Philemon
COMMENTAIRE SUR L’ÉPÎTRE DE SAINT PAUL A PHILÉMON.
AVERTISSEMENT.
Des contemporains de saint Chrysostome disaient que l’épître à Philémon était un écrit superflu composé pour un intérêt passager et pour un seul homme, Onésime. C’est avec une extrême vigueur que le saint Docteur les réfute. Il montre qu’il est très-important pour notre instruction que nous ayons non seulement les grandes épîtres de l’apôtre, mais même la relation détaillée, de ses moindres actions. Cette épître est commentée avec un soin qu’on trouverait à peine dans ses autres ouvrages. Quant à la question de savoir si ces trois furent homélies prononcées à Antioche ou à Constantinople, il est à peu près impossible de la résoudre, faute de données d’aucune sorte. Photius dit que les homélies prononcées à Constantinople sont moins soignées que les autres ; mais c’est là, on le comprend facilement, une règle trop générale et trop vague pour être sûre et infaillible. Saint Chrysostome combat souvent les marcionites, nous l’avons vu. Ici encore, dans la dernière homélie, il rapporte un argument ; qu’un homme de cette secte lui avait opposé, et il en donne une remarquable réfutation. ARGUMENT.
Il faut d’abord dire quel est le sujet de cette épître, et quelles questions s’y rapportent. Quel en est donc le sujet ? Philémon était un homme noble et distingué. Qu’il ait été distingué, voici un fait qui le prouve, c’est que, toute sa maison était fidèle et qu’elle était même appelée une église. C’est pourquoi saint Paul écrit ces mots : « Et à l’église qui est en ta maison ». Il témoigne encore qu’on lui accordait une grande obéissance, il ajoute : « Tu as réjoui les entrailles des saints ». De plus il l’avertit, dans cette même épître, qu’il doit lui préparer un logement. Il me, semble donc pour toute sorte de raisons que sa maison était l’asile des saints. Cet homme si distingué avait un esclave du nom d’Onésime. Celui-ci, après avoir dérobé quelque chose à son maître, s’était sauvé. Son larcin nous est attesté par ces paroles : « S’il t’a fait quelque tort, ou s’il te doit quelque chose, je te le payerai ». Comme il était venu à Rome vers saint Paul, qu’il l’avait trouvé dans les fers et qu’il avait entendu son enseignement, il y reçut le baptême. Ce qui prouve qu’il ya reçu le don du baptême, ce sont ces mots : « Onésime que j’ai engendré dans mes liens ». (Phm 2, 7, 18 ; 10) L’apôtre écrit donc pour le recommander à son maître, afin que, pour toutes ces raisons, celui-ci ne lui fit subir aucun châtiment et qu’il le reprît comme un homme régénéré. Mais quelques-uns prétendent qu’il était inutile d’insérer cette épître dans les saintes Écritures, comme traitant un trop mince sujet et ne concernant qu’un seul homme. Qu’ils sachent, ceux qui font ces reproches, qu’ils sachent qu’ils se rendent eux-mêmes dignes de mille reproches. Car, non seulement il fallait insérer une si petite lettre écrite sur un sujet si intime, mais bien plus puissions-nous trouver quelqu’un qui nous donne l’histoire des apôtres je ne dis pas sur ce qu’ils ont dit ou écrit, mais, encore sur toute leur manière de vivre ; qui nous apprenne ce qu’ils ont mangé et quand ils mangeaient, quand ils sont restés dans les villes, quand ils ont voyagé, ce qu’ils ont fait chaque jour, au milieu de quels hommes ils se sont trouvés, dans quelle maison ils sont entrés ; qui enfin nous raconte exactement toute leur vie dans ses moindres détails, tant toutes leurs, actions sont pleines d’enseignements utiles pour nous ! Mais parce que beaucoup ne comprennent pas l’utilité qu’on peut retirer de là, ils se mettent à blâmer cette épître. Cependant, lorsque nous voyons seulement les lieux où ils ont vécu, où ils ont été enchaînés, bien que ces lieux soient inanimés, nous arrêtons souvent notre pensée sur eux, nous nous représentons leur vertu, et ainsi nous nous sentons encouragés, nous avons plus d’ardeur. Combien donc cet effet ne serait-il pas plus grand si nous entendions rapporter leurs paroles et toutes leurs actions ! Est-ce qu’on ne s’informe pas d’un ami, pour savoir où il vit, ce qu’il fait, où il va ? et cela, dites-moi, il ne faudrait pas le savoir, lorsqu’il s’agit des docteurs qui ont enseigné toute la terre ! Lorsque quelqu’un vit de la vraie vie de la foi, sa tenue, sa démarche, ses paroles, ses actions, tout en lui est utile à ceux qui en entendent parler, et il n’y a aucun inconvénient à tout savoir. Maintenant il est bon de vous apprendre pourquoi dans cette épître il est traité d’un sujet tout domestique. Voyez donc combien d’excellents enseignements nous sont donnés par là. L’un, et le premier de tous, c’est que nous devons être diligents sur toutes choses. Si en effet saint Paul a tant de sollicitude pour un fugitif, un larron, un voleur ; s’il ne craint pas, s’il ne rougit pas de le renvoyer à son maître avec tant d’éloges, il nous convient bien moins encore d’être négligents dans des circonstances semblables. Le second enseignement, c’est qu’il ne faut pas désespérer dés esclaves, même lorsqu’ils en sont arrivés à une extrême perversité. Or, si ce fugitif, ce voleur est devenu assez honnête pour que Paul voulût en faire son compagnon, et qu’il écrivît ceci : « Afin qu’il me servît à ta place », nous devons désespérer bien moins encore des hommes libres. Le troisième enseignement, c’est qu’il n’est pas bien d’enlever aux maîtres leurs esclaves. Car si l’apôtre qui avait une telle confiance en Philémon, n’a pas voulu retenir sans l’aveu de son maître, Onésime qui pouvait lui rendre tant de services dans son ministère, il nous convient bien moins encore de faire ce qu’il n’a pas fait. Plus un esclave est vertueux et plus il est bon qu’il reste esclave, qu’il reconnaisse son maître afin qu’il soit utile à tous ceux qui sont dans la maison. Pourquoi ôter la lumière de dessus le chandelier pour la mettre sous le boisseau ? Plût à Dieu qu’on pût faire rentrer dans les villes tous les fugitifs ! Mais quoi, dira-t-on, et s’il devenait mauvais ? – Comment ? dites-le-moi, je vous prie est-ce parce qu’il est entré dans la ville ? Mais pensez-y ; s’il était dehors, il serait encore pire. Car celui qui étant dans la ville devient mauvais ; deviendrait bien pire, s’il était hors des murs. En effet, au dedans il est libre de toute inquiétude sur son sort, c’est son maître qui a tous les soucis ; mais au-dehors, les soins qu’il devrait prendre pour pourvoir à sa nourriture l’écarteraient davantage de ses devoirs les plus nécessaires, les plus spirituels. C’est même pour cela que saint Paul, leur donnant un excellent conseil, leur dit : « Es-tu appelé à la foi étant esclave, rie t’en mets point en peine, mais quand même tu pourrais être mis en liberté, fais plutôt un bon usage de ton état » (1Co 7,21), c’est-à-dire continue à être esclave. Car ce qu’il y a de plus nécessaire pour lui, c’est qu’il n’entende point blasphémer le nom de Dieu, comme le dit l’apôtre en ces termes : « Que tous les serviteurs, qui sont sous le joug, sachent qu’ils doivent à leurs maîtres toute sorte d’honneurs, afin qu’on ne blasphème point le nom de Dieu et sa doctrine ». (1Ti 6,1) Les gentils eux-mêmes devront dire qu’un esclave peut plaire à Dieu, sinon il faudra de toute nécessité qu’on blasphème et qu’on dise : Le christianisme a été introduit dans la vie pour tout renverser ; si les esclaves sont enlevés à leurs maîtres, c’est là une grande violence. Que dirai-je de plus ? L’apôtre nous enseigne encore que nous ne devons pas rougir de vivre avec des esclaves, pourvu qu’ils soient honnêtes. Si en effet saint Paul, qui l’emportait sur tous les hommes, a dit tant de bien d’Onésime, à plus forte raison devons-nous agir comme lui. Puis donc qu’il y a dans cette épître tant d’utiles enseignements, bien que nous n’ayons pas encore tout dit, quelqu’un pourra-t-il croire qu’il était superflu de la mettre air nombre des Écritures sacrées ? Un tel sentiment ne montrerait-il pas une extrême démence ? Prêtons donc toute notre attention, je vous prise, à la' lettre écrite par l’apôtre. Déjà elle nous a été fort utile, elle le sera plus encore, si nous l’examinons de près. HOMÉLIE PREMIÈRE.
PAUL, PRISONNIER DE JÉSUS-CHRIST, ET LE FRÈRE TIMOTHÉE, A PHILÉMON, NOTRE BIEN-AIMÉ ET COOPÉRATEUR, ET A APPIE, NOTRE BIEN-AIMÉE, ET A ARCHIPPE, LE COMPAGNON DE NOS COMBATS, ET A L’ÉGLISE QUI EST EN TA MAISON, GRÂCE ET PAIX DE LA PART DE DIEU NOTRE PÈRE, ET DE LA PART DU SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. (1, 2, 3) Analyse.
- 1. Toutes les expressions employées par l’apôtre dans le préambule de cette épître sont très-propres à fléchir Philémon.
- 2 et 3. Le saint nous montre excellemment que nous devons pardonner à nos frères, et l’avantage qui nous revient de cette charité, non seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes. – Combien sont durs ceux qui ne veulent pas pardonner.
1. Cette épître a été écrite à un maître pour un esclave : dès le début saint Paul le rappelle à l’humilité ; il ne veut pas le faire rougir, mais il éteint sa colère, en s’appelant prisonnier, il l’adoucit et le force à rentrer en lui-même, et il fait que les choses de ce monde ne lui paraissent être rien. Si en effet les liens qu’on porte pour le Christ, bien loin d’être une honte, sont une gloire, l’esclavage est beaucoup moins ignominieux. S’il parle ainsi, ce n’est pas pour se glorifier, il fait une œuvre utile, et il montre son autorité, non dans son intérêt, mais seulement pour que Philémon lui accorde plus facilement ce bienfait, que s’il disait, comme il l’a dit ailleurs : C’est pour vous que je suis chargé de ces chaînes. Dans ces dernières paroles il fait voir sa sollicitude, ici il montre son autorité. Il n’y a rien de plus grand qu’une telle gloire, c’est au point qu’il est appelé le stigmatisé de Jésus-Christ : Car, « dit-il, je porte le stigmate de Jésus-Christ ». (Gal 6,17) « Prisonnier de Jésus-Christ ». C’est en effet pour Jésus qu’il avait été lié. Qui ne serait plein de respect, qui ne serait adouci, en entendant parler des liens de Jésus-Christ ? Qui ne donnerait toute son âme bien loin de refuser un seul esclave ? – « Et le frère Timothée ». Il en prend un second avec lui, pour que Philémon, ébranlé par les prières de plusieurs, cède plus facilement et accorde le bienfait qu’on lui demande. – « A Philémon, notre bien-aimé et coopérateur ». S’il est son bien-aimé, il n’y a ni audace ni témérité à se confier en lui, c’est une singulière marque d’amitié. S’il est son coopérateur, il devait non seulement recevoir une telle prière, mais même en être reconnaissant, car c’est à lui-même qu’il rendra service, puisqu’il bâtit le même édifice que saint Paul. Ainsi, dit l’apôtre, laissons de côté ma prière, il y a une autre nécessité qui te forcera à accorder ce bienfait : car si Onésime est utile à l’Évangile, et que tu sois plein de zèle pour en propager la doctrine, il ne faut déjà plus qu’on te fasse cette demande, c’est toi-même qui dois la faire. « Et à Appie, notre bien-aimée ». C’était sans doute l’épouse de Philémon. Voyez l’humilité de saint Paul : il s’appuie sur Timothée pour faire sa demande, et il l’adresse non seulement au mari, mais encore à la femme et à un autre qui était sans doute un ami : « Et à Archippe, le compagnon de nos combats ». Car il ne veut pas obtenir par un ordre ce qu’il désire, et il ne s’indigne pas, si on n’obéit pas immédiatement à ses exhortations tout ce qu’un inconnu ferait pour lui, il les prie de le faire, de manière à ce qu’ils s’intéressent à sa demande. En effet il est bon qu’une prière soit non seulement appuyée par beaucoup de gens, mais encore adressée à beaucoup de personnes, pour qu’on obtienne ce qu’on réclame. C’est pourquoi il dit : « Et à Archippe, le compagnon de nos combats ». Si tu es son compagnon d’armes, voilà une occasion dans laquelle tu dois encore lui venir en aide. Et Archippe est celui dont il est dit dans l’épître aux Colossiens : « Dites à Archippe : prends garde à l’administration que tu as reçue en Notre-Seigneur, afin que tu l’accomplisses ». (Col 4,17) Il me semble qu’il a dû être encore un de ceux qui ont été appelés à exercer le saint ministère ; il s’appuie sur lui pour faire sa demande, et il l’appelle son compagnon d’armes, pour que de toute manière il lui prête son secours. – « Et à l’église qui est en ta maison ». Il ne passe pas sous silence les esclaves, car il savait que souvent les paroles des serviteurs peuvent changer les sentiments d’un maître, surtout lorsqu’on demande quelque chose pour un esclave ; du reste c’étaient peut-être eux qui excitaient le plus Philémon contre Onésime. Il ne veut donc pas qu’ils puissent avoir des sentiments de haine, et il daigne parler d’eux à côté de leur maître. Mais il ne veut pas non plus que le maître s’indigne. Or s’il les avait appelés par leurs noms, peut-être se serait-il indigné ; s’il n’avait pas fait mention d’eux, peut-être eût-il été mécontent. Voyez donc quelle prudence éclate dans la manière dont il en parle, lorsqu’il les juge dignes d’être mentionnés, sans cependant offenser Philémon. Le nom d’église qui leur est donné ne permet pas que les maîtres s’indignent s’ils sont comptés avec leurs esclaves. Car l’Église ne connaît pas la différence de l’esclave et du maître ; c’est par leurs bonnes ou leurs mauvaises actions qu’elle fait une distinction entre eux. Si donc ils forment une église, ne t’indigne pas de ce que ton esclave est nommé à côté de toi. « En Jésus-Christ il n’y a ni esclave ni libre ». (Gal 3,28) « Grâce et paix ». L’apôtre rappelle à Philémon ses péchés, en le faisant souvenir de la grâce. Pense, dit-il, combien de fautes Dieu t’a remises, et comment tu as été sauvé par la grâce : imite le Seigneur. Il demande aussi pour lui la paix, et avec raison. Car nous la possédons, lorsque nous imitons le Seigneur, lorsque la grâce reste en nous. Ainsi pour cet esclave qui était sans pitié pour son compagnon de servitude, tant qu’il ne lui redemanda pas les cent deniers, la grâce de Dieu resta en lui ; mais lorsqu’il les réclama, elle lui fut enlevée, et il fut lui-même livré aux bourreaux. 2. Pensant à cet exemple, soyons miséricordieux, et pardonnons facilement à ceux qui nous offensent. Les cent deniers, dont il est parlé dans la parabole, ce sont les offenses qu’on nous fait ; mais les offenses que nous faisons à Dieu seraient des milliers de talents. Vous savez, en effet, qu’on juge aussi les fautes d’après la qualité des personnes que nous offensons. Par exemple, celui qui offense un simple citoyen, pèche, mais non pas comme celui qui insulte un prince. L’offense croît à proportion que celui qui l’a reçue est élevé en dignité. Si on offense le roi, la faute est beaucoup plus considérable encore. L’injure est la même, à la vérité, mais elle devient plus grave à cause de la dignité de la personne offensée. Mais si celui qui blesse un roi, est livré à un supplice intolérable à cause de la considération qui s’attache à la royauté, combien de talents ne devra pas à Dieu celui qui l’aura insulté ? C’est pourquoi, quand les péchés que nous commettons contre Dieu seraient les mêmes que ceux que nous commettons contre les hommes, ils ne seront cependant pas égaux ; il y aura entre eux toute la différence qu’il y a entre l’homme et là divinité. Mais je trouve un plus grand nombre de fautes encore qui sont très-graves, non seulement par l’excellence de celui qu’elles blessent, mais par elles-mêmes. C’est unie chose horrible que je vais dire, une chose vraiment terrible : il faut la dire cependant, pour qu’ainsi les âmes soient frappées et émues : oui, je vous montrerai que nous craignons les hommes beaucoup plus que Dieu, que nous honorons les hommes beaucoup plus que Dieu ! Faites attention en effet : celui qui commet un adultère sait que Dieu le voit, et il le méprise ; mais si un homme le voit, il réprime sa concupiscence. Celui qui agit ainsi, celui-là non seulement estime les hommes plus que Dieu, non seulement fait une injure à Dieu, mais même, ce qui est plus grave, craint ses semblables et méprise le Seigneur. Car s’il voit un mortel, il éteint la flamme de sa passion, ou plutôt est-ce bien une flamme ? non, c’est une insolence. S’il n’était pas permis d’avoir un commerce avec une femme, on aurait droit de dire que c’est une flamme, mais maintenant c’est une insolence, une débauche ; voit-il des hommes, sa démence tombe aussitôt, mais il se soucie moins de lasser la longanimité de Dieu. De même cet autre qui vole a conscience de son larcin, et il essaie de tromper les hommes, il se défend contre les accusateurs, il donne une apparence spécieuse à sa défense ; mais pour Dieu qu’il ne peut pas tromper, – il n’en a nul souci, il ne le craint pas, il ne l’honore pas. Si un roi nous ordonne de ne pas mettre la main sur l’argent d’autrui, ou même de donner nos propres richesses, nous les apportons aussitôt : et quand Dieu nous ordonne de ne pas ravir, de ne pas prendre les biens des autres, nous n’obéissons pas. Ne voyez-vous pas que nous avons plus d’estime pour les hommes que pour Dieu ? Ces mots vous sont pénibles et vous blessent, dites-vous ? – Montrez donc par les faits mêmes combien ils vous sont pénibles. Fuyez les péchés qu’ils désignent, car si vous ne fuyez pas ces péchés, comment pourrai-je vous croire lorsque vous direz : Les mots nous font peur et tu nous accables ? – C’est vous qui vous accablez vous-mêmes par vos fautes ; moi je me contente de dire la qualité des péchés que vous commettez, et vous vous indignez n’est-ce pas déraisonnable ? Plaise à Dieu que tout ce que je dis soit faux ! J’aime mieux emporter la réputation d’avoir été injurieux en ce jour, comme vous ayant fait des reproches inutiles et nullement fondés, que de vous voir de ces péchés, accusés au tribunal redoutable. – Maintenant non seulement vous préférez les hommes à Dieu, mais même vous forcez les autres à faire comme vous : beaucoup y forcent nombre d’esclaves et de serviteurs. On contraint les uns à se marier malgré eux, les autres à rendre des services criminels pour un amour impur, pour des vols, des fraudes et des violences. Ainsi c’est double crime, et ceux mêmes qui agissent malgré eux, ne peuvent pas obtenir le pardon en donnant cette excuse. Si vous faites une mauvaise action malgré vous, pour obéir au prince, l’ordre que vous avez reçu ne vous sera pas une défense suffisante ; mais votre péché devient plus grand, lorsque vous forcez aussi les autres à mal faire. Quelle grâce pourra donc être faite à un tel coupable ? Si j’ai dit ces choses, ce n’est pas que je veuille vous condamner ; j’ai seulement voulu montrer combien nous sommes les débiteurs de Dieu. Car si, lors même que nous honorons Dieu autant que l’homme, nous faisons encore injure à Dieu, combien plus grande ne sera pas l’injure lorsque nous lui préférons les hommes ? Si les offenses que nous faisons aux hommes deviennent bien autrement graves lorsque nous les faisons à Dieu, combien ne sont-elles pas plus graves encore, lorsque par elles-mêmes elles sont déjà grandes et considérables ? Que chacun s’examine attentivement et il reconnaîtra qu’il fait tout pour les hommes. Nous serions bien heureux si nous faisions autant pour Dieu que pour les hommes, pour l’estime que nous attendons d’eux, pour la crainte ou le respect qu’ils nous inspirent. Puis donc que nous avons tant et de si grandes dettes, nous devons mettre la plus grande ardeur à pardonner à ceux qui nous offensent et nous trompent, et à oublier les injures. Car pour se délivrer de ses fautes, il ne faut pas de rudes travaux, de grandes dépenses, ni rien de tel, mais seulement la volonté de l’âme ; il n’est pas besoin d’entreprendre un voyage, de partir pour une autre contrée, d’affronter des dangers, de supporter des fatigues, il suffit de vouloir. 3. Comment, dites-moi, obtiendrons-nous notre pardon pour les fautes qu’il nous paraît difficile d’éviter, si nous ne faisons pas une petite chose qui a tant d’utilité et de profit, et qui n’exige aucun labeur ? Vous ne pouvez pas mépriser les richesses ? Vous ne pouvez pas donner vos biens aux pauvres ? Mais du moins ne pouvez-vous pas vouloir faire une bonne action ? Ne pouvez-vous pas pardonner à ceux qui vous ont offensé ? Quand vous n’auriez pas tant de dettes à payer et que Dieu vous ferait seulement un précepte du pardon, ne pardonneriez-vous pas ? et maintenant que vous avez tant de comptes à rendre, vous ne pardonnerez pas, et cela, lorsque vous savez qu’on vous demande raison des fautes que vous avez commises vous-même ! Je suppose que nous allions chez notre débiteur ; celui-ci, le sachant, nous entoure de soins, nous reçoit, nous rend des honneurs et nous montre par sa libéralité les dispositions les plus bienveillantes : et cela, ce n’est pas lorsqu’il est débarrassé de sa dette, s’il agit ainsi, c’est pour nous rendre modérés dans nos réclamations : vous cependant, lorsque vous devez tant à Dieu et qu’on vous ordonne de remettre aux autres leurs péchés, pour que les vôtres vous soient remis, vous ne les remettez pas ! Pourquoi donc, je vous prie ? Hélas ! quelle bonté Dieu a pour nous ! mais nous, quelle n’est pas notre malice ! notre sommeil ! notre paresse ! Combien la vertu est facile, et combien elle nous est avantageuse ! Combien la malice coûte de fatigues ! nous cependant, nous fuyons une chose si légère pour en suivre une qui est plus lourde que le plomb. Il n’est pas besoin pour être vertueux d’avoir de la santé, des richesses, de l’argent, de la puissance, des amis, ni rien de semblable, mais il suffit de vouloir, et c’est tout. Quelqu’un vous a-t-il couvert d’injures et d’opprobres ? Pensez que vous-même vous avez beaucoup de pareilles offenses à vous reprocher envers les autres, même envers Dieu, et ainsi remettez-lui sa faute et pardonnez-lui ; pensez que vous dites : « Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs ». (Mat 6,13) Pensez que si vous ne les remettez pas, vous ne pouvez pas prononcer ces mots avec confiance ; mais si vous les remettez, c’est une action dont vous pourrez demander qu’on vous tienne compte comme d’une dette que Dieu a envers vous, non qu’elle soit telle par sa nature, mais c’est la bonté de celui à qui nous devons tant, qui l’a rendue telle. Est-ce là de l’égalité ? Comment ? celui qui remet leurs dettes a ses compagnons d’esclavage obtiendra la rémission des péchés qu’il a commis envers le Seigneur ! Oui, nous jouissons d’une telle bonté, car il est riche en miséricorde et en pitié. Mais pour vous montrer qu’en dehors même de ces considérations, en dehors de cette rémission de vos fautes, par cela seul que vous remettez aux autres leurs péchés, vous retirez vous-même de là un grand profit, voyez combien celui qui agit ainsi a d’amis et comment son éloge est dans toutes les bouches. Ne dit-on pas : C’est un honnête homme, facile à apaiser, qui n’a pas la mémoire des injures et qui est aussi vite guéri que blessé ? Qu’un tel homme vienne à tomber dans quelque malheur, qui n’aura pitié de lui ? qui ne lui pardonnera ses fautes ? qui ne l’exaucera, lorsqu’il demandera une faveur pour autrui ? qui ne vaudra être l’ami ou le serviteur d’un homme si bon ? Ah ! je vous prie, agissons ainsi en toutes choses pour cette raison, non seulement envers nos amis et nos parents, mais même envers nos esclaves : car, dit l’apôtre : « Modérez vos menaces, sachant que le Seigneur et d’eux et de vous est au ciel ». (Eph 6,9) Si nous remettons au prochain ses offenses, les nôtres nous seront remises aussi ; elles nous seront remises, si nous faisons l’aumône, si nous sommes humbles, car c’est ainsi encore que nous nous délivrons de nos péchés. En effet, si un publicain, pour avoir dit seulement : Soyez-moi propice, moi qui suis pécheur » (Luc 18,13), s’est retiré justifié, combien plus facilement n’obtiendrons-nous pas une grande bienveillance, si nous sommes humbles et contrits ? Confessons nos péchés, condamnons-nous nous-mêmes et nous effacerons urne grande partie de nos souillures, car il y a beaucoup de voies pour se purifier. Combattons donc partout le diable. Je n’ai rien dit qui fût difficile, qui fût pénible à faire. Pardonnez à celui qui vous a offensés, ayez pitié des pauvres, humiliez votre âme, et quand vous seriez de grands pécheurs, vous pourrez avoir votre part du royaume éternel, en vous purgeant ainsi de vos fautes, en effaçant ainsi vos taches. Puissions-nous tous, lavés ici-bas de toutes les souillures de nos péchés par le moyen de la confession, obtenir là-haut les biens promis en Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui partage avec le Père ; la gloire, la puissance, etc. HOMÉLIE II.
JE RENDS GRÂCES A MON DIEU, FAISANT TOUJOURS MENTION DE TOI DANS MES PRIÈRES ; APPRENANT LA FOI QUE TU AS AU SEIGNEUR JÉSUS, ET TA CHARITÉ ENVERS TOUS LES SAINTS, AFIN QUE LA COMMUNICATION DE TA FOI MONTRE SON EFFICACE EN SE FAISANT CONNAÎTRE PAIE TOUT LE BIEN QUI EST EN VOUS, PAR JÉSUS-CHRIST. (4, 5, 6, JUSQU’À 16) Analyse.
- 1. Si Onésime a fait quelque tort à son maître, je me porte caution pour lui, dit gracieusement saint Paul.
- 2. De la miséricorde de Dieu, qui est inséparable de sa justice. – Que Dieu, dans sa bonté, nous fait des menaces pour nous retenir. – Mais si nous regardons ces menaces comme de simples paroles, nous en éprouverons la vérité.
1. Il n’y a pas de meilleur moyen pour persuader que de ne pas demander tout à la fois. Voyez en effet après quels éloges, après quelle longue préparation l’apôtre ose enfin écrire ces paroles. Après avoir dit : C’est mon fils, mon compagnon dans les liens de l’Évangile, mes entrailles, reçois-le comme un frère, regarde-le comme un frère, il ajoute ici : « Comme moi-même ». Et Paul n’en rougit pas. Celui en effet qui né rougit pas d’être appelé l’esclave des fidèles, et qui même se reconnaît hautement pour tel, peut à bien plus forte raison ne pas redouter d’écrire ces mots. Maintenant que dit-il ? le voici : Si tu as les mêmes sentiments que moi, si tu poursuis le même but, si tu crois à mon amitié, reçois-le comme moi-même. « Que s’il t’a fait quelque tort » : voyez dans quel endroit de l’épître et dans quel moment il lui parle du tort qui lui a été fait ; c’est tout à fait à la fin, et après avoir déjà parlé longtemps d’Onésime. Comme ce sont surtout les pertes d’argent qui sont les plus sensibles aux hommes, pour que Philémon ne puisse pas se plaindre à ce sujet (et il est probable en effet que ce qu’on lui avait dérobé était déjà dépensé), l’apôtre place ici ces mots « Que s’il t’a fait quelque tort ». Il ne dit pas « S’il t’a volé » ; quoi donc ? « S’il t’a fait quelque tort ». Ainsi il avoue la faute, non toutefois comme une faute d’esclave, mais comme la faute d’un ami envers un ami, en se servant plutôt du mot « tort » que du mot « vol ». « Mets-le-moi en compte », c’est-à-dire, regarde cela comme une dette que je contracte envers toi, « je te le payerai ». Il dit même avec une grâce spirituelle : « Moi, Paul, j’ai écrit ceci de ma propre main ». Cela est tout à la fois persuasif et gracieux : si Paul ne se refuse pas à donner caution pour Onésime, Philémon ne se refusera pas à le recevoir. Par ce moyen il agit puissamment sur l’âme du maître, et il délivre l’esclave de toute perturbation. « De ma propre main », dit-il : il n’y a rien de plus tendre que ces entrailles de père, rien de plus inquiet, rien de plus zélé. Voyez de quelle sollicitude il est plein pour un seul homme : « Pour ne pas te dire que tu te dois toi-même à moi ». Comme il eût paru faire injure à celui qu’il priait, s’il n’avait pas osé le supplier pour un vol, et s’il avait désespéré de réussir, il lui adresse, pour éviter cela, ces paroles adoucies : « Pour ne pas te dire que tu te dois toi-même à moi ». Il ne dit pas seulement : Tes biens, mais : « Toi-même ». S’il parle ainsi, c’est un effet de son affection, il se conforme aux lois de l’amitié, il indique qu’il a en Philémon une grande confiance. Voyez-vous comme partout il prend soin et de montrer une grande sollicitude pour Onésime dans ses demandes, et d’empêcher que cela ne paraisse une marque de défiance pour Philémon ? « Oui, mon frère ». Que faut-il entendre par ces mots : « Oui, mon frère ? » Reçois-le dit-il, car c’est là ce qu’il faut sous-entendre. Il laisse ici de côté le gracieux pour revenir à son sujet, aux choses sérieuses. Du reste, ce qu’il vient de dire est sérieux aussi, car tout ce qui sort de la bouche ; des saints est sérieux bien que de temps en temps ils puissent employer les grâces du discours. « Oui, mon frère, que je reçoive ce plaisir de toi en Notre-Seigneur ; réjouis mes entrailles en Notre-Seigneur » : c’est-à-dire accorde la grâce que je te demande, non pas à moi, mais au Seigneur. Par « mes entrailles », il veut dire : Les entrailles de père que j’ai pour toi. Quel rocher ne se laisserait fléchir par ces paroles ? Quel monstre ne se laisserait adoucir par elles, et ne se préparerait à recevoir Onésime avec une véritable tendresse ? Après lui avoir reconnu de si grandes vertus, il ne craint pas de s’excuser une seconde fois. Il ne lui dit pas simplement de l’excuser, il ne le lui commande pas, il ne montre pas de présomption, il s’exprime ainsi : « Je t’ai écrit, étant persuadé de ton obéissance ». Ce qu’il avait dit au début : « Bien que j’aie une grande liberté en Jésus-Christ de te commander », il le répète ici au moment de sceller sa lettre. – « Et sachant que tu feras même plus que je ne te dis » : c’est encore un moyen de l’exciter que de lui dire cela. Car n’eût-il pas fait plus, au moins il aurait eu honte de ne pas faire autant qu’il lui était demandé, lorsque saint Paul avait de lui cette idée qu’il ferait plus qu’il ne lui disait. « Mais aussi en même temps prépare-moi un logement, car j’espère que je vous serai donné par vos prières ». Ces paroles montrent une grande confiance, mais c’était bien plus encore dans l’intérêt d’Onésime qu’il parlait ainsi ; il voulait que ses maîtres ne fussent pas négligents et que sachant qu’à son retour il connaîtrait parfaitement l’état des choses, ils perdissent tout souvenir du tort qui leur avait été fait, et se montrassent plus bienveillants. C’était une grande grâce, un grand honneur que d’avoir Paul chez toi, et Paul à un tel âge, et Paul après sa sortie de prison ! D’autre part nous avons un témoignage de l’amour que cette maison lui portait, car l’apôtre dit qu’ils priaient pour lui, et il accorde un grand prix à leurs prières. En effet, bien que je sois environné de dangers, dit-il, vous me verrez, si vous priez. « Epaphras qui est prisonnier avec moi en Jésus-Christ, te salue » : il avait été envoyé chez les Colossiens, et c’est une nouvelle preuve que Philémon était de ce pays. Il l’appelle son compagnon de captivité et montre par là qu’il, était dans une grande affliction ; de sorte que quand il ne l’aurait pas écouté par amour pour lui-même, il aurait dû le faire par affection pour celui-ci. Car celui qui est dans l’affliction et qui néglige ses propres intérêts pour s’occuper de ceux des autres, doit être écouté. En outre, c’est encore un moyen de l’exhorter ; en effet si l’un de ses concitoyens est devenu le compagnon de l’apôtre dans ses fers et dans ses tourments, comment Philémon refuserait-il d’accorder à son esclave la grâce qu’on lui demande ? Saint Paul ajoute : « Prisonnier avec moi en Jésus-Christ », c’est-à-dire, pour Jésus-Christ. « Ainsi que Marc et Aristarque, et Démas, et Luc mes aides et mes compagnons ». Pourquoi parle-t-il de Luc en dernier lieu, lorsqu’il dit ailleurs : « Luc est seul avec moi ? » Et Démas, dit-il, est un de ceux qui m’ont abandonné et qui ont aimé le présent siècle. (2Ti 4,11, 9) Bien que ces phrases soient d’une autre épître, il ne faut pas les laisser passer sans discussion, ni les entendre sans attention. Comment peut-il dire que celui qui l’a abandonné salue Philémon ? Car « pour Eraste », dit-il, « il est resté à Corinthe o. (2Ti 4,20) Il ajoute Epaphras parce qu’il était connu de Philémon et qu’il était de la même ville, et Mare, à cause de son grand mérite : mais pourquoi met-il aussi Démas ? Peut-être qu’il se relâcha lorsqu’il vit autour de lui mille dangers, et c’est ainsi que Luc qui était le dernier serait devenu le premier. Il salue Philémon de leur part pour l’exhorter avec plus de force à l’obéissance, et il les appelle ses coopérateurs pour le forcer par ce moyen à prêter toute son attention à la demande qui lui est faite. « La grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec ton esprit. Ainsi soit-il ». 2. C’est une prière qui termine cette lettre ; or la prière est un grand bien, un bien salutaire, un bien qui garde nos âmes. C’est un grand bien, mais lorsque nos actions sont dignes de la prière, lorsque nous ne nous rendons pas nous-mêmes indignes d’elle. Lors donc que tu auras été trouver un prêtre et qu’il t’aura dit : Mon fils, Dieu aura pitié de toi, ne mets pas ta confiance dans cette parole seulement, mais applique-toi aux œuvres, rends-toi digne de la miséricorde de Dieu. Dieu te bénira, mon fils, si par tes actions tu mérites d’être béni ; il te bénira, si tu as de la compassion pour ton prochain, car ce que nous voulons obtenir de Dieu, nous devons d’abord l’accorder à autrui, mais si nous en privons les autres, comment voulons-nous l’obtenir ? « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils trouveront miséricorde ». (Mat 5,7) Si en effet il y a des hommes qui ont pitié des infortunés, Dieu aura plus de miséricorde encore pour eux-mêmes ; mais il n’en sera pas ainsi pour ceux qui n’auront pas eu pitié. « Car le jugement sera sans miséricorde pour « ceux qui n’auront pas été miséricordieux ». (Jac 2,13) C’est une bonne chose que la miséricorde : pourquoi donc ne l’accordes-tu pas aux autres ? Veux-tu qu’on te pardonne lorsque tu as fait une faute ? Pourquoi donc ne pardonnes-tu pas à celui qui a péché ? Quoi ! tu t’approches de Dieu pour lui demander le royaume des cieux, et toi, lorsqu’on te demande de l’argent, tu n’en donnes pas ! Si donc nous n’obtenons pas miséricorde, c’est parce que nous ne sommes pas miséricordieux. Pourquoi ? diras-tu : car ce serait un effet de la miséricorde de Dieu que d’avoir pitié de ceux mêmes qui sont sans pitié. Ainsi celui qui montre de la bienveillance à un homme cruel, farouche, qui a causé mille maux au prochain, celui-là pourrait être appelé miséricordieux ? – Pourquoi non, dis-tu ? est-ce que le baptême ne nous sauve pas malgré les mille fautes que nous avons commises ? – Nous en avons été délivrés, oui, mais ce n’est pas pour que nous recommencions à pécher, c’est pour que nous ne péchions plus : « Si nous sommes morts au péché, comment y a vivrons-nous encore ? Quoi donc ! pécherons-nous parce que nous ne sommes point sous la loi, mais sous la grâce ? A Dieu ne plaise ! » (Rom 6,2, 15) Le baptême t’a délivré de tes fautes, mais c’est pour que tu ne retombes plus dans le même péché. Ainsi les médecins qui soignent la fièvre, nous délivrent de son ardeur brûlante, non pas afin que nous abusions de nos forces pour retomber dans le mal et le désordre (car il vaudrait mieux rester malade que de ne sortir de maladie que pour y retomber d’une manière plus fâcheuse), mais afin que, connaissant par expérience notre faiblesse, nous prenions plus de soin de notre santé, et que nous fassions tout ce qui peut lui être utile. Où est donc, diras-tu, la bonté de Dieu, s’il ne veut pas sauver les méchants ? – Ce que j’ai entendu souvent dire par bien des bouches, c’est que Dieu est bon, et il nous sauvera tous sans exception. Mais pour que nous ne nous trompions pas nous-mêmes inconsidérément, je vais tenir une promesse que je me rappelle vous avoir faite à ce propos, et débattre aujourd’hui même cette question devant vous. Il n’y a pas longtemps je vous ai parlé de l’enfer, et je me suis réservé de vous parler une autrefois de la clémence de Dieu : voici le moment opportun pour tenir une promesse. Que l’enfer soit éternel, c’est, je crois, ce que nous avons sans doute suffisamment démontré par l’exemple du déluge et des maux qui ont frappé les premiers hommes : nous disions qu’il n’était pas possible que le Dieu qui a montré alors cette rigueur, laissât impunis les coupables qui vivent en ce moment. Car s’il a infligé ces châtiments à ceux qui ont péché sous la loi, il ne laissera pas sans punition ceux qui, sous le règne de la grâce, ont commis des fautes bien plus grandes encore. Nous nous demandions donc comment sa bonté, comment sa clémence s’accorde avec les châtiments qu’il inflige ; et nous avons remis ce point à un autre jour, pour ne pas fatiguer vos oreilles par la longueur de notre discours. Payons aujourd’hui notre dette et montrons comment Dieu est bon lors même qu’il punit. Ce discours pourrait encore nous être utile pour réfuter lés hérétiques : prêtons-y donc toute notre attention. Dieu nous a créés sans avoir aucunement besoin de nos services qu’il n’en ait nul besoin, c’est ce qu’il a montré en nous créant si tard ; car s’il eût eu besoin de nous, il nous aurait créés longtemps auparavant. Mais s’il était tout lui-même sans nous, et si nous n’avons été créés que longtemps après, c’est qu’il nous a créés sans nul besoin. Il a fait pour nous le ciel, la terre, la mer, et tout ce qui existe. Ne sont-ce point là, dites-moi, des preuves de sa bonté ? Certes, on pourrait s’étendre longuement sur ce sujet, mais pour nous resserrer, citons seulement ces paroles : « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les gens de bien, il envoie sa pluie sur les justes et sur les injustes ». (Mat 5,35) N’est-ce point là de la bonté ? – Non, me dira-t-on. Et en effet je me rappelle qu’un jour je demandais à un marcionite si ce n’était point là de la bonté, et qu’il me répondit : S’il ne nous demande pas compte de nos péchés, il est bon, mais il ne l’est pas, s’il nous en demande compte. Cet hérétique n’est pas ici, mais je vais rapporter ce que j’ai dit alors, et j’en dirai plus encore : car j’ai plus de raisons qu’il n’en faut pour montrer qu’il ne serait pas bon, s’il ne nous demandait pas compte de nos fautes, et que, par cela même qu’il en demande compte, il est bon. Dites-moi je vous prie, s’il ne nous demandait pas compte de nos péchés, est-ce que notre vie serait encore une vie humaine ? Ne descendrions-nous pas au rang des bêtes ? En effet, lorsque, en dépit de la crainte toujours présente d’avoir à rendre nos comptes et d’être jugé au dernier jour, nous l’emportons sur les monstres marins, en nous dévorant les uns les autres, sur les lions et les loups en nous ravissant les biens les uns des autres ; que serait-ce donc si Dieu n’exigeait plus de nous aucun compte, et que nous en fussions persuadés ? De quelle confusion, de quel trouble notre vie ne serait-elle pas pleine ? Que serait ce fameux labyrinthe dont parle la fable, en comparaison du désordre qui régnerait dans le monde ? Ne verrions-nous pas mille iniquités, mille dérèglements ? Qui aurait encore du respect pour son père, des égards pour sa mère ? Est-il un seul plaisir, un seul vice dont on voulût s’abstenir ? Je n’exagère pas, et j’essaierai de vous le prouver par l’exemple d’une seule maison. Vous, qui mettez – en question cette vérité, vous avez des esclaves ; eh bien, si je leur persuadais qu’ils peuvent secouer le joug, se porter aux derniers outrages sur le corps de leurs maîtres, emporter tous Nos biens avec eux, bouleverser tout de fond en comble, engager même une guerre servile, et cela sans que les maîtres emploient la menace ou le châtiment, sans qu’ils se vengent, sans qu’ils les affligent même en paroles, croyez-vous que ce serait de la bonté ? Moi je dis que ce serait une extrême cruauté, non seulement parce que cette inopportune bonté exposerait la femme et les enfants du maître, mais encore parce que les esclaves eux-mêmes se perdraient avant de perdre les autres. Ils s’adonneraient au vin, ils seraient débauchés, impudiques, et plus déraisonnables que les bêtes. Est-ce faire preuve de bonté, dites-moi, que de fouler aux pieds, les nobles sentiments des âmes, que de les perdre eux et nous avec eux ? Voyez-vous maintenant que c’est être bon que de nous demander compte de nos péchés. Mais pourquoi parler des esclaves ? Un homme libre a des fils : qu’il leur permette de tout oser, sans les punir ; dites-moi, ne deviendront-ils pas pires que les plus ; pervers ? Ainsi, lorsque parmi les hommes, punir c’est être bon,-ne pas punir c’est être cruel, n’en sera-t-il pas de même pour Dieu ? C’est donc parce qu’il est bon qu’il a préparé d’avance pour les coupables les peines de l’enfer. Voulez-vous que je vous montre encore un autre effet de sa bonté ? Il est bon non seulement parce qu’il tient prêt l’enfer, mais encore parue qu’il ne souffre pas que les gens de bien deviennent méchants. Si en effet tous les hommes obtenaient la même récompense, tous seraient méchants ; mais il n’en est pas ainsi, et c’est une grande consolation pour ceux qui sont vertueux. Écoutez en effet les paroles du prophète : « Le juste se réjouira quand il aura vu la vengeance, il lavera ses mains au sang du méchant ». (Psa 58,10) Ce n’est pas que le châtiment le fasse bondir de joie, non, mais craignant de souffrir les mêmes peines, il corrigera sa conduite. Cela prouve donc encore une grande sollicitude pour nous. – Soit, dira-t-on, mais il suffisait de menacer, et il ne faudrait pas punir. – Lorsqu’il punit, tu prétends que ce ne sont que des menaces, et tu t’en autorises pour être indifférent : s’il n’y avait en réalité que des menaces, ne deviendrais-tu pas plus tiède encore ? Les habitants de Ninive n’eussent point fait pénitence, s’ils avaient su que Dieu s’en tiendrait aux menaces ; mais comme ils firent pénitence, ils arrêtèrent le bras du Seigneur. Veux-tu donc qu’il n’y ait que des menaces ? Cela est en ton pouvoir, fais des progrès dans la vertu, et la menace n’aura pas d’autre effet, mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, tu méprises les menaces, tu connaîtras la punition dont tu étais menacé. Si les hommes d’avant le déluge avaient redouté ce dont ils étaient menacés, ils n’auraient pas été châtiés. De même pour nous, si nous craignons les menaces, nous ne serons pas punis. Ah ! puissions-nous ne pas l’être, et que la bonté de Dieu fasse que, ramenés à plus de sagesse, nous obtenions les biens ineffables du royaume éternel. Puissions-nous tous nous en montrer dignes par la grâce et le bienfait de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui partage avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, la puissance et l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Traduit par M. B. A.