il est permis à un chrétien, jouir de vos biens, vous faut-il un si grand effort pour vous abstenir d’envier ceux des autres ? Cette misérable passion de l’envie, ou, pour mieux dire, tous nos maux et nos crimes n’ont qu’une source : c’est notre attachement aux biens présents. Si vous regardiez comme pur néant les richesses et la gloire de ce monde, vous n’auriez pas ce regard envieux contre ceux qui les possèdent. 4. C’est parce que vous êtes épris de ces biens jusqu’à la folie, jusqu’à l’hallucination, que l’envie, que l’ambition vous entraîne et vous agite ; oui, de là vient tout le mal, de cette admiration d’une vie éphémère et des biens qui s’y rattachent. Vous porterez envie à cet homme, parce qu’il s’enrichit ? Hélas ! il mérite bien plus votre pitié et vos larmes. Vous me répondez aussitôt en riant : c’est moi qui mérite les pleurs et non pas lui ! Ah ! oui, l’on vous doit aussi les larmes, non parce que vous êtes pauvre, mais parce que vous vous croyez misérable. Car enfin certaines gens qui n’ont aucun mal réel, et dont l’imagination seule est malade, obtiennent cependant nos larmes sincères, non pour leur mauvaise santé, puisqu’ils n’ont aucune maladie, mais pour l’idée qu’ils se sont faite. Ainsi, dites-moi, voici un homme sans fièvre et qui néanmoins se désole, bien portant et qui garde le lit et se laisse porter ; ne méritera-t-il pas, ce malheureux, qu’on pleure sur lui, plutôt que sur de véritables fiévreux, non certes à cause de sa fièvre, mais pour l’idée qu’il se forge d’un mal purement imaginaire ? Ainsi nos larmes vous sont dues, parce que vous allez vous croire misérable, et non pas à cause de votre pauvreté ; car comme pauvre vous êtes très heureux. Eh quoi ! le riche vous fait-il donc envie parce qu’il s’est voué plus que vous aux chagrins ? parce qu’il s’est condamné à un plus dur esclavage ? parce que, semblable au dogue enchaîné, il traîne les mille anneaux de ses écus innombrables ? Le crépuscule arrive, il se fait nuit ; mais pour lui, le temps du repos devient l’heure du trouble, du chagrin, de la crainte, de l’inquiétude. Vienne un bruit léger… il est déjà sur pied ! Qu’un vol se commette : lui qui n’a point pâti, souffre plus d’ennui que celui qui a été victime du vol. Une fois dépouillé, celui-ci cesse de craindre l’autre nourrit une crainte perpétuelle. La nuit arrive, port où finit le mal, consolation de toutes nos misères, remède de nos blessures. Voyez plutôt l’homme en proie à quelque grand chagrin : amis, parents, alliés, père ou mère même veulent en vain le consoler ; loin d’écouter, loin de se rendre à leur voix, la colère lui monte, rien qu’à les entendre : car il n’y a pas de flamme qui fasse autant souffrir qu’une amère douleur ; cependant que le sommeil lui commande le repos, il n’aura plus même la force d’ouvrir les yeux pour résister. Tels encore nos membres brûlés, dévorés par les rayons d’un soleil ardent, cherchent et acceptent l’abri qui se présente, et lui trouvent les délices de mille fontaines d’eau vive et des plus doux zéphyrs : telle notre âme subit le bienfaisant empire des ombres et du sommeil ; ou plutôt ni le sommeil ni la nuit n’apportent ces bienfaits ; tout ce calme vient de Dieu, qui sait la condition misérable du genre humain. Mais nous, nous sommes sans pitié pour nous-mêmes ; ennemis de notre bonheur, nous avons inventé une tyrannie qui l’emporte sur la nécessité naturelle du repos, l’insomnie que cause le souci des richesses. « Le souci des richesses éloigne le sommeil », dit le sage. (Sir 31,1) Et pourtant admirez la divine Providence cette consolation, ce repos, n’a pas été remis à notre libre arbitre ni à notre choix ; l’usage du sommeil n’est pas soumis à notre volonté ; une invincible nécessité de notre nature nous enchaîne sous ses lois, dont, malgré nous le bienfait s’impose. Dormir est un besoin de nature. Mais bourreaux de nous-mêmes, nous nous tourmentons comme nous ferions des étrangers, et des ennemis, nous avons su nous imposer une tyrannie plus forte qu’un besoin physique, celle de l’avare ! Le jour brille, l’avare redoute les fripons ; la nuit tombe, il craint les voleurs ; la mort menace, et c’est moins la mort qui le désole que l’idée de laisser aux autres tout son bien. A-t-il un jeune enfant ? Ses désirs cupides grandissent, il se croit indigent. N’en a-t-il pas ? son chagrin est encore pire. Voudrez-vous donc estimer heureux, celui qui ne peut goûter un instant de joie ? Regarderez-vous d’un œil d’envie cet homme jouet des vagues et des flots, vous qui reposez dans votre pauvreté comme en un port tranquille ? C’est vraiment une infirmité de notre nature, que de ne pas accepter généreusement une position féconde en tout bien, et d’outrager même la source qui nous les procure. Voilà pour ce monde. Mais quand nous serons passés dans l’autre, écoutez le cri de ce riche, du possesseur de ces biens que vous estimez tant, et que je déclare, moi, n’être pas des biens, mais des choses indifférentes. « Père Abraham, envoyez Lazare pour qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt, et qu’il rafraîchisse ma langue ; parce que je souffre dans cette flamme ». (Luc 16,24) Ce riche, cependant, n’avait subi aucun des ennuis que je signalai tout à l’heure ; libre de tout chagrin et de tout souci, il avait passé toute une vie tranquille… mais, que dis-je ? toute une vie ! pour désigner ce moment si rapide, car notre vie n’est qu’un bien court instant, comparée à l’éternité… Enfin, tout avait marché au gré de ses désirs, et néanmoins son témoignage ou plutôt la cruelle expérience ne le montre-t-elle pas misérable ? Est-ce donc bien toi, malheureux, dont la table se couvrait de vins exquis, et maintenant, à l’heure du plus pressant besoin, tu ne peux même disposer d’une goutte d’eau ! Est-ce bien toi qui regardais de si haut l’indigent Lazare et ses affreux ulcères ? Et maintenant tu voudrais le voir un instant, et ne peux l’obtenir ! Gisant hier à la porte de ton palais, il repose aujourd’hui dans le sein d’Abraham ; et toi qui couchais sous de pompeux lambris, désormais tu prends ton lit dans l’éternelle flamme ! Riches, entendez ! ou plutôt hommes sans richesse, puisque vous êtes sans humanité, comprenez ! Ce damné est puni non comme riche, mais comme sans pitié. L’opulence, en effet, conduite par la sainte pitié des pauvres, peut conquérir les biens infinis. Ce méchant, du sein des tortures, n’a vu qu’un homme, le Lazare, afin que son aspect lui rappelât sa cruelle conduite et qu’il comprît mieux la justice du châtiment. Le ciel ne pouvait-il lui présenter, par milliers, des pauvres couronnés ? Oui, sans doute : mais celui qui gisait à sa porte, se montre seul pour l’instruire et nous avec lui, du grand bonheur qu’on trouve à ne pas se fier aux richesses. À celui-ci, en effet, la pauvreté ne fut point un obstacle pour gagner le ciel ; à celui-là les richesses ne servirent pas même à lui épargner l’enfer. Jusqu’à quand donc dirons-nous : malheur aux pauvres ! malheur aux mendiants ! Non, non, le pauvre ce n’est pas l’homme qui n’a rien ; c’est l’homme qui a de trop vastes désirs ! Le riche n’est pas celui qui possède beaucoup, mais plutôt celui qui ne manque de rien. À quoi sert de posséder l’univers entier, si l’on est plus dans la tristesse que l’indigent ? La volonté et le parti pris font les vrais riches ou les vrais pauvres, et non pas l’abondance ou le besoin. Pauvre, voulez-vous vous enrichir ? Si vous le voulez, c’est chose facile, et personne au monde ne peut vous en empêcher : méprisez les richesses du monde ; regardez-les pour ce qu’elles sont, pour rien ! chassez de votre cœur les désirs cupides, et vous êtes riche ! Qui ne veut pas s’enrichir, a fait déjà fortune ; qui ne veut pas s’appauvrir, est déjà ruiné. Languir en pleine santé, c’est être plus véritablement malade que ne l’est un homme courageux, qui supporte avec une égale facilité la santé et la maladie : ainsi ne pouvoir subir l’indigence même en perspective, et se croire pauvre au sein des richesses, c’est être vraiment pauvre, comme ne l’est pas celui qui, acceptant de grand cœur son indigence réelle, vit avec une joie inconnue à l’opulence. Oui, celui-ci est vraiment bien plus riche. Dites-moi, en effet, pourquoi craindre la pauvreté ? Pourquoi la redouter ? Appréhendez-vous d’avoir faim, d’avoir soif, d’avoir froid, de subir enfin quelque fléau de ce genre ? Mais personne, personne, entendez-le, n’a jamais été réduit à de telles extrémités : « Consultez plutôt les générations écoulées, et voyez. Qui donc a cru en Dieu, et se vit délaissé ? Qui espéra en lui, et fut confondu ? » (Sir 2,10) Et ailleurs : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni n’amassent point dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit ». (Mat 6,26) Il n’est pas facile de citer quelqu’un qui soit mort ou de faim ou de froid. Pourquoi donc craignez-vous la pauvreté ? Vous ne pouvez répondre. Oui, pourquoi la craindre, si vous avez le nécessaire ? Serait-ce parce que vous n’avez pas une multitude de serviteurs ? Mais quel malheur, en vérité, de n’être pas ainsi embarrassé d’une foule de maîtres, de jouir d’un bonheur continuel, d’être affranchi de souci, d’être libre enfin ! — Serait-ce parce que vous n’avez pas ce mobilier, ces lits, cette vaisselle d’argent ? Mais, pour la vraie jouissance, le propriétaire de ces bagatelles est-il plus heureux que vous ? Non, car, pour l’usage de la vie, que la matière soit plus ou moins précieuse, un meuble n’a que son emploi. — Serait-ce parce que vous ne commandez pas la crainte à la multitude ? À Dieu ne plaise que cela vous arrive jamais ! Où est le plaisir à vous faire craindre, à vous faire trembler ? — Est-ce parce que, pauvre, vous craignez vous-même ? Mais ne craignez pas, cela vous est permis ! « Voulez-vous ne pas craindre les puissances (de la terre) ? Faites toujours bien, et vous obtiendrez même leurs louanges ». (Rom 13,3) Mais, m’objectez-vous, on nous méprise si facilement ! on nous accable si volontiers ! C’est beaucoup moins ta pauvreté que le crime, qui attire ces fléaux. Bien des pauvres, en effet, passent leur vie sans encombre ; tandis que bien des princes opulents et des souverains ont été plus maltraités par le sort que des criminels, des brigands, des profanateurs de sépulture. Le mal que peut vous faire la pauvreté, ils l’ont rencontré dans leurs richesses mêmes. Un malfaiteur vous attaque par mépris ; il s’en prend au riche par envie et colère, et il le fait sur lui avec plus de rage que sur vous ; car il est poussé à lui faire du mal par un motif plus violent. L’envieux, en effet, dépense, pour agir, toute la force et toutes les ressources de la passion : mais l’ambitieux, qui vous dédaigne souvent, prend en pitié l’objet de son dédain ; et la cause de votre salut aura été votre pauvreté même, votre faiblesse profonde. Quand un puissant veut écraser un faible, n’avons-nous pas coutume de dire Vous ferez, en vérité, une noble action en détruisant ce malheureux, en le tuant ! vous y gagnerez gloire et profit ! Et cette réflexion suffit pour calmer sa colère. Contre les riches, au contraire, l’envie se lève, et poursuit son œuvre sans paix ni trêve jusqu’à l’accomplissement de tous ses désirs, jusqu’à l’effusion de tout son venin. Voyez-vous comme le bonheur ne se trouve ni dans la pauvreté, ni dans les richesses, mais dans notre cœur et dans ses désirs ? Sachons seulement le dominer ; formons-le aux leçons de la sagesse, S’il est bien disposé, ni les richesses ne pourront nous exclure du céleste royaume, ni la pauvreté ne nous amoindrira : notre courage à la supporter empêchera qu’elle ne puisse nous nuire soit dans la conquête des biens futurs, soit même dans ceux de la vie présente. Celle-ci ne sera pas sans jouissance, et la possession des éternelles joies nous sera garantie. Puissions-nous en devenir dignes, etc. HOMÉLIE IV.
JE DÉSIRE QUE LES LIENS DE MON CORPS SE BRISENT POUR ÊTRE AVEC JÉSUS-CHRIST. (I, 23) Analyse.
- 1 et 2. Éloge magnifique de saint Paul ; il désire la mort, et accepte par charité la vie, la vie qu’il nous dépeint si dure, et si compromettante pour le salut. Paul comparé au soleil. — Son plus grand bonheur est la joie et la vertu des Philippiens.
- 3. Son vœu, qu’ils soient unis par la charité : un seul cœur, une seule âme. — Son but, qu’ils soient sans peur et se préparent à tous les sacrifices.
- 4 et 5. La charité, c’est l’homme ; c’est presque Dieu, ou tout au moins, c’est l’imitation de sa bonté. — La miséricorde sera notre juge : nous serons traités comme nous aurons traité les autres.
1. Rien de plus heureux que l’âme de saint Paul, parce qu’aussi rien n’était plus généreux. De nos jours, au contraire, et de nous tous on peut dire : rien n’est plus faible, par suite rien n’est plus misérable. Nous avons tous horreur de la mort, les uns, et je suis du nombre, parce que le poids et la multitude de leurs péchés les accable ; les autres, et puisse-je n’en être jamais, parce qu’à tout prix ils veulent vivre et voient dans la mort le souverain mal. L’homme animal seul peut éprouver cette peur. Eh bien ! ce qui nous fait horreur, Paul le désirait, Paul s’y attachait, et ses paroles en font preuve : « Être dissous, c’est bien le meilleur ! et moi, je ne sais que choisir ! » Que dites-vous ? Sûr d’émigrer de cet exil vers le ciel, sûr de posséder Jésus-Christ, vous ne savez que choisir ? Ah ! nous sommes loin de comprendre l’âme de Paul. Et qui donc, si pareille condition lui était présentée sérieusement, n’y souscrirait avec empressement ? Pour nous, il n’est en notre pouvoir, ni de mourir, pour aller avec Jésus-Christ, ni de demeurer en cette vie ; mais l’un et l’autre dépendaient de saint Paul, telle était sa vertu. — Que dites-vous donc, bienheureux apôtre ? Vous savez, vous êtes assuré que vous serez avec Jésus-Christ, et vous hésitez ! « Je ne sais que choisir », dites-vous ! Il y a plus, vous préférez rester ici, je veux dire dans votre chair. Et quel est votre attrait ? Est-ce que vous n’avez pas toujours mené une vie bien rude, endurant veilles, naufrages, faim et soif, nudité, soins, inquiétudes ? infirme avec les infirmes, dévoré de zèle et d’ennui pour ceux qui se laissaient prendre aux scandales ? Il nous rappelle, en effet, la « grande patience, les tribulations, les nécessités, les afflictions, les plaies, les prisons, les séditions, les jeûnes, la continence (2Co 6,4-5) ; par cinq fois », dit-il, « j’ai reçu trente-neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges, une fois lapidé ; une nuit et un jour au fond de la mer ; périls des fleuves, périls des brigands, périls dans la cité, périls dans la solitude ; périls de la part des faux frères ». (2Co 11,21-26) — Et quand toute la nation des Galates avait fait un triste retour vers la loi de Moïse, ne vous entendait-on pas crier : « Vous qui cherchez la justice légale, vous êtes déchus de la grâce ? » (Gal 5,4) Alors, combien ne fut pas profonde votre douleur ? — Et c’est cette vie si changeante que vous regrettez ? D’ailleurs, quand bien même ces traverses ne vous seraient point arrivées ; quand même vous auriez saintement joui de vos saintes œuvres, ne deviez-vous pas, par crainte d’un avenir incertain, entrer enfin dans un port quelconque de salut ? Où est le marchand qui ait comblé son vaisseau d’incalculables trésors, et qui, libre d’entrer au port et de s’y reposer, préférerait être battu des vagues ? Quel athlète, pouvant recevoir la couronne, préférerait descendre dans la lice, et présenter encore sa tête aux coups meurtriers ? Est-il un général qui, pouvant dire adieu aux combats avec gloire, et vivre heureux au palais avec le souverain, choisira de suer encore et d’affronter la bataille ? Comment donc, astreint à cette vie si dure, désirez-vous demeurer sur la terre ? N’avez-vous pas prononcé vous-même : « Je crains qu’après avoir prêché aux autres, moi-même je ne devienne un réprouvé ? » (1Co 9,27) À défaut d’autre motif, celui-ci devait suffire à vous faire désirer la délivrance. Votre vie humaine aurait-elle été comblée d’un ineffable bien-être, qu’encore alors vous deviez en désirer le terme, à cause de Jésus-Christ, objet de vos vœux ardents. Ô grande âme de Paul, que rien n’égala ni n’égalera jamais ! Vous craignez à bon droit l’avenir, en restant au monde ; des périls sans nombre vous environnent, et vous refusez néanmoins d’être avec Jésus-Christ ? — Eh ! sans doute, je refuse, pour Jésus-Christ même ; je lui ai préparé des serviteurs, je veux les affermir dans son amour ; j’aime à assurer les fruits du champ que j’ai ensemencé. M’avez-vous entendu ? J’ai dit que je cherchais les intérêts du prochain et non les miens ! j’ai dit que j’aurais voulu être anathème pour Jésus-Christ, afin de lui gagner un plus grand nombre de fidèles ! Après avoir choisi l’anathème, ne dois-je pas plus facilement encore choisir le dommage d’un retard, la souffrance d’un délai, pour accroître deux autres chances du salut ? « Qui racontera vos puissances » (Psa 106,2), ô mon Dieu, qui n’avez pas laissé dans l’ombre ce grand Paul, et qui avez bien voulu montrer à l’univers un tel homme ? Les anges vous ont loué d’un concert unanime, quand vous eûtes créé les astres et le soleil mais plus ardentes furent leurs louanges quand vous avez montré, à nous et au monde, le bienheureux Paul ! En ce jour-là, notre terre effaça les splendeurs du ciel, elle brilla par lui d’un plus vif éclat que cette lumière du soleil ; elle lança par lui de plus beaux rayons. Quelle riche récolte il enfanta parmi nous, non pas en fournissant aux épis leur aliment, aux arbres leur nourriture, mais en créant le fruit même de la piété, en lui imprimant vie et force, en ressuscitant même souvent les cœurs flétris ! Car ce soleil ne peut guérir et refaire sur les arbres leur branche ou un fruit gâté. Paul, au contraire, a rappelé du péché, des hommes accablés de mille plaies. Le soleil à chaque nuit se retire : Paul fut toujours vainqueur du démon ; rien au monde ne le renversa, rien ne le put vaincre. Placé au sommet des cieux, l’astre des jours envoie ses rayons sur nos basses régions : Paul, au contraire, part d’en bas, et non seulement il remplit de ses lumières l’intervalle qui sépare le ciel d’avec la terre, mais dès qu’il ouvre la bouche il comble d’une joie ineffable les anges eux-mêmes. Car si telle est la joie du ciel quand un seul pécheur fait pénitence, comment Paul n’aurait-il pas rempli de bonheur toutes les puissances célestes ? Que dis-je, en effet ? Il suffisait de la parole de Paul pour réjouir et faire tressaillir le ciel. Car si, au départ des Israélites de l’Égypte, les montagnes bondirent comme des béliers, quelle allégresse devait exciter cette glorieuse assomption des hommes, de la terre au ciel ? Il ajoute donc : « Rester dans la chair est plus utile à cause de vous ». 2. Et nous, mes frères, quelle sera l’excuse (de notre lâcheté?) On rencontre très souvent des hommes modestes que le sort a placés dans quelque petite et chétive cité, et qui n’en veulent point sortir, parce qu’ils préfèrent leur repos à tout le reste : Paul, pouvant aller à Jésus-Christ, a refusé Jésus-Christ, ce Jésus qu’il désirait et aimait, jusqu’à demander à cause de lui l’enfer et l’anathème, il a préféré rester et souffrir dans la lutte pour le bien des hommes. Quelle sera donc notre excuse, à nous ? Faut-il donc uniquement louer Paul ? — Or, remarquez sa manière d’agir pour persuader aux Philippiens de ne pas trop s’affliger de mourir, il leur a dit qu’il valait mieux passer en l’autre monde que de rester en celui-ci ; ensuite il leur montre que s’il reste ici-bas, il y reste à cause d’eux et en dépit de la malice et des pièges de ses ennemis. Et, pour les mieux convaincre, il leur expose le motif expressément. S’il le faut je demeurerai absolument, et non content de demeurer, je « demeurerai avec vous ». C’est le sens formel de ces paroles : καὶ συμπαραμενῶ, je vous verrai et resterai avec vous ; et pour quelle raison ? « Pour votre avancement et la joie de votre foi ». Ces paroles les invitent à veiller sur eux-mêmes. Si je reste pour vous, semble-t-il dire, gardez-vous de déshonorer mon séjour volontaire ; car appelé à voir déjà mon Dieu, le seul espoir de votre avancement me décide à rester. C’est parce que ma présence contribue tout ensemble à votre foi et à votre joie que j’ai choisi de demeurer ici-bas. — Que veut-il dire ? Ne restait-il que pour le bonheur des Philippiens ? Sans doute, ce motif n’était pas le seul ; mais, en parlant ainsi, il voulait les encourager. Et comment ceux-ci devaient-ils avancer dans la foi ? C’est moi, répond-il, qui veux vous y affermir de plus en plus, vous qui êtes semblables à une couvée récemment éclose, dont les ailes ne sont pas encore formées, et qui ont besoin jusque-là des soins maternels. — Une grande charité se révèle ici. C’est ainsi que nous-mêmes nous réveillons le zèle de personnes endormies. Allons, leur dirions-nous, c’est pour vous que je suis resté, pour vous rendre meilleur ! « Afin qu’étant de retour chez vous, je trouve de nouveaux sujets de me glorifier en Jésus-Christ ». Vous voyez que l’expression συμπαραμενῶ a bien le sens que j’ai indiqué. Mais appréciez l’humilité de Paul. Comme il a dit : Je reste « pour votre avancement », il ajoute qu’il le fait aussi dans son propre intérêt ; c’est la même pensée qui lui faisait écrire aux Romains : « Je veux dire pour être aussi consolé en vous voyant », aussitôt après avoir dit : « Pour vous faire quelque part de la grâce spirituelle ». (Rom 1,12) — Mais quel est le sens précis de ces mots : « Pour que votre glorification abonde ? » Il veut dire : Pour que les justes sujets de vous glorifier se multiplient ; par suite : Afin que votre foi grandisse et se fortifie : car une vie sainte donne seule droit à être glorifié en Jésus-Christ. Ainsi « votre glorification en moi » redoublera « par mon arrivée chez vous ? » Sans doute, « car quelle est mon espérance ? Où sera ma glorification ? N’est-ce pas vous qui faites ma gloire comme moi la vôtre ? » (1Th 2,19 ; 2Co 1,14) Ou plus clairement : Donnez-moi sujet d’être encore plus heureux et plus glorieux de vous ? Et comment ? « Qu’en vous abonde la raison d’être glorifié ! » car je trouverai d’autant plus sujet de gloire, que vous ferez plus de progrès. — « Par mon retour chez vous ». Qu’est-ce à dire ? L’apôtre leur revint-il ? Je vous laisse à résoudre le problème de son retour. « Ayez soin seulement de vous conduire d’une manière digne de l’Évangile de Jésus-Christ (27) ». Pourquoi ce mot : « Seulement ? » c’est équivalemment leur dire : Je ne vous recommande qu’un point, et rien au-delà. Si vous y êtes fidèles, mal ne peut vous arriver. « Afin que soit que je vienne et que je vous revoie ; soit même absent de chez vous, je connaisse votre manière d’être ». Il parle ainsi, non pas qu’il ait changé d’avis, et qu’il soit résolu de ne pas revenir à Philippes ; mais quand même mon retour n’aurait pas lieu, dit-il, et bien qu’absent, je puis être content de vous. 3. « Si j’apprends que vous êtes fermes dans l’unité d’un même esprit, d’une seule âme ». C’est là, en effet, le principe de la communion des fidèles, le principe qui contient la charité elle-même. Aussi Jésus-Christ lui-même prie : « Pour qu’ils soient un ». (Jn 17,11) Car, ajoute-t-il, « un royaume divisé contre lui-même ne subsistera pas ». (Mat 12,25) De là, toujours dans saint Paul ces exhortations à l’union des cœurs et des pensées. De là cette définition du divin Sauveur : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jn 13,35) Gardez-vous, dit saint Paul, de rester endormis en attendant que j’arrive, et de différer jusqu’au jour de mon arrivée si attendue, jusqu’à l’heure où vous me reverrez, et d’en faire dépendre votre ferveur ou votre tiédeur ▼▼Deux leçons contraires se lisent dans les manuscrits, et nous les avons fait soupçonner dans la traduction : « Gardez de m’attendre pour bien agir ; gardez de ne plus vouloir agir, si vous ne me revoyiez plus ».
. Je puis, par ouï-dire, être aussi content de vous. Que veut dire ce terme : « En un seul esprit ? » Il signifie dans la même grâce, grâce de concorde, grâce de ferveur. Entendez ainsi l’unité d’esprit, puisque ces expressions se prennent souvent en ce sens. Avoir le même esprit, c’est aussi n’avoir qu’une âme ; ainsi l’unité d’âme marque la concorde, et plusieurs âmes sont dites n’en faire qu’une. Telle était la primitive Église. « Tous les fidèles », dit l’écrivain sacré, « n’avaient qu’un cœur et qu’une âme ». (Act 4,32) « Combattant tous ensemble pour la foi de l’Évangile ». Puisque la foi subit comme un combat, combattez aussi entre vous ; est-ce là ce qu’il veut dire ? Évidemment non, car les chrétiens ne se livraient point de combats ; le sens est : Aidez-vous mutuellement, dans le combat qui se livre pour la foi de l’Évangile. « Et que vous ne soyez en rien effrayés par les adversaires : ce qui est le sujet de leur perte, et la cause de votre salut ». Effrayés, c’était le mot vrai ; c’est tout ce que peut faire l’homme ennemi : il effraie. — « En rien », ajoute-t-il : quoi qu’il arrive, par conséquent, en face des périls, en présence des complots. À ce courage, on reconnaît l’intrépidité : ils ne peuvent qu’effrayer, rien de plus. — Vraisemblablement, en effet, les Philippiens étaient fort troublés des tribulations infinies que subissait l’apôtre. Je ne vous dis pas seulement : Gardez-vous d’être ébranlés ; j’ajoute, ne tremblez pas ; allez même jusqu’à les mépriser. Si vous arrivez à cette disposition d’âme, vous donnez la preuve évidente et de leur perte et de votre salut. Après s’être convaincus qu’ils auront épuisé mille moyens pour vous perdre, sans pouvoir même vous effrayer, ils auront acquis par là même la preuve évidente de leur ruine. Persécuteurs, en effet, sans pouvoir triompher de leurs victimes ; organisateurs de complots vaincus par ceux mêmes qu’ils tiennent en leur pleine puissance, ne comprendront-ils pas clairement, à cet insuccès, et leur ruine, et leur impuissance, et la fausseté comme la faiblesse de leurs moyens et de leurs croyances ? Il continue : « Et cet avantage vient de Dieu ; car c’est une grâce qu’il vous a faite, non seulement que vous croyez en Jésus-Christ, mais aussi de ce que vous souffrez pour lui (29) ». — Il les rappelle de nouveau à la sainte modestie, rapportant tout à Dieu, et témoignant que souffrir pour Jésus-Christ, c’est une grâce, une faveur, un don du ciel. Et ne rougissez pas de cette grâce ; elle est bien plus admirable que le pouvoir de ressusciter les morts et d’opérer tout autre miracle. Avec ce dernier pouvoir, je suis le débiteur de Jésus-Christ ; mais par la souffrance en son nom, je fais de Jésus-Christ mon débiteur. Donc loin d’en rougir, il faut vous en réjouir : c’est une grâce ! Saint Paul appelle grâces et dons nos vertus elles-mêmes, comme toutes les autres faveurs gratuites, bien qu’il y ait une différence. Ces dernières viennent tout entières de Dieu seul ; dans les autres, nous avons notre part. Mais comme, dans la vertu même, la part de Dieu est la plus grande, il la lui rapporte en entier, non pour renverser notre libre arbitre, mais pour rappeler à ses disciples l’humilité et la reconnaissance. « Vous trouvant dans les mêmes combats où vous m’avez vu… (30) », c’est-à-dire, vous avez reçu l’exemple. Et toutefois, c’est encore un éloge qu’il leur adresse. Car partout il montre qu’en tout semblables à lui, et avec lui, ils subissent mêmes combats, supportent mêmes assauts, jusque chez eux et pour leur compte, soumis aux mêmes épreuves que leur apôtre. « Comme vous m’avez vu », dit-il, et non par ouï-dire seulement : car il avait combattu chez eux, dans la ville même de Philippes. Voilà la preuve d’un grand courage. Au reste, Paul rappelle volontiers ces faits. Ainsi : — aux Galates : « Quoi ! vous avez souffert ainsi inutilement, si toutefois c’est inutilement ! » (Gal 3,4) — Aux Hébreux : « Or, rappelez en votre mémoire ce premier temps, où après avoir été illuminés par le baptême, vous avez soutenu de grands combats dans les diverses afflictions, ayant été d’une part exposés devant tout le monde aux injures et aux mauvais traitements ; et de l’autre, ayant été les compagnons de ceux qui ont souffert de semblables indignités ». (Heb 10,32) — Aux Macédoniens, c’est-à-dire aux Thessaloniciens : « Tout le monde raconte quel a été le succès de notre arrivée parmi vous » ; et plus bas : « Vous n’ignorez pas vous-mêmes, mes frères, que notre arrivée vers vous n’a pas été vaine et sans fruit ». (1Th 2,9 et 2, 1) Et il rend à tous et toujours le même témoignage de luttes et de combats. C’est là ce qu’on ne trouverait plus chez nous : bienheureux, si nous trouvons par hasard quelque sacrifice d’argent, bien que sur ce point même et en ce genre de sacrifices, Paul leur paie aussi un tribut d’éloges, lorsqu’il dit des uns : « Vous avez souffert avec joie le pillage de vos biens » (Heb 10,34) ; et à d’autres : « La Macédoine et l’Achaïe ont résolu de faire une collecte pour les pauvres » (Rom 15,26) ; — ailleurs enfin : « Votre exemple » de charité « a excité le même zèle dans l’esprit de plusieurs ». (2Co 9,2) 4. Entendez-vous quels éloges méritaient les premiers chrétiens ? Ah ! nous sommes loin de supporter comme eux jusqu’aux soufflets et aux coups, nous n’endurons pas même les outrages ni les pertes d’argent. Saintement rivaux, martyrs courageux, ils étaient tous de vrais soldats à la bataille : mais nous comme nous sommes devenus froids pour Jésus-Christ Me voici réduit encore à faire le procès de mon époque. Que résoudre, enfin ? Je ne voudrais pas accuser, et j’y suis contraint. Si mon silence, si le soin de ne point redire de tristes faits, pour détruire les graves abus que chaque jour voit éclore, je n’aurais qu’à me taire. Mais si le contraire a lieu, si notre silence, loin de détruire le mal, ne fait que l’aggraver, il faut parler. Celui qui se porte accusateur du crime, n’eût-il point d’autre succès, aura du moins celui d’en suspendre les progrès. Car si impudente, si hardie que soit une âme, à force d’entendre des reproches continuels, il ne se peut que la honte enfin ne l’arrête et ne rabatte un peu de sa malice excessive. Un reste, oui, un faible reste de honte et de pudeur habite encore dans une âme effrontée. C’est un sentiment naturel que cette honte, et Dieu l’a gravée dans nos cœurs. Puisque la crainte filiale ne suffisait pas pour nous contenir, sa bonté divine nous a préparé plusieurs autres motifs d’horreur pour le mal. Ainsi le blâme de nos semblables, la crainte des lois humaines, l’amour de la gloire, le besoin d’amitié : autant de mobiles qui nous déterminent à ne point pécher. Souvent, ce qu’on ne ferait pas pour Dieu, par honte on le fait ; ce qu’on ne ferait point par crainte de Dieu, on le fait par crainte des hommes. L’important est premièrement d’éviter le péché ; l’éviter en vue de Dieu est un degré de perfection auquel nous nous élèverons plus tard. En effet, pourquoi saint Paul, exhortant les fidèles à vaincre leurs ennemis par la patience, n’emploie-t-il pas, pour les persuader, la crainte de Dieu, mais l’idée du supplice qu’ils attireront sur ces méchants ? « En faisant ainsi », dit-il, « vous amasserez sur sa tête des charbons de feu ». (Rom 12,20) Parce qu’il veut déjà, en attendant, leur faire faire ce premier pas dans la vertu qui consiste à épargner son ennemi. Nous avons donc, comme je l’ai avancé, nous avons en nous un principe de pudeur, ainsi que d’autres motifs naturels et honnêtes de vertu. Tel est cet instinct de la nature, qui nous porte à compatir ; c’est bien le plus noble qui habite en notre cœur. On pourrait même demander pourquoi notre humanité possède de préférence cette faculté de se briser à l’aspect des larmes, de se laisser fléchir, d’éprouver un penchant à la miséricorde. Par nature, en effet, personne n’est brave ; par nature, personne n’est insensible à la vanité ; par nature, personne n’est supérieur à l’envie. Mais il est dans notre nature à tous de compatir à la souffrance ; l’homme le plus cruel, le plus féroce éprouve encore ce sentiment. Et quoi d’étonnant, si nous le montrons envers les hommes ? les bêtes mêmes nous inspirent la piété ; tant la pitié surabonde en nous ; la vue même d’un lionceau non émeut : combien plus celle de nos semblables ! Hélas, disons-nous parfois : voyez donc que d’aveugles ! que d’estropiés ! Nous savons que cette réflexion suffit pour exciter en nous la compassion. Rien ne plaît à Dieu autant que la miséricorde. Aussi l’huile servait à la consécration des prêtres, des rois et des prophètes, parce que l’huile était regardée comme l’emblème de la miséricorde de Dieu. Elle rappelait aussi que le chef, le premier entre les hommes, a besoin plus que personne d’être compatissant ; et l’onction montrait assez que l’esprit de Dieu descendrait en lui pour le rendre ainsi miséricordieux. Dieu, en effet, a pitié des hommes et les traite avec bonté. « Vous avez pitié de tous », dit l’Écriture, « parce que vous pouvez tout ». (Sag 11,24) Telle était la raison de l’onction. Le sacerdoce lui-même était, de par Dieu, une institution de miséricorde. Les rois aussi recevaient l’onction de l’huile ; et quand on fait l’éloge d’un souverain, on ne peut en trouver qui lui convienne mieux que la clémence : le propre de la souveraineté est, en effet, la miséricorde. À la miséricorde même, sachez-le, nous devons la création du monde, et imitez votre Seigneur : « La miséricorde de l’homme », est-il dit, « s’exerce sur son prochain : celle de Dieu se répand sur toute chair ». (Sir 18,12) Sur toute chair, qu’est-ce à dire ? C’est que justes ou pécheurs, nous avons tous besoin de la miséricorde de Dieu, tous nous en jouissons, s’appelât-on Paul, Pierre, Jean. Au reste, qu’est-il besoin de nos paroles ? écoutons plutôt ces grands saints. Que dit notre bienheureux : « Mais j’ai obtenu miséricorde, parce que j’ai agi dans l’ignorance ». (1Ti 1,13) Mais quoi ? n’eut-il pas dans la suite besoin de miséricorde ? Écoutons-le : « J’ai travaillé plus qu’eux tous, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi ». (1Co 15,10) — Et parlant d’Epaphrodite : « Il a été malade jusqu’à devoir mourir », mais Dieu « lui a fait miséricorde, non seulement à lui, mais à moi aussi, pour que je n’eusse pas chagrin sur chagrin ». (Phi 2,27) — Et ailleurs : « Nous avons été affligés au-delà de nos forces, tellement que la vie même nous était à charge. Mais nous avons eu dans nous-mêmes une réponse de mort, afin que nous ne soyons plus confiants en nous, mais en Dieu qui nous a délivrés de tant de morts et qui nous en délivrera ». (2Co 1,8-10) Et enfin : « J’ai été délivré de la gueule du lion ; le Seigneur encore me délivrera ». (2Ti 4,17) Ainsi partout nous le trouvons se glorifiant d’une seule chose : c’est qu’il a trouvé le salut par miséricorde. 5. Tel était aussi Pierre, objet d’une si grande miséricorde, et Jésus-Christ le lui avait signifié par cet oracle : « Voici que Satan a demandé de vous cribler, comme le froment ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point ». (Luc 22,31) Saint Jean de même n’était ce qu’il était que par miséricorde, ou pour mieux dire, tous les apôtres, puisque Jésus-Christ leur disait : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; c’est moi qui ai a fait choix de vous ». (Jn 15,16) En effet, nous avons tous besoin de la miséricorde de Dieu : « La miséricorde de Dieu », dit l’Écriture, « est sur toute chair ». Si de tels hommes ont eu besoin de la miséricorde de Dieu, que dirons-nous des autres ? Quelle autre cause, dites-moi, fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants ? Si pendant une année seulement elle enchaînait les pluies, le genre humain tout entier n’aurait-il pas péri ? Et qu’arriverait-il si Dieu multipliait les orages, s’il faisait tomber le feu en pluie, les moucherons en nuées ? Mais que dis-je ? Qu’il amène seulement la nuit continuelle, comme il l’a fait déjà, tous les hommes ne seront-ils pas perdus ? Qu’il secoue la terre, tous ne devront-ils pas périr ? « Qu’est-ce que l’homme », ô mon Dieu, « pour que vous daigniez vous souvenir de lui ? » (Psa 8,5) L’heure n’est-elle pas venue de dire, qu’une simple menace de Dieu contre la terre suffit pour que tous les hommes ne soient plus qu’un tombeau ? « Ce qu’est une goutte d’eau dans l’urne, les nations le sont à ses yeux, elles ne sont pour lui qu’un peu d’écume, qu’une inclinaison d’une balance ». (Isa 40,15) Autant il nous est facile d’imprimer le mouvement à une balance, autant il lui est aisé de tout anéantir et de tout refaire à nouveau. Puisqu’il nous tient dans sa main avec une telle puissance, et que chaque jour il nous voit l’offenser sans nous punir, ne nous supporte-t-il pas dans sa miséricorde ? Les animaux mêmes sont et subsistent par sa miséricorde : « Vous sauverez, Seigneur », s’écrie le Prophète, « les hommes et les animaux ». (Psa 36,7) Dieu a regardé le monde, et l’a rempli d’êtres vivants : pour qui ? Pour vous ; et vous-mêmes, pourquoi vous créa-t-il ? Par sa bonté. Rien n’est comparable à cette huile de la miséricorde. Elle est la cause et l’aliment de la lumière ici-bas et plus haut. « Un jour », en effet, dit le Prophète, « votre lumière éclatera comme l’aube du matin » (Isa 58,8), si vous pratiquez la miséricorde envers le prochain. Et ce sera justice : comme l’huile alimente le phare qui éclaire les navigateurs, ainsi pour l’autre vie l’aumône nous allume et nous procure une grande et admirable lumière. Cette huile, Paul en parlait souvent et grandement. Écoutez-le nous dire tantôt : « Seulement souvenons-nous des pauvres ! » (Gal 2,10) Tantôt : « S’il vaut la peine, j’irai moi-même ». (1Co 16,4) Partout, toujours, en toute manière, cette vertu fait l’objet de sa sollicitude. C’est ainsi qu’il dit encore : « Que les nôtres aussi apprennent à surpasser tout le monde par les bonnes œuvres » ; et ailleurs : « Toutes ces choses sont bonnes et utiles aux hommes ». (Tit 3,14, 8) Écoutez un autre écrivain sacré : « L’aumône délivre de la mort ». (Tob 12,9) « Seigneur », dit un autre Prophète, « Seigneur, si vous écartez votre miséricorde, « qui donc pourra subsister ? » Et encore : « Si vous entrez en jugement avec votre serviteur ». (Psa 130,3 et 142, 2) Et enfin « Une grande chose, c’est l’homme ; une merveille d’honneur, c’est l’homme miséricordieux ». (Pro 20,6) Faire miséricorde, c’est tout l’homme, disons mieux, c’est déjà Dieu. Voyez quelle est la puissance de la divine miséricorde. Elle a fait toutes choses, et spécialement elle a créé le monde et les anges eux-mêmes, tout cela, je le répète, par le seul effet de sa bonté. Il ne nous a menacés de l’enfer qu’afin que nous possédions son royaume, et ce royaume aussi nous le devrons à la miséricorde. Pourquoi Dieu, bien qu’heureux dans sa solitude, a-t-il voulu donner l’existence à tant de créatures ? N’est-ce pas par bonté ? n’est-ce pas par amour ? Oui, si vous demandez pourquoi telle créature, pourquoi telle autre, de toutes parts vous découvrirez la bonté divine. Ayons donc pitié du prochain, afin que sur nous aussi s’exerce la divine pitié. C’est autant pour nous que pour lui que nous provoquons la miséricorde ; l’heure suprême du jugement doit sonner ; alors que menacera ce feu effroyable, la miséricorde se trouvera prête à l’éteindre, prête aussi à nous ouvrir le règne de l’éternelle lumière. Grâce à elle, nous serons délivrés des flammes de l’enfer ; grâce à elle, Dieu nous ouvrira son sein miséricordieux. Et pourquoi aura-t-il à notre égard des entrailles de pitié ? Ah ! c’est que la charité, l’amour se prouve par la miséricorde. Rien n’irrite le Seigneur autant qu’un cœur fermé à la pitié. Un jour, on lui offrait un homme qui lui devait dix mille talents ; touché de compassion, il lui remit sa dette. Mais dès que ce méchant se prit à saisir à la gorge son compagnon de service pour lui faire payer une dette de cent deniers ; aussitôt le Seigneur livra aux exécuteurs cet être inhumain, jusqu’à complet paiement de sa dette. Après une telle leçon, soyons donc miséricordieux pour nos débiteurs, soit d’argent, soit de péché que chacun oublie les, injures, à moins que par hasard il ne préfère se blesser lui-même, puisque, en ne pardonnant pas, vous faites moins de tort à l’adversaire qu’à vous-même. Si vous le punissez, Dieu ne le punira pas ; si vous lui pardonnez, ou bien Dieu le punira, ou bien il vous remettra vos péchés. Comment donc osez-vous espérer le royaume céleste, si vous ne pardonnez pas aux autres ? Evitons un si grand malheur que de perdre le ciel ; remettons à tous, car c’est remettre à nous-mêmes ; pardonnons pour que Dieu nous pardonne nos péchés, et qu’ainsi nous puissions gagner ces biens à venir, etc.