‏ Psalms 49

EXPLICATION SUR LE PSAUME XLVIII.

1. POUR LA FIN, AUX ENFANTS DE CORÉ. – SUIVANT UN AUTRE : CHANT DE TRIOMPHE. – 2. PEUPLES, ÉCOUTEZ TOUTES CES CHOSES. – UN AUTRE : ÉCOUTEZ CECI. PRÊTEZ L’OREILLE, VOUS TOUS QUI HABITEZ LA TERRE. – UN AUTRE : L’OCCIDENT. ON LIT DANS LE TEXTE HÉBREU, OLD. – 3. ET CEUX QUI SONT NÉS DE LA TERRE ET CEUX QUI SONT FILS DES HOMMES. – UN AUTRE : ET L’HUMANITÉ, ET EN OUTRE LES FILS DE CHAQUE HOMME, LE RICHE EN MÊME TEMPS QUE LE PAUVRE. UN AUTRE : (LE RICHE ET LE PAUVRE) ENSEMBLE.

ANALYSE.

  • 1. Ls Prophète adresse son enseignement à tous les hommes sans distinction aucune.
  • 2. Versets 4 et 5. – Ce n’est pas de lui-même, mais de Dieu que le Prophète tire l’enseignement qu’il va publier.
  • 3. L’obscurité de l’Écriture excite l’attention du lecteur. – R est nécessaire de discerner ce qui est à craindre de ce qui ne l’est pas : le péché seul est terrible et à craindre.
  • 4. Qui craint le péché ne craint rien autre chose. – Versets 7-9.
  • 5. Prières des saints. – Dignité de l’âme. – Nécessité des œuvres – La mort ne détruit pas la substance. – Résurrection universelle.
  • 6. Faste inutile des tombeaux. – La vertu procure l’immortalité. – Le pêcheur Pierre s’est emparé de Rome.
  • 7 et 8. Que la nature de l’homme est glorieuse. – Dignité de l’âme. – L’homme comparé aux brutes.
  • 9. Ce qu’il faut entendre par ces mots : l’âme périra. – Châtiment des avares. 10. Que la vertu est libre et le vice esclave. – Le luxe des monuments accuse les morts. 11. Les puissants de ce monde ne sont pas à craindre. – La vertu est la gloire de l’homme.

1. Le Prophète va nous révéler d’importants secrets. Car il n’aurait pas convoqué les hommes, de tous les points de la terre, pour venir l’entendre, il ne les aurait pas invités à venir s’asseoir comme dans un théâtre, s’il n’avait à nous raconter quelque chose de grand, d’éclatant, quelque nouvelle digne d’une si vaste assemblée. Car il ne parle plus comme s’il ne voulait prophétiser que pour les Juifs, pour les habitants de la Palestine. On dirait un apôtre, un évangéliste qui adresse ses paroles à tout le genre humain. La loi ne formait qu’un peuple, dans un coin reculé de la terre, mais la parole évangélique a retenti de la Judée sur toute la surface du globe, elle s’est étendue, et a parcouru autant de pays que le soleil en éclaire. La première était comme une institution d’enfants, un règlement élémentaire, un ministère de condamnation et de mort : la seconde n’est que grâce et que paix. Puisqu’il a convoqué tout le genre humain pour l’écouter, approchons, nous aussi, et voyons ce que veut nous dire le Psalmiste, qui préside cette immense réunion de tout le genre humain : As-tu invité tous les hommes à venir, sans te préoccuper de savoir s’il y en a parmi eux qui soient d’origine étrangère, s’il y en a d’instruits, s’il y en a d’ignorants ? – Oui, tous. Et c’est pour cela qu’il a dit dès le début : « Peuples, écoutez tous », et qu’il ai nsisté encore en ces termes : « et ceux qui sont nés de la terre, et ceux qui sont fils des hommes ; » adressant son appel à l’humanité tout entière. Oh ! quel enseignement ! Comme il est fait pour tous, commun à tous ! Aussi ce n’est pas un simple appel fait à tous les hommes, il les invite encore à écouter ses paroles avec beaucoup de zèle et de recueillement. Car il ne s’est pas contenté de dire « Peuples, écoutez toutes ces choses : Prêtez « l’oreille », ajoute-t-il. Or, prêter l’oreille, ce n’est pas autre chose que d’écouter avec recueillement, et avec une attention soutenue. Car prêter l’oreille se dit spécialement de ceux qui se parlent à l’oreille, et font grande attention, l’un à ce qu’il dit, l’autre à ce qu’il entend « Prêtez l’oreille, vous tous qui habitez la « terre », et s’il y en a parmi vous qui ne sont pas comptés au rang des nations, qui vivent pêle-mêle ou dispersés par tribus comme les nomades, ceux-là aussi je les convoque pour venir entendre mes paroles.

Voyez comme l’orateur est habile. Tout d’abord il éveille l’attention des auditeurs, et les tient en suspens par cet appel en masse. Après quoi il les humilie afin de prévenir le sentiment d’orgueil qui pourrait s’élever chez eux, à la vue de leur grand nombre. Voilà surtout les auditeurs qu’il faut à celui qui va parler le langage de la sagesse, des auditeurs contrits et humiliés, dépourvus d’orgueil et d’arrogance. Comment donc a-t-il rabattu leur orgueil ? en leur rappelant ce qu’ils sont. Car après avoir dit « Peuples », il ajoute : « et ceux qui sont nés de la terre, et ceux qui « sont les fils des hommes », nommant ainsi la substance de laquelle nous tirons notre origine, rappelant que la terre est notre mère commune à tous. Pourquoi cette expression « ceux qui sont les fils des hommes ? » Après avoir prononcé ces mots « ceux qui sont nés « de la terre », il ajoute « et ceux qui sont les « fils des hommes », afin qu’on n’aille pas croire avec les mythologues païens que les hommes ont pris naissance dans la terre comme les plantes, explication donnée par quelques-uns d’entre eux qui ont imaginé une certaine race d’hommes nés d’une semence jetée en terre. Les hommes sont vos pères, mais eux et vous, vous avez pour origine la terre. « Pourquoi » donc « la terre et la cendre s’enorgueillissent-elles ? » (Sir 10,9) Songe à ta mère, et humilie-toi, foule aux pieds ton arrogance ; « Songe que tu es terre et que tu retourneras en terre (Gen 3,19) », et rejette tout sentiment d’orgueil. Voilà l’auditeur qu’il me faut. Je te soumets à cette préparation, afin de te rendre propre à recevoir mes paroles. « Le riche en même temps que le pauvre. » Voyez combien l’Église est généreuse ! Comment en effet ne serait-elle pas généreuse elle qui admet ses auditeurs sans distinction de rang, qui donne tous ses enseignements avec une égale libéralité, qui fait asseoir à la même table et le riche et le pauvre ? Le Prophète, en disant que nous sommes nés de ta terre et que nous sommes fils des hommes, signale l’unité de notre race, et de plus, fait ressortir que nous sommes tous de même nature. S’il fait intervenir cette différence, et cette inégalité qui résultent de nos conditions, c’est pour dire qu’il l’exclut, puisqu’il nous convoque tous sans exception, car tous sans exception nous sommes de même nature. Je vous convoque tous indistinctement, parce que nous sommes tous citoyens d’une même patrie qui est la terre habitée. (Act 17,26) Mais vous songez encore à la différence que mettent entre les hommes la richesse et la pauvreté, et vous faites intervenir l’inégalité. Eh bien ! je ne veux pas non plus de cela. On ne me verra pas admettre les riches et rebuter les pauvres, ou bien appeler les pauvres et repousser les riches. Loin de là ! qu’ils viennent les uns et les autres ; et je ne dis pas seulement les uns et les autres, faisant entre ceux-ci les premiers, et ceux-là les derniers, ou bien au contraire faisant entrer ceux-ci les derniers et ceux-là les premiers ; non, non, qu’ils viennent en même temps. Qu’il n’y ait de distinction ni dans l’assemblée, ni dans mon langage, ni dans l’auditoire. Quoique riche tu es sorti de la même argile que le pauvre, tu es venu au monde de la même manière, tu as la même origine. Tu es fils d’un homme, et lui aussi.

2. Puisque vous êtes égaux sur les points essentiels, et qu’il n’est pas dû plus d’honneurs à l’un qu’à l’autre, pourquoi t’enfler de je ne sais quelle vaine et chimérique supériorité, pourquoi diviser ce qui est commun, d’après des distinctions qui ne reposent sur rien ? Tout est commun entre vous : nature, origine, parenté. Pourquoi donc ces costumes destinés à marquer la distinction des rangs ? Voilà ce que je ne tolère pas. C’est pour cela que je t’appelle avec le pauvre en disant : « le riche en même temps que le pauvre. » Pour toute autre chose on ne saurait voir réunis le riche et le pauvre : on ne les voit ensemble, ni dans les tribunaux, ni dans la cour des rois, ni sur les places publiques, ni dans les banquets : à l’un les honneurs, à l’autre le mépris ; à l’un, pleine liberté de parole, à l’autre la réserve timide, « car la sagesse du pauvre est comptée pour rien, et ses discours ne sont pas écoutés. » (Ecc 9,16) Le riche parle, et on l’approuve : le pauvre ouvre la bouche, et on ne lui permet pas de parler. Mais ici il n’en est pas de même. Je ne tolère pas dans l’Église ces folles prétentions, mon enseignement est commun à tous.

Voyez l’habileté du Prophète, comment, avant même de commencer sa harangue, il fait pressentir par son seul appel, la vaste étendue de ses enseignements. Car en appelant tous les hommes ensemble, il ne permet ni à l’un de s’enorgueillir, ni à l’autre de s’humilier, mais il leur montre que la richesse n’est pas plus un bien que la pauvreté n’est un mal, mais que ce sont des accessoires empruntés au monde extérieur. Et que m’importe que tu sois ceci ou cela. Je ne vois pas que toi, riche, tu aies plus que le pauvre, et que le pauvre ait moins que toi. Mais peut-être dira-t-on. Et toi qui n’es qu’un homme et qui participes de la, même nature que nous, d’où vient que tu as de toi une si bonne opinion que tu t’imagines être capable d’instruire toute, la terre, et que tu appelles à toi tous les hommes des extrémités de ta terre ? Tes paroles sont-elles donc dignes d’une telle assemblée ? – Oui, répond-il. Car après avoir convoqué tous les hommes, écoutez ce qu’il dit pour qu’on ajoute foi à ses paroles : « Ma bouche proférera des paroles de Sagesse, et la méditation de mon cœur des paroles de prudence (4). » Un autre : « et mon cœur fredonnera des paroles de prudence », ce que le texte hébreu rend par « ovagith. » Voyez-vous comme son discours va droit au but ? Je ne parlerai ni des richesses, dit-il, ni des dignités, ni de la puissance, ni de la force du corps, ni d’aucune autre chose périssable c’est de la sagesse que je vais parler, j’en parlerai consciencieusement, et non pas à la légère, en homme qui ne la connaît que d’hier. « Je prêterai l’oreille pour entendre la parabole (5). » Un autre : « Je prêterai l’oreille à la parabole », ce que le texte hébreu rend par « Lamasal. Je découvrirai sur la harpe ce que j’ai à proposer. » Un autre : « l’énigme que j’ai à proposer ; – Idathei », en hébreu.

Comment relier ces phrases aux précédentes ? Ce n’est plus un maître, c’est un disciple que je vois. Tu nous as appelés, ô Prophète, pour nous faire entendre d’utiles leçons, et après que nous sommes tous arrivés, que nous sommes tous réunis, après nous avoir prévenus que tu allais prononcer de sages paroles, voilà que tu quittes, sans avoir rien dit encore, le rôle de maître pour celui de disciple. – N’a-t-il pas dit en effet : « Je prêterai l’oreille pour entendre la parabole ? » Pourquoi cela ? – Pourquoi ? parce qu’il est vraiment habile, et qu’il veut mettre de la suite entre ses paroles. Après avoir dit : « Je proférerai des paroles de sagesse », afin qu’on ne croie pas que ses paroles sont simplement celles d’un homme, et : « la méditation de mon cœur des paroles de prudence », afin qu’on ne le soupçonne pas d’avoir inventé ce qu’il veut avancer, il montre par ces réflexions que ses paroles viennent de Dieu, qu’il ne dit rien qui lui appartienne en propre, et qu’il ne fait que répéter ce qu’il a entendu dire. J’ai prêté l’oreille, dit-il, aux paroles de Dieu, je les ai entendues, et je ne fais que vous révéler la communication qui m’est venue d’en haut. Ce qui faisait dire à Isaïe : « Le Seigneur me donne une langue savante quand je dois parler : de plus il m’a donné des oreilles capables de l’entendre. » (Isa 50,4) Paul à son tour a dit : « La foi vient de ce qu’on a ouï ; et on a ouï parce que la parole de Jésus-Christ a été prêchée. » (Rom 10,17) Vous le voyez, il a été disciple avant d’enseigner. Aussi un autre interprète a-t-il dit : « et mon cœur fredonnera. » Que signifie ce mot fredonnera ? Il chantera, il récitera un psaume inspiré par le Saint-Esprit. S’il parle de méditation, n’en soyez pas troublé : il a constamment médité et repassé en lui-même les paroles de l’Esprit-Saint, et ce n’est qu’après cela qu’il les a communiquées aux autres hommes. Pourquoi parle-t-il de parabole ? Voilà un mot qui a bien des significations. La parabole est une causerie, un exemple, un reproche, comme quand on dit : « Tu nous as fait devenir la fable des nations, et les a peuples secouent la tête en nous regardant. » (Psa 44,15) La parabole est encore un discours énigmatique, ce que beaucoup appellent une question à deviner, qui contient bien un sens, mais dont les paroles sont obscures et renferment une pensée cachée, comme lorsque Samson dit : « La nourriture est sortie de celui qui mangeait, et la douceur est sortie du fort (Jug 14,14) », et Salomon : « Il pénétrera les paraboles et leur sens mystérieux. » (Pro 1,6) La comparaison s’appelle aussi parabole : « Il leur proposa une autre parabole, en disant : Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait « semé de bon grain dans son champ. » (Mat 13,24) On dit aussi qu’il y a parabole quand on parle par figures : « Fils de l’homme, dis-leur cette parabole : un grand aigle à la vaste envergure. » (Eze 16,1, 3) Par l’aigle c’est le roi qu’on désigne. La parabole est encore une figure et une image comme le montre saint Paul par ces paroles : « C’est par la foi qu’Abraham offrit Isaac, lorsque Dieu le voulut tenter ; car c’était son fils unique qu’il offrait, celui qui avait reçu les promesses de Dieu. C’est pourquoi il le recouvra en parabole (Heb 11,17,19) », c’est-à-dire en figure et en image (de la résurrection).

3. Que vient donc faire ici la parabole ? Il me parait bon de vous l’expliquer. Si le Prophète se sert d’un langage énigmatique et difficile à entendre, n’en soyez pas troublés : il agit ainsi pour éveiller l’auditeur, car souvent une trop grande facilité énerve l’attention, et voilà pourquoi il parle par paraboles. D’ailleurs le Christ parlait souvent par paraboles, puis il les expliquait à ses disciples quand il était seul avec eux. La parabole sert à faire distinguer celui qui est digne de celui qui ne l’est pas celui qui est digne en effet cherche à trouver le sens des paroles qu’on lui adresse, celui qui est indigne passe à côté et les néglige. C’est ce qui arrivait alors. Les difficultés que contenaient les paraboles imaginées par le Christ ne réveillaient pas l’esprit des Juifs, et ne les amenaient pas à lui faire des questions, tellement ils écoutaient peu ce qu’il leur disait. Cependant il y a de quoi éveiller l’esprit de recherche, là où l’on peut distinguer une esquisse. C’est ce que faisait alors Jésus-Christ, et il parlait par paraboles, pour exciter les Juifs et les réveiller de leur engourdissement et de leur assoupissement ; mais ils n’en étaient pas plus attentifs, tandis que ses disciples s’attachaient à lui quoiqu’ils ne comprissent pas, et restaient à ses côtés précisément parce qu’ils ne comprenaient pas. Aussi, quand il était seul avec eux, leur expliquait-il ses paraboles. Voilà ce qui fait dire au Psalmiste : « Je prêterai l’oreille pour entendre la parabole ; je découvrirai sur la harpe ce que j’ai à proposer. » Ce qu’il veut proposer est une question obscure et énigmatique, c’est ainsi qu’il dit ailleurs : « Je vous parlerai en énigmes de ce qui s’est fait depuis la création du monde. » (Psa 78,2) Voilà pourquoi il annonce qu’il proférera des paroles de sagesse, car il est plein de confiance dans la révélation divine ; voilà pourquoi il dit : « Je découvrirai sur la harpe ce que j’ai à vous proposer », afin de montrer que sa doctrine lui a été inspirée par le Saint-Esprit, et qu’elle lui vient d’en haut, et voilà pourquoi il présente ses conseils sous forme de chant, afin de donner plus de douceur à ses paroles.

Voyez-vous quel est son exorde ? Il a convoqué toute la terre, il a exclu l’inégalité qui règne ici-bas, il nous a fait ressouvenir de notre nature, il a rabattu notre orgueil, il a promis de dire quelque chose des grand et de généreux, il a déclaré que ses paroles ne lui appartenaient point, qu’il n’était que l’écho de Celui qui règne dans les cieux, il nous a fait entendre que son langage serait très-obscur, afin de nous rendre plus attentifs : il a promis de ne nous enseigner que des principes de sagesse inspirés par le Saint-Esprit, et qu’il n’avait cessé de méditer. Écoutons-le donc, et ne soyons pas inattentifs. Car si sa parole est sage, qu’il s’agisse de parabole ou de question à deviner, il faut que notre intelligence se tienne en éveil. Quel est donc ce conseil, quelle est cette question, quelle est cette parabole, quelle est cette sagesse qui lui vient d’en haut ? « Quel sujet aurai-je de craindre au jour mauvais ? « (6). » Un autre : « aux jours du méchant », ce que le syriaque, rend parce mot « Rha. Ce sera si je me trouve enveloppé dans l’iniquité de mon talon. » Un autre : « de mes pas. » Ce que le texte hébreu rend par « Aon acoubbei isoubboundi. » Voyez-vous comme il présente sa question, son exigence, combien son langage est obscur et mystérieux ? Mais, si vous le voulez bien, sachons d’abord ce qu’il entend par ce jour mauvais. Que désigne ordinairement l’Écriture par ce jour mauvais ? Elle désigne le jour des malheurs, le jour des châtiments, le jour des épreuves. C’est aussi ce que le Psalmiste dit ailleurs : « Heureux celui qui a l’intelligence du pauvre et de l’indigent ! Dieu le sauvera au jour mauvais. » (Psa 41,1) Le jour mauvais, c’est ce jour terrible, redoutable, ou on fera le compte des péchés. Avez-vous vu d’abord les limites précises posées par cette philosophie venue d’en haut, comme la parole du Prophète définit heureusement ce qui doit exciter la crainte, ce qui mérite condamnation ? Si l’on ne fait pas cette distinction essentielle, on est réduit à errer comme dans une obscurité profonde, et dans un véritable chaos.

Faute de distinguer ce qu’il faut craindre et ce qu’il faut mépriser, notre vie sera exposée à bien des erreurs et à bien des dangers. Car s’il est d’une souveraine démence de craindre ce qui n’est pas redoutable, il en est de même quand on se rit de ce qu’il faut craindre. Les hommes diffèrent des enfants en ce que ceux-ci, à cause de l’imperfection de leur intelligence, ont peur des masques et des hommes qui s’affublent d’un sac, tandis qu’ils s’imaginent que ce n’est rien d’insulter son père ou sa mère ; ils mettent les pieds dans le feu et sur les lampes allumées, et craignent certains bruits qui n’ont rien de redoutable, toutes choses qui ne font même pas tourner la tête à un homme. C’est donc parce qu’il y a beaucoup d’hommes qui ont moins de bon sens que les enfants, que le Prophète fait cette distinction, et qu’il nous dit ce que nous devons craindre. Il ne veut point parler de ce qui paraît redoutable au vulgaire, c’est-à-dire de la pauvreté, de l’humilité, de la maladie, choses que la plupart trouvent non seulement redoutables, mais encore pesantes et intolérables, il ne parle de rien de tout cela, c’est le péché seul qu’il désigne. Tel est le sens de ces mots : « Je me trouverai enveloppé dans l’iniquité de mon talon. » Tel est le sens de cette parole énigmatique, de cette figure neuve et singulière. Car ce doit être bien neuf et bien singulier pour le vulgaire que de dire qu’il ne faut rien craindre de ce qui attriste là vie d’ici-bas. Que craindrai-je donc, dit-il, dans le jour mauvais ? Une seule chose, c’est que je ne sois enveloppé dans l’iniquité de ma voie et de ma vie. Car l’Écriture, par le talon, désigne la tromperie. « Celui qui mangeait mon pain, dit-elle, a levé le talon contre moi. » Esaü dit de Jacob : « Voilà la seconde fois qu’il me supplante comme avec le talon. » (Gen 27,36) Tel est le péché, il est trompeur et sait s’emparer des hommes. Voilà ce que je crains, dit le Psalmiste, le péché qui me trompe, qui m’enveloppe.

4. C’est pourquoi saint Paul appelle le péché (Heb 12,1) d’un nom qui signifie qu’il nous entoure constamment, aisément, facilement. Dans les tribunaux d’ici-bas les hommes redoutent bien des choses, l’influence de la richesse, la puissance des grands, l’insulte, la fraude. Là rien de pareil : le péché seul est à redouter, car il enveloppe de tous côtés ceux dont il s’empare, et sa puissance est plus irrésistible que celle des armées. Il faut donc tout faire pour ne pas nous laisser envelopper par lui. Quand nous voyons qu’il veut nous circonvenir, il faut éviter de lui donner prise, comme font les bons soldats. S’il nous a saisis, il faut le combattre sans hésiter, ce que fit David qui brisa sa puissance par la force de son repentir. (2Sa 12,13) Il avait été enveloppé par lui, mais il sut lui échapper promptement. Celui qui a cette crainte, ne craindra jamais autre chose : il se rira des biens de la vie présente, méprisera les ennuis qu’elle recèle et ne laissera son âme accessible qu’à la crainte du péché. Il n’y a plus rien, rien de redoutable pour celui qui possède cette crainte, pas même la mort ; ce résumé de toutes les épouvantes : il ne craindra que le péché. Comment cela ? Parce que c’est le péché qui nous livre à la géhenne, qui nous envoie subir les peines éternelles. Si au contraire nous le combattons avec succès, ce triomphe amène toutes les vertus à sa suite. Songez combien il est beau de ne pas s’enorgueillir de ses avantages, de n’être pas humilié de ses malheurs, de ne tenir aucun compte des choses présentes, de ne regarder que l’avenir, d’attendre le grand jour et de vivre avec cette crainte. Ce sera un ange qu’un tel homme, qui n’aura craint que le péché, sans se préoccuper du reste. Car il ne craindra rien autre chose, s’il craint seulement ce qu’il faut craindre ; au contraire celui qui n’éprouvera pas cette crainte-là, sera exposé à bien des dangers redoutables. « Ceux qui mettent leur confiance dans leurs propres forces, et qui se glorifient de la grandeur de leurs richesses. » Un autre : « Ceux qui se vantent (7). Le frère ne rachètera pas « son frère, l’homme ne rachètera pas l’homme, il ne pourra se rendre Dieu favorable (8), ni payer la rançon de son âme (9). »

Mais où est la suite des idées ? dira-t-on. Ces idées ont beaucoup de suite, une suite non interrompue, elles se rattachent étroitement à ce qui précède. Comme le Prophète parle du tribunal suprême, du compte redoutable qu’il faudra rendre de ses actions, de la justice incorruptible de Dieu, et que, dans les tribunaux d’ici-bas, on a bien souvent corrompu la justice, acheté les juges, échappé au châtiment, il proclame bien haut que la justice divine est incorruptible ; en ajoutant ces paroles, il augmente la crainte dont il nous parlait d’abord, et il montre par là qu’il avait raison de dire que nous n’avons à craindre que le péché, et pas autre chose. Là, il n’est pas possible de corrompre la justice à prix d’argent, ni de s’arracher aux tourments de la géhenne en prodiguant les présents ; il n’y a plus ni protection, ni plaidoirie, ni rien de semblable qui puisse nous sauver. Soyez riche, soyez puissant, soyez connu, tout cela est vain et inutile. Là, chacun est puni ou couronné selon ses actes. Le riche qui vivait du temps de Lazare était bien riche, à quoi lui a servi sa richesse ? (Luc 16) Les vierges folles étaient connues des vierges sages (Mat 25), eh bien ! ces relations ne leur ont été d’aucune utilité ; là, en effet, on ne demande qu’une chose. Vous donc, dit le Prophète, qui êtes fiers de votre richesse, qui êtes puissants, vous vous enorgueillissez en pure perte ; car rien de tout cela ne vous suivra par-devant l’auguste tribunal, ni l’immensité de vos richesses, ni votre puissance. Il n’y aura ni alliance de famille, ni parenté, ni rien de pareil qui puisse vous délivrer du danger. Là on ne peut se sauver ni en prodiguant l’argent, ni en achetant la miséricorde de Dieu, ni en payant la rançon de son âme. Que dit donc l’Écriture ? « Servez-vous de l’inique Mammon pour vous faire des amis, afin qu’il vous fasse recevoir dans les tentes éternelles. (Luc 16,9) Quel est le sens de ces paroles ? Il n’est nullement contraire, nullement opposé à ce qui précède : loin de là, il s’y rapporte parfaitement. Dans la vie présente, il faut se faire des amis en donnant de l’argent, en dépensant sa fortune pour ceux qui sont dans le besoin. Dans ce passage, l’Évangéliste n’a donc en vue que l’aumône et la libéralité. De sorte que si vous vous en allez dans l’autre monde sans avoir rien fait de tout cela, nul ne vous protégera. Car ce n’est pas l’amitié de ces gens-là qui peut vous protéger, mais bien le fait même d’avoir employé l’inique Mammon à vous procurer des amis. C’est pour cela que l’Évangéliste ajoute ces mots « se servir de l’inique Mammon pour acquérir des amis », voulant vous faire entendre que vous serez protégé par vos propres actions, par vos aumônes, par votre amour pour vos semblables, par votre empressement à secourir ceux qui sont dans le besoin. Pour preuve que la parenté, que les alliances de famille ne peuvent rien sans les actes, écoutez ce que dit le Prophète. « Quand même Noé, Job et Daniel, se tiendraient là en personne, ils ne délivreraient ni leurs fils, ni leurs filles. » (Eze 14,14-18) Et que parlé-je de la vie future, lorsque l’amitié ne sert de rien, même dans la vie présente ? Combien Samuel n’a-t-il pas pleuré, n’a-t-il pas gémi, sans pouvoir arracher Saül à sa condamnation ? Combien Jérémie n’a-t-il pas prié pour les Juifs, et ses prières n’ont pas eu d’autre effet que de lui attirer les reproches du Seigneur ? Et pourquoi vous étonner si Jérémie n’a pu rien faire, lui qui avoue que Moise lui-même, s’il eût vécu à cette époque, indurait pas été assez puissant pour sauver les Juifs d’alors, tellement ils s’étaient laissé dominer, absorber par le péché ? (Jer 15,1)

5. Combien saint Paul n’a-t-il pas déploré le sort des Juifs, lui qui disait : « Il est vrai, mes frères, que je sens dans mon cœur une grande affection pour leur salut, et que je le demande à Dieu par mes prières ! » (Rom 10,1) Ces prières, quel résultat ont-elles eu ? Aucun. Que dis-je ? des prières ! Il souhaitait même d’être anathème pour leur salut. (Rom 9,3) Quoi donc ? Les instances des saints sont donc superflues ? Non pas. Elles ont au contraire une singulière efficacité quand on leur vient en aide soi-même. C’est ainsi que Pierre ressuscita Tabitha, résurrection opérée non seulement par ses prières, mais aussi par les aumônes de cette femme. (Act 9,36, et suiv) C’est ainsi que les saints en protégèrent d’autres par leurs prières. Et cela a lieu ici-bas, dans le séjour du travail et de la lutte ; mais là-haut rien de pareil, les actes seuls peuvent contribuer au salut. Il me semble que le Prophète poursuit de ses railleries ceux qui sont riches sur cette terre, et ceux qui sont fiers. Car il ne dit pas ceux qui ont de la fortune, ou bien ceux qui possèdent une grande puissance, mais « ceux qui se confient dans l’étendue de leur richesse, et qui sont fiers de leur puissance. » Il se moque d’eux et s’attaque à eux parce qu’ils mettent leur confiance dans des ombres, et qu’ils s’enorgueillissent pour de la fumée. Il a dit avec raison : « Il ne donnera pas la rançon de son âme », car le monde entier ne suffirait pas pour payer cette rançon. Aussi est-il dit : « Et que servirait-il à un homme de gagner le monde entier, et de perdre son âme ? » (Mat 16,26) Afin de comprendre que le monde entier n’est pas suffisant pour payer la rançon de l’âme, écoutez ce que dit saint Paul de quelques autres saints : « Ils étaient vagabonds, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, abandonnés, affligés, persécutés, eux dont le monde n’était pas digne. » (Heb 11,37 et 38) Le monde est fait pour l’âme. De même qu’un père ne préférerait pas sa maison à son fils, dé même Dieu ne préfère pas le monde à l’âme : ce qu’il faut, c’est agir, et bien agir. Voulez-vous savoir ce que valent nos âmes ? Le Fils unique, quand vint le moment de les racheter, ne donna ni 1e monde, ni un homme, ni la terre, ni la mer, mais son sang, ce sang si précieux. Ce qui a fait dire à saint Paul : « Vous avez été achetés d’un grand prix ; ne vous rendez pas esclaves des hommes. » (1Co 7,23) Vous voyez combien l’âme est précieuse. Quand donc vous aurez perdu cette âme achetée si cher, comment désormais pourrez-vous la racheter ? « Car le Christ ressuscité d’entre les morts ne meurt plus. » (Rom 6,9) Vous avez vu tout ce que coûte l’âme, vous avez vu tout ce qu’elle vaut. Ne la méprisez donc pas, ne la laissez pas au pouvoir de l’ennemi. « L’homme se consume dans des travaux sans fin, et il vivra jusqu’à la fin (10). » Un autre interprète dit : « Il s’est reposé pour toujours… » Un autre dit : « Il s’est reposé dans ce temps-ci, et il continuera de vivre pendant les siècles. »

Après avoir parlé des riches, après avoir parlé des puissants, et montré qu’il n’y a rien à gagner aux richesses ni à la puissance, il ne s’adresse plus qu’à ceux qui ont vécu dans la vertu, à ceux qui sont dans la peine et dans la misère, pour les préparer air combat comme les athlètes de la philosophie. N’allez pas m’objecter, dit-il, qu’il n’y a là que fatigues et travaux : songez au résultat, songez que l’homme devient immortel, qu’une vie éternelle le recevra ; une vie qui n’a pas de fin. Combien n’est-il pas préférable, après avoir souffert un peu ici-bas, de jouir d’un délassement perpétuel, plutôt que dé s’exposer à vivre toujours dans les tourments pour avoir eu la faiblesse de céder un instant à ses passions ? Ensuite montrant que ce n’est pas seulement là-haut que se trouve ce qui concerne les récompenses et les couronnes, mais que dès cette vie on peut y préluder, voici ce qu’il ajoute : « Il ne verra pas l’œuvre de la mort, quand il verra les sages trépasser (11). » Ne me dites pas : Tu parles seulement des choses futures. Je vous donne sur cette terre le gage de la couronne à venir, ou plutôt je vous donne les arrhes mêmes et les récompenses. Comment, et de quelle manière ? Parce que celui qui pratique cette philosophie, et qui s’appuie sur l’espérance de la vie future, ne croira même pas que la mort soit la mort. En voyant étendu sous ses yeux le corps d’un homme qui vient d’expirer, il n’éprouvera pas les mêmes impressions que la foule : il songera aux couronnes, aux prix décernés au vainqueur, à ces biens ineffables que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, à cette rie de bonheur passée en compagnie des anges. De même que le laboureur en voyant le grain se dissoudre, loin de tomber dans l’abattement se réjouit surtout alors et se félicite, parce qu’il sait que cette dissolution est le principe d’une reproduction nouvelle et meilleure, et le point de départ d’une récolte plus abondante, de même le juste, fier de ses bonnes actions, attendant chaque jour le royaume des cieux, ne se décourage pas, comme le vulgaire, ne s’émeut pas, ne se trouble pas en présence de la mort. Il sait que, pour ceux qui ont bien vécu, la mort est un acheminement à une vie meilleure, un départ pour un pays plus beau, une course triomphale pour aller recevoir la couronne. De quels sages est-il question ? Non pas des vrais sages, mais de ceux qu’on regarde comme tels. Il me semble que le Psalmiste désigne les sages selon le monde, et qu’il se moque d’eux précisément parce qu’avec leur prétendue sagesse ils n’ont été que des insensés qui n’ont jamais pris la résurrection pour sujet de leurs méditations philosophiques. (Rom 1,22).

Quand donc l’homme dont nous parlons verra mourir ces philosophes, qu’il les verra porter au tombeau avec des lamentations, des larmes et des plaintes, il n’éprouvera aucune de ces tristes impressions. Il sera au-dessus de telles atteintes, parce qu’il s’appuie sur de solides et bonnes espérances et qu’il sait que cette destruction du corps n’est pas celle de la substance même, mais que c’est la dissolution de la partie mortelle, la suppression de la partie corruptible. Cette mort ne détruit pas le corps, elle n’en détruit que la partie périssable, si bien que la substance reste pour ressusciter avec une gloire plus grande, ce qui toutefois n’aura pas lieu pour tous. Sa résurrection s’étendra bien à tous, mais la résurrection glorieuse rie sera le partage que de ceux qui auront bien vécu. « L’homme sans raison et l’homme sans intelligence périront en même temps, et ils laisseront leurs richesses à des étrangers. Leur sépulture sera leur demeure de siècle en siècle, et ils avaient appelé leurs terres de leur nom (12). » Un autre dit, « l’intérieur de leurs maisons de siècle en siècle. » Un autre, « leurs demeures de génération en génération, et ils ont appelé la terre de leur nom. » Ce que l’hébreu rend par ces mots « ale adomoth. »

6. Avez-vous vu comme il nous éloigne du vice et de la cupidité, et nous conduit vers la vertu, non seulement en nous parlant des avantages de la vie future, mais encore en faisant ressortir les avantages de la vie présente, en éteignant notre folle passion pour les richesses, en traitant d’insensés ceux qui n’ont d’yeux que pour les biens d’à présent, et en le prouvant par des faits ? Quoi de plus insensé, dites-moi, qu’un homme qui se fatigue et se tourmente, et amasse tant de richesses, pour qu’un autre jouisse du fruit de ses peines ? Quoi de plus triste que cette inutile dépense de travail ? Cet homme, après avoir versé sa sueur et supporté tant de fatigues, s’en va de ce monde, et laisse à d’autres la jouissance de ses biens, non pas toujours à ses parents et à ceux qu’il connaît, mais bien souvent à ses adversaires, à ses ennemis ! Aussi le Prophète n’a-t-il pas dit : Ils laisseront leurs biens à d’autres, mais : « Ils laisseront leurs biens à des étrangers. » Que veut-il dire par ces mots – « L’homme sans raison et l’homme sans intelligence périront en même temps ? » Ces paroles, sont une suite de ce qui précède il me paraît que dans ce passage il fait allusion aux impies, à ceux qui n’ont d’yeux que pour les biens présents, qui ne songent pas à l’avenir et qu’il appelle pour cela des insensés. Si vous croyez, qu’il n’y a plus rien après cette vie, pourquoi vous fatiguer et vous rendre malheureux pour amasser de tous côtés d’immenses richesses, pourquoi supporter les travaux, et ne pas jouir des résultats qu’ils amènent ? « Et leurs tombeaux seront leurs demeurés de siècle en siècle. » Le Psalmiste, en parlant ainsi, ne fait qu’exprimer, la secrète pensée de ces hommes-là. « Ce sera leur séjour de génération en génération : ils ont appelé leurs terres de leur nom. » Quelle pire folie que de nous dire qu’on tombeau sera notre demeure éternelle, et de mettre notre amour-propre à nous élever de beaux monuments funèbres !

Bien des hommes se sont fait construire des tombeaux plus magnifiques que des maisons. En faisant ces dépenses, qui ne sont pas nécessaires, ils se fatiguent et se donnent de la peine soit pour leurs ennemis, soit pour les vers et pour la poussière. Telles sont les préoccupations de ces hommes qui n’espèrent pas en la vie future. Et à ce propos, l’idée me vient de déplorer le sort de ce grand nombre d’hommes qui, tout en conservant l’espoir d’une vie future, imitent en cela ceux qui ne partagent nullement le même espoir, et se montrent pires qu’eux en bâtissant des tombeaux, en faisant construire de superbes monuments, en enfouissant de l’or, et en transmettant leurs biens à d’autres hommes. Celui qui n’attend plus rien après cette vie, s’il se donne de la peine pour les biens de ce monde, agit déraisonnablement sans doute, mais agit conformément à sa croyance qui lui interdit l’espoir d’une autre vie. Mais toi, ô homme, qui connais la vie future, et ces biens ineffables qu’annonce l’Évangile lorsqu’il dit que « les justes alors brilleront comme le soleil (Mat 13,43) », sur quel pardon comptes-tu, sur quelle excuse ? Que ! châtiment ne mériterais-tu pas, toi qui dépenses toute ton énergie pour de la poussière, pour de la cendre, pour des tombeaux, pour des adversaires, pour des ennemis ?

« Ils ont appelé leurs terres de leur nom. » Voici un autre genre de folie : ils donnent leur nom à des maisons, à des propriétés, à des salles de bains, et croient gagner à cela un beau sujet de satisfaction, et poursuivent l’ombre à la place de la vérité. Si tu désires laisser une mémoire durable, ne donne pas ton nom à des maisons, ô homme, mais dresse un trophée de bonnes actions, qui protégeront ton nom dès cette vie, et qui te procureront la vie future avec un repos éternel. Si tu tiens à laisser ton souvenir, je vais t’enseigner la vraie route et la plus facile à suivre : pratique la vertu. Bien ne rend notre nom immortel comme la vertu. Et pour preuve, vois les martyrs, vois les reliques des apôtres, vois quels souvenirs ont laissés ceux qui ont bien vécu. Que de rois ont fondé des villes, creusé des ports, et s’en sont allés après leur avoir donné leur nom ? Ils n’y ont rien gagné, le silence et l’oubli ont dévoré (76) leur mémoire tandis que le pêcheur Pierre, qui n’avait rien fait de tout cela, s’empare de la reine des villes, et brille, même après son trépas, d’une lumière plus vive que celle du soleil, parce qu’il se mit à la recherche de la vertu, ta conduite est ridicule et honteuse. Car tes monuments funèbres, loin de te rendre fameux, feront de toi un objet de ridicule, et provoqueront le rire de tous les hommes. Le temps aurait pu livrer ta cupidité à l’oubli, mais partout s’élèvent tes vastes constructions comme des colonnes et des trophées de ton avarice. – « Mais l’homme, au milieu de sa grandeur, ne l’a pas comprise : il s’est ravalé au rang des animaux privés de raison, et s’est fait semblable à eux (13). »

Il me paraît que dans ce passage le Prophète ne songe plus qu’à déplorer le malheur de cet être doué de raison, aux mains duquel est confiée la royauté de la terre, et qui s’abaisse au niveau de la bête de somme en s’épuisant à d’inutiles travaux, en produisant des œuvres contraires à son salut, en poursuivant la vaine gloire, en recherchant avidement les richesses, en se livrant à des efforts sans résultat. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est la vertu, c’est la faculté de méditer l’avenir, c’est de faire toutes choses en vue de la vie future, c’est de mépriser les choses présentes. Pour les animaux, la vie ne dépasse pas le cercle de la vie présente, tandis que nous, notre vie d’ici-bas n’est qu’un passage à une autre vie meilleure et qui n’a pas de fin. Ceux qui ne savent rien des choses futures sont au-dessous de la brute, et non seulement ceux-là, mais encore ceux qui vivent dans la corruption ; ce sont des serpents, des scorpions et des loups pour la méchanceté, des bœufs pour la stupidité, des chiens pour l’impudeur.

7. Quoi de plus stupide, dites-moi, que de passer son temps à s’occuper de tombeaux et de mausolées, que de rester bouche béante en apprenant que d’autres hommes ont donné leur nom à ces monuments ! Si notre mémoire reste, nous le devrons à la vertu seule, et non à des maisons, à des statues, à des enfants ni à rien de pareil. Les maisons sont l’œuvre d’un architecte, un produit de son habileté, les statues sont l’œuvre du statuaire, et les enfants sont du fait de la nature : dans tout cela tu n’as nul souvenir à revendiquer. Aussi le Prophète traite-t-il d’insensé l’homme qui a de telles pensées ; et qui, après avoir plié sa tête sous le joug de la stupidité, se conduit avec moins d’intelligence encore que la brute. La brute du moins est utile et sert pour l’agriculture, mais l’homme, en s’abandonnant à la stupidité, est en cela même devenu l’inférieur de la brute. Le Prophète, après avoir dit plus haut combien était épaisse, grossière et basse, l’intelligence de ces hommes, après avoir dit combien était inutile la peine qu’ils prenaient pour acquérir des richesses, le Prophète, voulant rendre encore plus accablantes les charges qui pèsent sur eux, place en regard les bienfaits de Dieu. Ce que font souvent les prophètes. Ainsi Isaïe, au moment d’accuser les Juifs, dit d’abord que Dieu les a comblés d’honneurs, et voici en quels termes : « J’ai nourri des enfants, je les ai élevés, et ils m’ont méconnu. » (Isa 1, 2) Et dans ce passage de notre psaume, le Prophète, voulant montrer en un seul mot les bienfaits que Dieu a accordés aux hommes de son propre mouvement, dit : « L’homme, au milieu de sa grandeur, ne l’a pas comprise. » Quelle est cette grandeur ? Écoutez ce qu’il dit dans un autre psaume : « Vous l’avez mis un peu au-dessous des anges, vous l’avez couronné de gloire et d’honneur. » (Psa 7,6) Ensuite, décrivant ces honneurs, il ajoute : « Vous avez tout mis à ses pieds, les brebis, les bœufs, le bétail qui paît dans les plaines ; les oiseaux du ciel, les poissons de la mer et tout ce qui parcourt les sentiers de la mer. » (Psa 7,78) C’était là le plus grand honneur qu’on pût faire à l’homme que de lui confier le sceptre et de lui soumettre tout ce que l’œil peut voir, et cela sans qu’il y eût encore droit par ses mérites. Car Dieu, avant de créer l’homme, a dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » (Gen 1,26) Ensuite le Prophète explique cette expression « à notre « image » en ajoutant ces mots : « Que les hommes commandent aux poissons de la mer, aux animaux de la terre, aux oiseaux du ciel. »

Et cet avorton, haut de trois coudées, qui est si inférieur aux autres animaux pour la force du corps, il l’a mis au-dessus de tous en lui donnant la raison, en daignant lui accorder une âme raisonnable, ce qui est la plus grande marque d’honneur. Par la raison, l’homme a bâti des villes, a traversé les murs, a embelli la terre, a fait des milliers d’inventions, a dompté les animaux les plus sauvages, et ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, il a connu Dieu, son créateur, il n’a eu qu’à se laisser conduire comme par la main pour arriver à la vertu, il a eu la connaissance de ce qui est bien, et de ce qui ne l’est pas. Seul de tous les êtres que nous voyons, il adore Dieu, il est aussi le seul qui jouisse de ses révélations, il a été initié à des mystères, et il est instruit des choses du ciel. C’est pour lui que la terre, pour lui que le ciel, pour lui que le soleil et les astres ont été faits ; c’est pour lui que la lune suit son cours, que les différentes saisons et les solstices se succèdent ; c’est pour lui que les fruits, que les végétaux, que les innombrables espèces des animaux se reproduisent ; c’est pour lui qu’ont été faits le jour et la nuit ; c’est pour lui que les apôtres et les prophètes, pour lui que les auges ont été souvent envoyés. À quoi bon entrer dans tant de détails ? Les faire connaître tous est impossible. C’est pour lui que Dieu le Fils unique s’est fait homme, qu’il a été crucifié, qu’il a été mis au tombeau, et les effrayants prodiges qui ont suivi la Résurrection, c’est pour lui qu’ils ont eu lieu. C’est pour lui que la loi, pour lui que le paradis ont été faits, pour lui que le déluge a eu lieu. Et ceci même est un des plus grands honneurs qu’on pût lui faire, que de travailler à sa perfection par les bienfaits et par les châtiments. C’est pour lui que pendant tous les siècles antérieurs la Providence divine s’est déployée à l’infinie. Il n’y a pas jusqu’au jugement dernier qui ne soit une marque d’honneur pour lui. Ce qui fait dire à Job : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu aies daigné le soumettre à un jugement ? » (Job 14,3) C’est aussi ce que dit ailleurs le même Psalmiste : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu te sois souvenu de lui ? » (Psa 8,5) C’est encore pour lui que le Fils unique viendra les mains pleines de biens infinis. De ces biens il nous a déjà donné une partie par la grâce du baptême, par les mystères et les autres cérémonies du culte, et il a rempli la terre de beaucoup d’autres merveilles : il a promis de nous donner l’autre, le royaume des cieux, et la vie éternelle, il a promis de nous laisser son héritage, et de nous faire régner avec lui. Aussi saint Paul a-t-il dit. « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui. » (2Ti 2,12) C’est à tout cela que songe le Prophète quand il compare aux brutes ceux qui renient la noblesse de leur origine pour se livrer au vice, et qui désertent leur poste pour vivre de la vie des bêtes. Procédé familier à d’autres prophètes qui veulent confondre par ces comparaisons l’impudence de leurs auditeurs. L’un dit : « Les voilà devenus comme des étalons en rut. » (Jer 5,8) L’autre : « Le bœuf reconnaît celui à qui il appartient, l’âne reconnaît la crèche de son maître (Isa 1, 3) », et ses paroles sont encore plus amères que celles de David : « Il est tombé au rang des animaux privés de raison, et il est devenu semblable à eux », car il dit que les hommes sont devenus plus stupides que ces animaux qui, eux du moins, reconnaissent leur maître, « tandis qu’Israël « ne me reconnaît pas », dit le Seigneur.

8. Ailleurs un autre sage voulant montrer que le fainéant, l’homme abattu, flétri par la paresse, est inférieur même à la fourmi, le renvoie auprès d’elle pour apprendre à aimer le travail : « Va », dit-il, « paresseux, vers la fourmi, et prends-la pour modèle. » (Pro 6,6, 8) « Car celle-ci, sans avoir de terre à cultiver, sans que personne la force, sans avoir « à obéir à aucun maître, prépare sa nourriture durant l’été, et pendant la moisson met « de côté d’abondantes provisions. » Il lui recommande encore de se rendre auprès de l’abeille : « Va auprès de l’abeille, et apprends combien elle est bonne ouvrière : son fruit l’emporte sur les fruits les plus doux : les princes et les simples particuliers recherchent pour leur santé le produit de ses travaux. » (Sir 11,3) Un autre dit : « Tes princes sont comme des loups d’Arabie. » (Sop 3,3) Un autre encore : « Tu es resté assis dans le désert, comme une corneille. » (Jer 3,2) Et le fils de Zacharie s’écrie : « Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui doit tomber sur vous ? » (Mat 3,7) Un autre dit encore : « Ils ont brisé les œufs d’aspic, et ourdi des toiles d’araignée. » (Isa 59,5) Le même Psalmiste a dit ailleurs : « Le venin de l’aspic dégoutte de leurs lèvres. » (Psa 141,3) Et ailleurs encore : « Leur colère est comme celle des serpents. » (Psa 58,5) Telle est la puissance du vice : cet homme si grand, si noble, au front chargé de diadèmes, il le ravale au niveau des êtres privés de raison. C’est pour cela que dans le présent psaume, le Prophète, après avoir choisi deux sortes de vices, et avoir laissé aux auditeurs le soin de réfléchir sur les autres, stigmatise ainsi ceux qui se laissent prendre à leurs pièges. Quoi de plus insensé que l’homme qui, en pure perte et pour le malheur de sa tête, parcourt toute la terre, et amasse d’immenses richesses, non pas pour lui-même, mais pour d’autres qu’il ne connaît pas, et souvent pour ses ennemis, pour ceux qui trament sa ruine ! Oui, il a eu raison de dire : « Ils laisseront leurs biens à des étrangers. » Quoi de plus insensé que de s’exposer aux fatigues et aux péchés qui sont la suite de la poursuite des richesses, pour laisser à d’autres la jouissance de ces mêmes richesses !

Ensuite le Psalmiste, en même temps que leur cupidité ; met en scène leur amour de la vaine gloire qu’il stigmatise avec une grande véhémence en disant : « Ils ont appelé leurs terres de leur nom. » Quoi de plus stupide que ces gens qui confient leur mémoire à des pierres, à des poutres, à la matière inanimée, qui leur remettent le soin de leur propre gloire ! Ces mêmes hommes ont renversé des familles de fond en comble, ont dépouillé des veuves, pillé des orphelins afin de bâtir pour les vers une superbe demeure, et de construire pour la pourriture et pour la corruption de superbes enceintes, et tout cela dans l’idée que ces monuments rendront leur mémoire éternelle, monuments qui n’ont pas même pu arrêter un instant la dissolution de leur corps ! – Leur propre voie est un scandale pour eux, (14). »

Quelle est cette voie, dites-moi ? C’est l’empressement que l’on met à s’occuper de pareilles choses, c’est ce travail inutile, c’est cette ardente passion des richesses et cette soif insatiable de gloire. De là, dit le Prophète, du scandale et des empêchements pour eux dès cette vie, en attendant le châtiment que leur réserve l’avenir. Cette voie n’est donc pas un petit scandale, un petit empêchement, un petit obstacle pour la pratique de la vertu. Aussi le Prophète dit-il : « Leur voie est un scandale pour eux. » Et il a bien fait d’appeler leur voie, un scandale. Ils s’enchaînent eux-mêmes, ils se mettent eux-mêmes des entraves : « Et après cela leur bouche répétera leurs propres louanges. » Ces paroles nous signalent la plus fâcheuse des inconséquences humaines, celle qui entraîne tous les autres maux à sa suite. En effet, ceux qui commettent une telle erreur, qui commettent un tel péché et tombent dans une telle observation, se félicitent ; s’admirent eux-mêmes, se posent comme des modèles à imiter ; et se complaisent dans leurs actions : or, songez quelle excitation c’est pour les mauvais désirs, que de voir le vice vanté par ceux qui s’y livrent. Si le vice honni, insulté, confondu, si le vice flagellé, déchiré, détesté par la conscience de ceux qui sont encore un peu maîtres d’eux-mêmes, s’épanouit avec tant d’impudeur et s’il grandit de jour en jour : dans quels excès les hommes dont nous parions ne tomberont-ils pas, quand ils verront que, bien loin d’opposer comme une digue aux débordements du vice, les reproches, le témoignage de la conscience, le blâme, le repentir, la honte, le désir de se soustraire aux regards, les gémissements, les plaintes, ceux qui se livrent au vice font tout le contraire, qu’ils se comblent eux-mêmes de louanges, qu’ils se prétendent par leurs vices mêmes supérieurs aux autres hommes, et qu’ils se vantent de ce qu’ils ont fait, car tel est le sens de cette parole : « Et après cela leur bouche répétera leurs propres louanges », ces hommes-là, je le répète, dans quels excès une tomberont-ils pas ? Car ils sont tellement dévoyés, ils ont si bien perdu tout sens moral-, que même après avoir assouvi leurs désirs ; dans de moment, où voyant le mieux leur crime, ils devraient rougir, ils sont tout fiers, portent la tête haute et se complaisent dans ce qu’ils ont fait. Tel est le péché : avant l’action il se dissimule sa propre laideur, et l’ivresse du plaisir fait disparaître ce qu’il a de repoussant ; après l’action, quand le plaisir que nous causent nos désirs satisfaits va s’affaiblissant peu à peu, que la conscience commence à : se faire entendre, et qu’elle flagelle nos sophismes réduits à leurs seules forces, alors surtout nous voyons les funestes conséquences du péché. Mais eux ne sentent rien de tout cela, même après que leurs désirs sont satisfaits. Loin de là, c’est précisément après avoir vu leurs richesses s’accumuler, leurs tombeaux s’élever, leurs vaines et fastueuses constructions s’achever, lorsqu’ils.devraient s’attrister et gémir, c’est alors, c’est après tout cela, après l’action, après la satiété qu’ils sont plus malades encore. Ainsi donc puisqu’il n’y a plus rien de sain chez eux, il ne reste plus qu’à laisser intervenir la Providence.

9. Si ceux qui se condamnent eux-mêmes pour les fautes qu’ils ont commises, préviennent ainsi la justice de Dieu, comme l’a dit saint Paul : « Si nous, nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés » (1Co 11,31), ceux qui ont la maladie du péché au point de ne s’en pas repentir, et qui ne se reprochent pas leurs erreurs, ne font qu’attirer sur eux-mêmes, et bâter la vengeance du Seigneur. Puisque ces hommes, tout en pillant les biens d’autrui, ou en prodiguant les leurs qu’ils devraient employer à secourir les pauvres, ne dépensent que pour des tombeaux, pour les vers et la corruption, et que loin de se repentir de ce qu’ils font ils continuent d’être malades, d’une maladie incurable, écoutez quelles sont les conséquences de leur aveuglement. – Ces conséquences, quelles sont-elles donc ? – Ils sont livrés à la vengeance de Dieu ; aussi le Prophète a-t-il ajouté : « Ils seront entassés comme des brebis, la mort sera leur pasteur (15). » S’il les compare à des brebis, ce n’est point à cause de leur douceur (quoi de plus féroce que ces hommes qui voient d’un œil sec la nudité des pauvres, et leur ventre creusé par la faim, et qui embellissent leurs tombeaux, séjour de la corruption, des vers et de la pourriture !), c’est parce que leur ruine sera facile, parce qu’ils seront anéantis tout à coup, et qu’ils offrent une proie facile aux embûches de leurs ennemis. Rien de plus faible en effet que l’homme qui vit dans le péché. Telle sera aussi leur condition : ils seront frappés, ils seront anéantis aussi complètement, ils seront précipités en enfer avec autant d’aisance, de facilité, de promptitude, avec aussi peu de peine que des brebis qu’on immole. Ce sera la mort, où plutôt quelque chose de bien plus redoutable que la mort qui les frappera. Car après cette fin, une mort immortelle s’emparera d’eux, ils ne reposeront jamais dans le sein d’Abraham, et on ne lés verra jamais aller ailleurs que dans l’enfer, ce séjour des vengeances, des châtiments et de l’extermination. Ici-bas leur fin aura été vile, méprisable, et là-haut ils ne connaîtront que les châtiments. On a coutume de dire : on l’a égorgé comme un mouton, quand on veut parler d’un homme facile à tuer. Après avoir vécu comme des brutes, ils périssent comme des brutes sans l’espoir consolant de la vie future, et ce ne sera pas tout, « la mort sera leur pasteur ! »

Il me semble que dans ce passage le Prophète, en parlant de la mort, veut parler des châtiments et de l’extermination qui attendent le coupable là-bas ; c’est ainsi qu’il dit ailleurs : « L’âme qui pèche, périra elle-même (Eze 18,20) », pour nous faire comprendre, non qu’elle sera détruite en réalité, mais qu’elle sera punie. C’est une suite de là même figuré, car après avoir parlé des brebis, il nous montre leur pasteur. Quel est-il ce pasteur ? C’est le ver venimeux, ce sont les ténèbres sans fin, les chaises qui ne se délient jamais, les grincements de dents. Voyez que de châtiments les pressent de toutes parts ! Dans cette vie, ils ne peuvent arriver à la vertu, ils sont les esclaves, les captifs du péché, ils se livrent à des travaux vains et ridicules : à la fin de cette vie, ils meurent comme la première brute venue après la fin de cette vie, ils sont voués pour toujours à l’extermination : « Et, quand le jour se lèvera ; ils seront dominés par les justes. » Comme beaucoup ; parmi ceux qui ont l’esprit le plus épais et dont l’insensibilité égale presque celle des pierres, n’ont aucune idée nette et précise de la vie future.qu’ils doivent espérer, et qu’ils restent bouche béante à admirer les biens présents, les biens qu’ils voient, il cherche à les épouvanter par le sens caché de ses reproches. Ensuite, après avoir en quelques mots, fait allusion à ce que l’avenir leur réserve, il insiste de nouveau sur le mépris et sur les châtiments qui les atteignent dès cette vie, et il fait cela pour leur montrer combien ils sont faibles, vils et méprisables, et que, fussent-ils dix mille fois plus riches, hissent-ils au comble de la puissance, ils n’en sont pas moins de véritables esclaves à côté de ceux qui suivent les traces de la vertu. Aussi dit-il : « Et, quand le jour se lèvera, ils seront dominés par les justes », c’est-à-dire, les justes les domineront immédiatement, et toujours, et pour cela ils n’auront besoin ni dé faire un effort, ni d’attendre longtemps, ni même d’attendre un instant. Car telle est la nature des choses, le vice est l’esclave de la vertu, il la craint, il là redoute, malgré son fard et tous ses brillants déguisements, et quoique la vertu toute nue ne combatte qu’avec ses seules forces. Et cependant nous voyons le contraire, dit-on, nous voyons les méchants dominer les bons. Mais ne nous en rapportons pas à l’erreur du Vulgaire, erreur née d’un faux jugement.. Examinons les choses suivant la droite raison et vous verrez se réaliser ce que j’ai avancé. Supposons un maître pervers avec un esclave vertueux : ou plutôt, si vous l’aimez mieux, choisissons un exemple plus relevé. Supposons un roi qui soit pervers et un de ses sujets qui soit vertueux, et voyons quel est celui qui est le maître, quel est celui des deux chez qui éclate le signe de la domination, quel est le supérieur, quel est l’inférieur. Comment donc nous en assurer ? Supposons que le roi ordonne à son sujet de faire quelque chose de mal, de commettre un péché : que va faire ce sujet vertueux et fidèle ? non seulement il ne cédera pas, non seulement il n’obéira pas, mais il essayera même de faire revenir le prince sur son ordre, et cela au péril de sa vie. Quel est donc l’homme vraiment libre, de celui qui ne fait que ce qu’il veut et qui ne craint pas son roi, ou de celui qui voit ses ordres méprisés par son sujet ? Et, pour ne pas nous borner à une vague supposition, cette Égyptienne, la femme de Putiphar, n’était-ce pas une reine ? Ne commandait-elle pas à toute l’Égypte ? N’avait-elle pas un roi pour époux ? N’était-elle pas environnée d’une grande puissance ? Or qu’était Joseph ? N’était-ce pas un esclave, un captif ? N’était-ce pas un serviteur acheté à prix d’argent ? Ne vint-elle pas attaquer ce jeune homme avec toutes ses armes, et non par procuration, mais par elle-même ? Eh bien ! qui des deux était libre ou esclave ? Celle qui était forcée de prier, de faire des avances et de supplier, celle qui était l’esclave non d’un homme, mais d’une, passion détestable, ou celui qui méprisait et diadème, et sceptre, et manteau de pourpre, et tout cet attirail de la royauté, et qui brisait les artifices de cette femme ? L’une ne se retira-t-elle pas avec la honte d’un échec, et dominée par une nouvelle passion, par la colère aveugle, par le désir du meurtre, tandis que l’autre sortait de cette épreuve la tête couverte de mille et mille couronnes, après avoir montré que la servitude même ne faisait que rehausser davantage la fierté de l’homme libre ?

10. Il n’y a rien de plus libre que la vertu, rien de moins libre que le vice. Aussi est-il dit ailleurs : « Le serviteur sage dominera les maîtres insensés. » (Pro 17,2) Le captif, eût-il des richesses infinies, n’en serait que plus près de tomber au pouvoir de tous les autres hommes ; il en est de même de celui qui est subjugué par les passions, il est plus vil que l’araignée. Dans la guerre, ne voyons-nous pas que ce sont les hommes sages qui triomphent ? Quand il faut agir ou délibérer, la raison n’est-elle pas toujours de leur côté, même quand nul ne les écoute ? Et après cette vie, n’avons-nous pas vu le riche demander une goutte d’eau comme un mendiant, sans pouvoir l’obtenir ? Le pauvre au contraire, après avoir vécu sagement et vertueusement, n’a-t-il pas obtenu le bonheur suprême, n’a-t-il pas partagé le sort d’Abraham ? Et si nous nous reportons au temps des apôtres, tout enchaînés, tout flagellés qu’ils étaient et quoique soumis à des supplices de toutes sortes, n’étaient-ils pas supérieurs à ceux qui les traitaient ainsi ? Songez combien ils avaient frappé l’esprit de leurs persécuteurs pour les avoir amenés à dire : « Que faire à de tels hommes ? » (Act 4,16) Et ces hommes, ils les tenaient enchaînés, ils les tenaient sous leur main, en plein tribunal ! D’un côté des juges et des princes, de l’autre des accusés, et pourtant ce sont ceux-ci qui out vaincu. Partout, si nous voulions entrer dans le détail, nous verrions l’homme vertueux supérieur au méchant, supérieur de cette vraie supériorité et non de cette supériorité menteuse et selon les idées du vulgaire, supériorité fausse et facile à confondre, supérieur de cette supériorité solide que rien ne peut ébranler. « Et leur puissance vieillira dans l’enfer », c’est-à-dire s’affaiblira. Voici ce que signifient ces paroles : non seulement ils seront ici-bas faciles à vaincre, car nul ne prendra leur défense, nul ne leur tendra la main, et ils seront exposés aux attaques de tous, mais, ce qu’il y a de plus terrible, ils ne trouveront là-bas personne pour les assister, personne pour les secourir, personne pour leur tendre la main, personne pour adoucir leurs châtiments par des paroles de consolation. C’est ainsi que les vierges sages n’ont été d’aucun secours aux vierges folles, Abraham d’aucun secours au mauvais riche, Noé, Job et Daniel d’aucun secours à leurs fils et à leurs filles. « Leur puissance vieillira », cela veut dire qu’elle s’affaiblira, qu’elle disparaîtra. « Ce qui passe et vieillit, est près de sa fin. Ils ont été précipités hors de leur gloire. » (Heb 8,13)

L’objet de leurs plus vifs désirs, l’objet de tous leurs efforts et de toutes leurs préoccupations, c’était de jouir d’une gloire durable après leur mort parle moyen de leurs richesses, de leurs vastes constructions, de leurs tombeaux et de leurs noms qu’ils y faisaient inscrire : voici que cette gloire même ils ne l’obtiendront pas, dit le Prophète, et c’était ce qui excitait le plus leurs soucis tandis qu’ils vivaient, parce qu’ils savaient cela. Ces constructions sont des accusations contre ceux qui ne sont plus. Et même, si le corps est caché sous terre, les pierres du tombeau prennent une voix pour accuser chaque jour leur cruauté, leur impudeur, pour les dénoncer comme des ennemis publics, pour appeler sur eux les imprécations, les plaintes et les insultes des passants. Quelle est donc cette gloire qui consiste à laisser après soi ces monuments accusateurs qui, loin de garder le silence, appellent la parole sur les lèvres de tous ceux qui les voient et qui semblent solliciter les parents à s’indigner coutre ceux qui les ont fait bâtir ? Où trouver une folie égale à celle de ces hommes qui font tout ce qu’il faut pour être châtiés, pour être couverts de confusion, pour se susciter des accusateurs, pour s’exposer à voir leur sépulture violée ; qui font tout pour accumuler sur eux les imprécations, les insultes, les plaintes sans nombre, et cela non seulement de la part de ceux à qui ils ont fait du mal, mais encore de la part de ceux à qui ils n’en ont pas fait ? « Mais Dieu rachètera mon âme des mains de l’enfer, lorsqu’il me recevra (16). »

Après avoir dit le salaire des méchants et le prix dont on payera leurs péchés, il parle des récompenses réservées aux hommes vertueux. C’est son habitude et c’est aussi celle des autres prophètes, afin que l’auditeur puisse peser sa décision en se rendant compte et du châtiment destiné au péché, et des récompenses promises à la vertu. Voici la part des pécheurs, dit le Prophète : le déshonneur, les vains travaux, la stupidité, le ridicule, la honte, l’extermination, la mort, le châtiment, les vengeances éternelles, la faiblesse qui expose aux mauvais traitements, la privation de la gloire et de la sécurité, les insultes, les accusations, l’absence de toute consolation au milieu de leurs maux soit pendant cette vie, soit après. Pour nous ce sera tout le contraire, nous n’aurons pas de châtiments à craindre, notre âme sera libre, en sûreté, glorieuse et Honorée. Tout cela en effet est sous-entendu dans ces paroles : « Cependant Dieu rachètera mon âme des mains de l’enfer lorsqu’il me recevra. » Par l’enfer, il désigne les châtiments, les supplices terribles de la vie future. Or jugez quels honneurs nous attendent non seulement d’après cela, mais encore d’après ce qui suit. Quand Dieu m’aura reçu, dit-il, je le verrai plus distinctement que je ne fais aujourd’hui. Aujourd’hui c’est la foi qui dirige nos pas, et non la vue même de la divinité alors nous verrons Dieu face à face. (1Co 13,12) On payera la rançon de mon âme, et mon corps jouira du même privilège. « Ne craignez pas l’homme quand il aura multiplié ses richesses et étendu la gloire de sa « maison (17). » Puisqu’il en est ainsi, dit le Prophète, pourquoi craindre les choses présentes, pourquoi vous soucier de la pauvreté ? pourquoi avoir peur de celui qui est riche ? On vous a enseigné tout ce qui a trait à la résurrection et à la répartition des biens éternels, et au châtiment des pervers ; pourquoi donc ensuite trembler devant des chimères ? Les seuls biens stables et solides, ce sont ceux-là : les autres, les biens de la terre, sont semblables à des fleurs qui se flétrissent. Aussi le Prophète, lassant de côté tout le reste, s’est élancé contre la citadelle de tous les maux, contre la passion des richesses : celle-là détruite, tout le reste tombe en même temps.

11. Et comment n’aurais-je pas peur, dit l’homme, devant ceux qui disposent d’une telle puissance ? – La puissance est le jouet du sort, la force ne dure qu’un instant, la prospérité ne fait que passer, les richesses, la fortune et ces grands honneurs, tout cela ressemble à des ombres, à des rêves. Aussi le Prophète dit-il encore : « Parce qu’à sa mort il n’emportera pas ses richesses, et que sa gloire ne descendra pas avec lui dans le tombeau (18) », – nous donnant ainsi un motif de ne pas craindre ce qui dure si peu. La mort est venue, dit-il, elle a coupé la racine, et voilà que ses feuilles tombent, voilà que sa maison devient une proie offerte à qui veut la prendre. Les brebis et les chèvres portent la dent sur l’arbre qu’on vient de couper et qui est étendu par terre, il en est de même des riches dont nous parlons : parmi leurs ennemis, parmi leurs amis et parmi ceux à qui ils ont rendu service, combien ne s’en trouve-t-il pas qui viennent prendre part à la curée ? Et cet homme environné d’une si grande puissance, qui possédait tant d’échansons, de cuisiniers, de cratères d’or et d’argent, tant et tarit d’arpents de terre, qui avait des maisons, des esclaves, des chevaux, des mules, des chameaux, des armées de serviteurs, il s’en va seul, nul ne l’accompagne, et il n’emporte même pas ses vêtements avec lui. Plus est grand le luxe qui l’entoure, plus sera riche le festin que sa mort prépare aux vers, plus il excitera les convoitises des malfaiteurs qui violent les sépultures, plus il provoquera de mauvais desseins contre ses restes infortunés. Toute cette magnificence ne sert qu’à l’exposer plus encore aux outrages, en appelant, en armant contre lui les mains de ceux qui ouvrent les tombeaux pour leur reprendre le dépôt qui leur a été confié. – Et qu’est-ce que cela ? dira-t-on. Il n’en triomphe pas moins ici-bas, et il jouira de son triomphe jusqu’à sa mort. – Dites plutôt que beaucoup n’en jouiront pas même jusqu’à leur mort : exposés sans cesse aux mauvais desseins, ils sont mille fois plus malheureux que les condamnés, quand on leur ravit leurs richesses, quand ils retombent dans une honteuse obscurité, quand ils sont jetés en prison. Tel trônait hier sur un char, qui est aujourd’hui dans les fers : tel était hier courtisé par des flatteurs, qui se voit aujourd’hui entouré de bourreaux : tel exhalait l’odeur des parfums, qui est souillé de son propre sang : tel s’étendait sur une couche délicate, qui se voit jeté sur la dure : tel était adulé de tous, qui se voit méprisé de tous. – Mais, dira-t-on encore, à sa mort même on l’entoure d’une pompe magnifique. – Et que lui fait cela, à lui qui ne le sent plus ? La mauvaise odeur qu’il exhale, l’horreur, qu’il inspire, la haine qu’il excite font plus d’impression sur les assistants que ces pompes brillantes ; car ce faste et ces dépenses lui attirent immédiatement et pour toujours la haine de ses enfants. Voyez combien est juste l’expression dont se sert le Prophète, et combien sa sagesse est profonde. Non content d’intimider le riche en lui montrant qu’il n’emportera rien avec lui ; il le dépouille dès cette vie de tout cet imposant appareil, et lui prouve que sa richesse n’existe pas, même lorsqu’il la possède et qu’il en jouit. Car, il ne dit pas : « Quand il aura étendu sa gloire », mais bien, « quand il aura étendu la gloire de sa maison. » Car toutes ces choses que j’ai énumérées, ces fontaines, ces promenades, ces bains, cet or et cet argent, ces chevaux et ces mules, ces tapis, ces étoffes, font la gloire de la maison et non celle de l’homme qui l’habite. La vertu est la gloire de l’homme, aussi accompagne-t-elle celui qui la possède, tandis que la gloire de la maison reste, ou plutôt elle ne reste même pas, mais disparaît avec la maison, sans avoir servi de rien à celui qui l’habitait, car cette gloire ne lui appartient pas en propre. « Parce que son âme sera bénie pendant sa vie (19). » Après avoir parlé de sa richesse et de sa gloire, il passe à ses flatteurs. Ce que recherchent surtout les riches, ce sont les flatteries de la place publique, les hommages du peuple, les louanges décernées par la multitude, et les éloges menteurs, et ils regardent comme un grand bien d’être accueillis par des applaudissements au théâtre, dans les banquets et dans les tribunaux, d’entendre leur nom répété par toutes les bouches, de se croire un objet d’envie pour les autres : aussi voyez comme il leur ravit encore cette jouissance en en limitant la durée. « Pendant sa vie », dit-il, c’est-à-dire, ces hommages, ces bonnes paroles qu’on lui adresse ne dureront pas plus que la vie d’ici-bas : cela périra en même temps que le reste, comme tout ce qui relève du temps et de la fortune. Bien plus, lorsqu’il cessera de pouvoir mettre à contribution le zèle de ses flatteurs, après sa mort, ce sera le contraire qui aura lieu, car sa présence n’intimidera plus personne. « Il te rendra hommage quand tu lui auras fait du bien. » Voyez comme il critique la bienfaisance des gens riches. Toi, tu flattes et tu fais des avances, feignant une bienveillance menteuse et de courte durée : mais celui auquel tu t’adresses, dit-il, quand même il se déclarerait ton obligé, ne te sera reconnaissant qu’autant qu’il aura acheté de toi, et cela bien cher, le droit de te faire faire ce qui lui convient. Car « il te rendra hommage », remarque bien cela, « quand tu lui auras fait du bien. » Il ne dit pas, quand tu lui auras été utile, quand ta loi aura rendu service, mais : quand tu lui auras procuré ce qui lui fait plaisir, ce qui lui convient. Le Prophète montre ainsi que cette bienfaisance est pernicieuse à deux points de vue, et parce qu’elle provoque de fausses démonstrations de reconnaissance, et parce qu’elle nous attache des serviteurs dangereux. « Il ira rejoindre les générations de ses pères, il cessera de voir la lumière pendant l’éternité (20). Et l’homme, au milieu de sa grandeur, ne l’a pas comprise : il s’est ravalé au niveau des animaux privés de raison, et s’est fait semblable à eux. Il ira rejoindre ses pères (21) », autrement dit, il les imitera, et étant fils de pervers, il héritera de leur perversité ; ou bien encore c’est comme si l’on disait : s’il n’a fait aucun bien, il se trouvera que sa richesse lui a été inutile : ceux qui sont morts avant lui il les laissera couchés dans la poussière, jusqu’au Jour du jugement, sans pouvoir même contempler la lumière suivant la loi de la nature. Ensuite le Prophète se répète en disant : « Et l’homme, au milieu de sa grandeur, ne l’a pas comprise ; il s’est ravalé au niveau des animaux privés de raison et s’est fait semblable à eux. » Cet homme, dit-il, cet homme qui est mort de la sorte, et qui n’a pas usé de ses richesses comme il devait le faire, ne différera en rien de la brute, car il n’a pas connu l’honneur que Dieu lui a fait, et il s’est rendu semblable aux bêtes, pour qui la vie n’a d’autre but et d’autre fin que la mort. Puissions-nous tous être délivrés de ces erreurs, et ceux qui s’instruisent et ceux qui enseignent, en Jésus-Christ, Notre-Seigneur, à qui appartiennent la gloire et la puissance, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIES Sur cette Parole du Prophète David : « NE CRAIGNEZ POINT, EN VOYANT UN HOMME DEVENU RICHE, ET SA MAISON COMBLÉE DE GLOIRE » (Psa 49,17), ET SUR L’HOSPITALITÉ.

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Les deux homélies qui suivent, titrent prononcées toutes deux à Constantinople, sous l’influence des grandes catastrophes, des révolutions soudaines qui étonnaient si souvent ta cité ; elles se ressemblent encore parce qu’elles commentent également le même verset du même psaume : Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire. (Psa 49,17)

Quelle bonne terre j’ai à cultiver, quel plaisir de vous faire entendre la parole ! Après avoir ainsi salué les fidèles présents dans l’église, le saint orateur demande vivement : les absents, où sont-ils ? que font-ils ? Ah ! oui, au forum, ou ailleurs, à la poursuite de la fortune ! De là, sur les richesses, la vanité, l’instabilité des biens de la terre ; les vaines préoccupations ; les prétextes insensés pour négliger le salut ; les flatteurs du riche, qui le trompent ; les déceptions méritées ; les douleurs de ce monde, sans cesse tourmenté parce qu’il ne poursuit que des ombres ; la distinction de la richesse prétendue, et de la richesse vraie ; sur ta vertu, sur la simplicité des mœurs, sur l’hospitalité, une conversation animée, variée, piquante, naïve, élevée, où se retrouvent les beaux mouvements qu’on admire dans les discours sur la disgrâce d’Eutrope, et l’inépuisable abondance d’une éloquence, toujours nouvelle et toujours jeune, parce que, si les pensées sont les mêmes, le sentiment que ces pensées inspirent est toujours, dans l’âme de l’orateur, vrai et profond, toujours jeune et toujours nouveau. On remarquera, dans cette première homélie, les vifs retours que l’orateur fait sur lui-même, sa manière aimable, originale, saisissante, de témoigner de son zèle.

La seconde homélie contient le développement d’une pensée singulièrement chère à saint Jean Chrysostome : voulez-vous, pour vos capitaux, nu bon placement ? placez-les dans les mains des pauvres.

PREMIÈRE HOMÉLIE.

1. Il est doux pour l’agriculteur, quand la charrue a purgé la terre, quand le sillon est tracé, quand les épines ont été arrachées, de jeter la semence, de n’avoir pas à craindre des épines qui étoufferaient les germes. Il est bien plus doux, pour celui qui vous parle, de jeter les pensées divines dans des âmes que rien ne trouble. Aussi quel plaisir pour nous de commencer à vous entretenir le champ est purifié, nous le voyons bien. Sans doute notre regard ne pénètre pas dans votre pensée ; mais vos yeux bien ouverts et votre attention qui se dresse, nous manifestent la tranquillité de votre intérieur. Je ne puis entrer dans votre conscience, mais vos yeux fixes et brillant d’une flamme céleste ont une voix pour rite dire : il n’y a pas de trouble au dedans ; on plutôt votre ferveur me crie : jetez-nous les semences ; ce que vous jetez, nous le recueillons, clans l’espérance du fruit ; toute inquiétude terrestre, nous l’avons chassée. Et voilà pourquoi je m’attache toujours à des pensées de plus en plus profondes, et j’ai confiance ; j’ai une si bonne terre !

L’Écriture ne demande pas seulement un docteur habile, elle veut aussi un auditeur intelligent. Et voilà pourquoi je vous trouve bien heureux, et je me trouve bien heureux moi-même. « Bienheureux », dit l’Écriture, « celui qui parle, et dont la voix pénètre dans les oreilles de ceux qui l’écoutent ! » (Sir 25,9) Et : « Bienheureux ceux qui ont faim et qui ont soif de la justice ! » (Mat 5,6) C’est donc à vous, que votre zèle amène auprès de nous, c’est à vous que nous enverrons les divines pensées ; tous les autres sont maintenant sur la place publique, ils se souillent au contact impur des choses du siècle ; mais vous, supérieurs à la terre, vous accueillez les pensées spirituelles. Les autres, esclaves de la servante, n’ont de souci que pour la chair ; mais vous, c’est la noble dame, l’âme libre que vous prenez soin d’embellir, et en l’ornant vous la sauvez. Où t’arrêtes-tu, maintenant, ô homme ? Sur la place publique. Que veux-tu y recueillir ? De la fange et de la boue. Viens donc, et, de ma main, reçois un parfum. A quoi bon recueillir des richesses périssables, courtiser l’avarice, ce cruel tyran, rechercher des magistratures, périssables encore, l’abondance des choses du siècle, que l’on possède aujourd’hui, que demain l’on ne possède plus ? A quoi bon cueillir les fleurs, en négligeant les fruits ? Pourquoi cours-tu après une ombre, au lieu de saisir la vérité ? Pourquoi rechercher ce qui est périssable, et non ce qui demeure ? « Toute chair n’est que de l’herbe, et toute gloire humaine est comme la fleur des champs ; l’herbe se sèche et la fleur tombe, mais la parole de Dieu demeure éternellement. » (Isa 40,6, 8) Tu possèdes d’abondantes richesses ; et qu’importe pour l’âme ? Dans l’opulence que donnent les richesses, dans la pauvreté de l’âme, tu te pares avec des feuilles, et tu n’as pas de fruits. Quel profit, je te le demande, as-tu fait ? Tu as obtenu des richesses, qu’il te faudra abandonner ici ; tu as obtenu des dignités, qui ne te produisent que des haines ; viens, jouis avec nous des discours de la vraie sagesse ; expie tes péchés ; rejette le fardeau de tes iniquités ; purifie ta conscience ; élève tes pensées, deviens un ange, et sois un homme. Dépouille la chair, prends des ailes, sépare-toi des choses visibles ; attache-toi aux invisibles, monte au ciel ; mêle-toi au chœur des anges ; approche-toi du tribunal d’en haut, du tribunal suprême ; abandonne la fumée, l’ambre pure, l’herbe vile, les toiles d’araignée. Impossible à moi de trouver un mot qui exprime comme il faut cette misérable inconsistance. Mais voici ce que je dis, ce que je ne cesserai pas de redire : viens, et sois un homme ; qu’on ne dise pas que ton titre naturel est un faux titre. Comprenez-vous ce qui vous est dit ? Un homme souvent n’a de l’homme que le nom ; il ne l’est pas, dans le sens qu’il faut attacher à ce nom. Quand je te vois vivre sans écouter la raison, comment veux-tu que je t’appelle un homme, et non un bœuf ? Quand je te vois te conduire en ravisseur, comment veux-tu que je t’appelle un homme et non un loup ? Quand je te vois dans la fornication, comment veux-tu que je t’appelle un homme, et non un porc ? Quand je te vois tramer des ruses, comment veux-tu que je t’appelle un homme, et non un serpent ? Quand je te vois infecté de venin, comment veux-tu que je t’appelle un homme, et non une vipère ? Quand je te vois sans intelligence, comment veux-tu que je t’appelle un homme, et non un âne ? quand je te vois adultère, comment veux-tu que je t’appelle un homme, et non un étalon ? Quand je te vois indocile et stupide, comment veux-tu que je t’appelle un homme et non une pierre ? Tu as reçu de Dieu une noble origine, pourquoi trahis-tu la générosité de ta nature ? A quoi travailles-tu, réponds-moi ? Il y a des hommes qui ont le talent de transformer les animaux, autant que possible, de manière qu’ils participent à la noblesse de notre nature. On apprend aux perroquets, à reproduire la voix humaine, et l’art fait violence à la nature ; on apprivoise des lions que l’on conduit sur la place publique. Un lion, un animal féroce, tu peux l’apprivoiser, et tu te montres plus féroce qu’un loup ? Et ce qu’il y a de plus triste, c’est que chaque animal n’a qu’un vice:, le loup est rapace ; le serpent, perfide ; la vipère, venimeuse ; l’homme, devenu méchant, ne se montre pas de même : trop souvent, en effet, ce n’est pas un seul vice qui le travaille, mais il est tout à la fois rapace, perfide, venimeux, et il rassemble en son âme les vices de plusieurs animaux. Comment veux-tu que, je t’appelle un homme, toi qui n’as ni les insignes de la royauté, ni le diadème, ni la pourpre ? « Faisons l’homme », dit Dieu, « à notre image et ressemblance. » (Gen 1,26) Pense, ô homme, à l’image de qui tu as été fait, et ne te ravales pas à la vile condition des animaux. Si tu vois un roi, rejetant la pourpre et le diadème, confondu avec les soldats, abdiquant son autorité, comment l’appelleras-tu un roi ? Tu es un homme, ne me dis pas que tu as l’âme d’un homme, montre-moi que tu en as la sagesse. Tu commandes aux animaux sans raison, et tu ne rougis pas d’être l’esclave de tes passions sans raison ?

2. Et comment, me dis-tu, deviendrai-je un homme ? Maîtrise les pensées de la chair, pensées dépourvues de raison ; chasse loin de toi la fornication ; chasse l’amour immodéré des richesses ; chasse ce détestable tyran, purifie-toi. Mais comment deviendras-tu un homme ? Viens ici où l’on fabrique des hommes. Quoi que tu sois, je ferai de toi un homme : Cheval ? je ferai de toi un homme ; loup ? je ferai de toi un homme ; serpent ? je ferai de toi un homme ; je ne transformerai pas ta nature, mais ta volonté. Mais quoi ? me dira-t-on, j’ai des enfants, une maison à conduire ; une femme, dont je dois prendre soin ; la pauvreté me presse ; il me faut gagner le pain du jour. Prétextes que tout cela, et vaines raisons. Si je te retenais ici, sans jamais te quitter ; si je ne t’accordais aucun relâche ; si tu ne pouvais plus vaquer, au-dehors, à tes affaires, à la bonne heure, tu pourrais te défendre, et t’excuser, et me dire : j’ai des enfants et une maison à conduire ; et tu aurais raison de parler ainsi ; ou plutôt, tu n’aurais même pas besoin de parler ainsi ; car Dieu est assez fort, quand même tu resterais ici pour accroître ta fortune. Mais moi je ne t’impose aucune nécessité de ce genre ; je ne te dis pas de venir ici tous les jours, mais seulement deux fois dans la semaine. Qu’y a-t-il de pesant, qu’y a-t-il de si lourd à porter dans ce que je demande ? Il ne s’agit pas de journées entières, mais de quelques instants bien courts à passer dans l’église ; reçois les divines pensées, afin de te préserver des blessures ; non pas pour en faire aux autres, mais pour convertir la place publique en église. Viens, ô homme, reçois ton armure, afin que cette armure te protège contre toute blessure funeste ; tiens-toi à ta place, au milieu des soldats du Seigneur, mais tiens-toi armé ; tiens-toi dans le sanctuaire, mais avec des yeux purs ; pousse ton vaisseau dans le port, mais manœuvre avec prudence ; c’est ce que tu peux apprendre ici et tu ne veux pas, et au milieu des armées du siècle, sans être revêtu de la loi de Dieu, tu te jettes tout nu. Vois donc quel trésor on remporte de l’église ! le mépris de toutes les choses humaines ; la force qui foule aux pieds les chagrins ; qui se montre supérieure à tous les biens de ce monde ; la vertu toujours modeste, jamais abattue. Ainsi se montra Job : la pauvreté ne ruina pas son courage ; l’opulence ne l’exalta pas ; dans la variété des événements, des conditions, il conserva l’égalité de son âme.

Tiens, reçois de moi ton armure. Quelle armure ? celle qui plus d’une fois t’assurera ton salut. Tu sors, et tu vois un homme tout fier sur un coursier au frein d’or : autour de lui de nombreux satellites ; et voici qu’en même temps, tu aperçois un misérable abattu sous le malheur. Alors l’envie te saisit à propos de ce riche, et te voilà pris par la haine qui ronge le pauvre. David s’approche de toi, pour te garder, pour te dire : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Sors avec le Prophète et ne crains point ; va où je te dis, avec le Prophète, avec le docteur, avec ce bâton pour soutien, avec ce héraut de Dieu. « Ne craignez point en voyant un homme devenu riche. » Mais, dira-t-on ; c’est un avertissement ; c’est un conseil, c’est une parole honnête ; toutefois, dites-moi aussi le moyen de ne pas craindre cet homme. C’est que la richesse est de la même nature que celui qui est riche. Comment cela ? je vais le dire. Qu’est-ce que l’homme ? Un animal misérable, fragile, qui ne vit qu’un temps ; dé de même sont les richesses ; ou plutôt il ne faut pas dire de même, mais bien plus fragiles. Souvent, en effet, elles, ne disparaissent pas avec l’homme, mais avant l’homme. Vous avez vu d’innombrables exemples de cette vérité ; sans sortir de cette ville, vous avez vu les richesses inopinément perdues ; vous avez souvent été à même de voir périr les possessions du vivant du possesseur ; car la fin des richesses, c’est la révolution qui produit la pauvreté. Réfléchissez donc sur le peu de durée de la possession. Car le possesseur survit à la possession perdue. Et plût au ciel que la possession ne fût jamais que perdue sans perdre du même coup le possesseur ! On a donc raison de dire que la richesse est un serviteur ingrat, sanguinaire, homicide ; un serviteur qui récompense son maître en l’égorgeant. Et, ce qu’il y a de plus triste, ce n’est pas seulement en abandonnant l’homme, que la richesse le jette dans les périls, c’est même avant l’abandon qu’elle le précipite, le bouleverse, le trouble. Cessez donc de regarder cet homme aux vêtements de soie, inondé de parfums, escorté de serviteurs ; ouvrez sa conscience, percez à jour l’âme de ce riche opulent ; vous y découvrirez l’agitation turbulente et désordonnée. Quand vous serez témoins de quelque chute éclatante, comprenez le malheur attaché à la fortune.

3. Car, quoi de plus trompeur que les choses humaines ? je l’ai souvent dit, c’est un fleuve qui coule ; ce sont des eaux que l’on voit et qui passent ; que l’on tient, et qui s’échappent. « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche ; » recueillez cette parole, ce cantique spirituel. Lorsque l’envie entre dans votre cœur, si cette parole y fait en même temps son entrée, voilà qui suffira pour bannir un mauvais sentiment. « Ne craignez point ; en voyant un homme devenu riche ; » voilà mes remèdes à moi, non pour de l’argent, mais pour le ciel. Je ne soigne pas les corps, je suis le médecin de l’âme. Je ne parle pas seulement de votre âme, mais de la mienne ; si je vous fais la leçon, je n’en suis pas moins un homme, entre nous communauté de nature, communauté d’enseignement.

« Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Prenez ce verset du psaume, comme un trésor et comme un sujet de pensées ; prenez-le comme une racine de richesse et d’opulence. Ce n’est pas d’être riche, c’est de ne pas vouloir être riche, qui constitue la richesse. Comprenez-vous ? qui veut être riche a besoin de possession, a besoin d’argent ; au contraire, qui ne veut pas être riche, est toujours dans l’opulence. « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire. » « Ne craignez point ; » à quoi bon, dites-moi, craindre les riches ? Comme le riche paraît redoutable, le Prophète explique ce que c’est qu’un riche. Craindre un homme dont tout l’équipement est un feuillage sans fruit ! craindre un homme, qui vit dans l’amertume ! craindre un homme, toujours tremblant ! craindre un homme, qu’accompagne continuellement l’épouvante ! Ton esclave ne te craint pas, en ton absence ; le riche porte partout le maître qui réside en lui ; en quelque endroit qu’il se rende, l’amour de l’argent le suit ; ses parents, ses domestiques, ses amis, ses envieux, ses obligés, tous sont en même temps ses ennemis. Car la haine qu’il réveille est grande. Le pauvre passe sa vie sans craindre personne, attendu que la sagesse et la patience sont toutes ses richesses. Le riche, ne respirant que pour l’accroître ce qu’il a, est odieux à tous, et, dans les réunions publiques, on le voit comme un ennemi ; les visages le flattent, les cœurs le détestent. Et ce qui prouve qu’il en est ainsi ; c’est la chute des feuilles quand le vent a soufflé ; c’est-à-dire, quand il s’est accompli une révolution dans sa fortune ; alors se découvrent les amis fardés ; alors tombent les masques des flatteurs ; alors les comédiens, quittant leurs rôles, se montrent ce qu’ils sont, l’illusion de la scène tombe et laisse voir la réalité. Toutes les bouches se font entendre ce misérable, ce pervers, cet infâme ; que dites-vous ? hier, ne le flattiez-vous pas ? ne lui baisiez-vous pas les mains ? – Je jouais un rôle. L’heure est venue, et j’ai jeté mon masque, et je montre ce que j’avais dans l’âme. Pourquoi donc craindre, répondez-moi, celui que poursuivent tant de voix accusatrices ? à que dis-je ? Plût au ciel que le riche ne s’accusât pas lui-même !

Ce que j’en dis, ce n’est pas pour flétrir la richesse ; j’ai protesté maintes et maintes fois, mais j’accuse l’usage mauvais de ce qui, en soi, est bon. Les richesses et les bonnes œuvres ensemble, voilà qui est bien. Comment cela est-il bien ? Si les richesses soulagent la pauvreté, soutiennent l’indigence ; écoutez Job : « J’ai été l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux ; j’étais le père des pauvres. » – (Job 29,15-16) Voilà les vraies richesses, exemptes de péché, jointes à l’amour des pauvres. « Ma maison a été ouverte à tout venant. » (Job 31,32) Voilà le véritable usage de la richesse, non pas de la prétendue richesse, mais de la vraie richesse. La prétendue richesse este l’esclave de la vraie richesse ; la première n’est qu’un nom, rien de plus ; l’autre, à la vérité du nom, joint la réalité de la chose. Cette réalité, où est-elle ? Dans la vertu, dans la pratique de l’aumône. Comment cela ? Je vais le dire. Il y a un riche ravisseur de tous les biens et il y a un riche qui donne au pauvre ce qu’il possède. Le premier est riche par ce qu’il amasse ; le second, par ce qu’il dépense ; l’un ensemence la terre, l’autre cultive le ciel. Et, autant le ciel est au-dessus de la terre, culant l’opulence du second est plus solide que celle du premier. Le vrai riche a des amis en foule ; l’autre ne voit partout que des accusateurs ; et, chose admirable, le ravisseur, l’avare est détesté, non seulement de ceux qu’il a blessés ; il l’est en outre de ceux qui n’ont reçu de lui aucun mal, mais qui plaignent les victimes ; l’homme miséricordieux, au contraire, n’est pas aimé seulement de ceux qui ont éprouvé sa miséricorde ; ceux même qui ne l’ont point ressentie, le chérissent. C’est que la vertu vaut mieux que le vice, mes frères. Le vice a pour ennemis ceux même qui n’en ont point souffert ; l’aumône a pour amis ceux même qui n’en ressentent point les bienfaits. Tous s’écrient que Dieu le récompense, cet homme bienfaisant. Toi qui parles ainsi, quels biens as-tu reçus ? Ce n’est pas moi, mais mon frère ; ce n’est pas moi, mais un de ceux qui sont mes membres. Le bienfait à lui accordé, je te renarde comme mien. Voyez – vous quels trésors accompagnent la vertu ; comme elle est aimable, comme elle est désirable, comme elle est belle ! Le miséricordieux est un port ouvert à tous, un père pour tous ; c’est le bâton qui soutient les vieillards. Vienne le jour où quelques malheurs affligent le miséricordieux ; tous se mettent en prière, pour que Dieu le prenne en pitié, lui fasse (lu bien, lui conserve sa fortune. Considérez au contraire le ravisseur, voici ce que vous entendrez : Maudit, pervers, scélérat. Qu’avez-vous souffert ? Moi ? Rien, mais c’est mon frère. Et tous les jours, ce sont des clameurs et des cris sans nombre. Qu’il vienne à tomber, tous se ruent sur lui. Est-ce là une vie ? Est-ce là de l’opulence ? Cette condition n’est-elle pas pire que celle des condamnés ? Le condamné a des liens qui enchaînent son corps ; celui-ci se sent l’âme garrottée. Vous le voyez dans les fers et vous ne le prenez pas en pitié ? Je le hais parce que ce n’est pas la nécessité qui l’a mis dans les fers, mais sa volonté, c’est lui qui s’est mis à la chaîne.

4. Encore contre les riches ? me dira-t-on ; et vous, encore contre les pauvres ? encore à parler contre les ravisseurs ? et vous, encore contre ceux dont les biens sont ravis ? Vous ne vous rassasiez pas de manger, de dévorer les pauvres ; ni moi je ne me rassasie pas de vous corriger. Toujours acharné contre les riches ? toujours acharné contre les pauvres ? Éloigne-toi de mes brebis, éloigne-toi de mon troupeau ; n’y touche pas ; si tu y portes la main, me feras-tu un reproche de te chasser ? Si j’étais un berger qui garde des moutons, ne me reprocherais-tu pas de ménager le loup qui viendrait se jeter sur mon troupeau ? Les brebis dont je suis le pasteur ont en partage la raison, je ne m’arme pas de pierres contre toi, mais de la parole ; ou plutôt je ne m’arme pas contre toi, mais je t’appelle ; deviens une brebis, approche, viens faire partie de mon troupeau. Pourquoi veux-tu détruire la bergerie, toi qui devrais augmenter le troupeau ? Ce n’est pas toi que je poursuis, mais le loup ; si tu n’es pas un loup, je ne te poursuis pas : si tu es un loup, n’accuse que toi-même. Je ne suis pas contre les riches, mais pour les riches ; ce que je dis, c’est dans ton intérêt que je le dis, quoique tu ne me comprennes pas. Et comment parles-tu dans mon intérêt ? En t’affranchissant du péché, en te délivrant de la rapine, en faisant de toi celui que tous chérissent, celui que tous désirent. Je te répète toujours, as-tu été un ravisseur ? as-tu été un avare cupide ? viens, je te changerai. Les haines qui t’entourent, j’en ferai des amitiés, tes périls, je les changerai en sécurité. Voilà ce que je te donnerai pour la vie présente, et dans l’autre vie encore, je te donnerai le royaume du ciel, je te préserverai des éternels supplices, je te ferai obtenir les biens : « Que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, que le cœur de l’homme n’a pas conçus. » (1Co 2,9) Est-ce là la conduite d’un ennemi qui chasse, ou d’un ami qui donne des conseils utiles ? Est-ce là de la haine ? N’est-ce pas plutôt de l’amour ? Mais, tu me hais ? Mais non, je ne te hais pas, je t’aime ; j’exécute le précepte de mon Dieu : « Aimez vos ennemis. » (Mat 4,44) Je ne me retire pas de toi, mais je te guéris.

Notre-Seigneur était sur la croix et il disait : « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc 23,34) Est-ce toi que je poursuis ? C’est ton mal que je mets en fuite. Est-ce à toi que je fais la guerre ? Je ne la fais qu’à tes vices. Ne comprends-tu pas que c’est ton bien que je veux ; à toi, que je m’intéresse ; que je veux, avant tout, te protéger ? Quel autre que moi te parlera de ces choses ? Les magistrats ? ce ne sont pas là leurs affaires ; ils te parleront de citation, d’accusation. Ta femme ? elle t’entretiendra de toilette et de parures d’or. Ton fils ? d’héritages, de testaments, de capitaux. Le serviteur de ta maison ? de service, de servitude, de liberté. Mais peut-être les parasites ? déjeuners, soupers, dîners. Les gens de théâtre ? ils t’occuperont de leurs rires honteux, de leur concupiscence effrénée. Mais les gens de loi ? testaments, héritages, immunités, c’est leur métier. Qui donc peut te parler de ces choses, si ce n’est moi ? tous te craignent, mais tu ne me fais pas peur. Tant que je te verrai dans cet état, je te braverai, je te regarderai du haut en bas, je braverai ton mal, je te fais l’amputation, et tu cries ? mais je ne m’épouvante pas de ta voix ; je veux ton salut, je suis médecin. Si, pour te guérir d’un ulcère, tu appelais le médecin, en le voyant aiguiser le fer, ne lui dirais-tu pas : taillez, quelle que soit ma souffrance ; tu parlerais ainsi dans l’attente de ta guérison, et tu me fuis, moi qui ne te fais pas d’amputation avec le fer ; qui ne me sers que de la parole, pour purifier ton âme. Or, que fait le médecin ? Souvent il coupe et il envenime la plaie ; moi, je ne l’envenime pas, mais je la guéris. Le corps en effet est d’une nature peu fertile en ressources, et les remèdes n’ont qu’une faible puissance ; mais sur l’âme, la parole est toute-puissante. Le médecin ne te promet pas le salut ; et moi, je te promets le salut, écoute-moi. Si le Fils unique de Dieu est descendu sur la terre, c’est pour nous faire remonter avec lui, c’est pour nous placer au plus haut des cieux.

Je ne crains qu’une chose, le péché ; que tout le reste disparaisse, richesse, pauvreté, puissance ; et quoi que ce soit. Ce que je dis, je ne me lasserai pas de le redire, parce que je ne veux perdre aucune des brebis de mon troupeau. Eh quoi ! Est-il donc possible qu’un riche obtienne le salut ? sans doute ; Job était riche, Abraham était riche. Avez-vous remarqué ses richesses ? remarquez son hospitalité. Avez-vous remarqué sa table ? remarquez son affabilité. Mais quoi, Abraham ? il était riche. Ai-je dit le contraire ? Abraham était-il riche ? oui, Abraham était riche. Vous avez remarqué sa richesse ? remarquez sa conduite. Vers l’heure de midi le Seigneur lui apparut, pendant qu’il était assis auprès du chêne de Mambré. Or, voici trois hommes. Il se leva (il ne pensait pas que ce fût Dieu qui était présent ; comment aurait-il pu s’en douter?) ; il adora, et dit : « Si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, entrez dans ma tente couverte de bois. » (Gen 18,1, 3) Voyez-vous ce que faisait ce vieillard à midi ? Il n’était pas assis sous son toit, mais il attirait les voyageurs, les passants, qu’il ne connaissait pas ; et il se leva, et il adora, lui, l’homme riche, et de noble race. Il avait des richesses en abondance, et il laissait là sa maison, sa femme, ses enfants, ses domestiques, au nombre de trois cent dix-huit ; il laissait tout pour aller à sa pêche ; il étendait le filet de l’hospitalité, de manière qu’aucun passant, qu’aucun étranger ne pût aller plus loin que sa maison. Voyez ce que fait le vieillard ; il ne demande rien à un serviteur ; il en avait trois cent dix-huit ; mais il savait bien que les serviteurs sont négligents ; il craignait que le serviteur ne s’endormît ; ce qui fait que le voyageur aurait passé outre, et ainsi le patriarche aurait perdu sa proie. Voilà ce qu’était Abraham ; voilà ce qu’était ce riche. Eh bien ! vous, daignez-vous seulement regarder un pauvre, lui répondre, lui adresser la parole ? S’il vous arrive, parfois, de donner, c’est par l’intermédiaire d’un serviteur. Mais il n’en était pas de même de cet homme juste ; il demeurait assis, exposé à l’ardeur des rayons du soleil ; mais, au milieu de là chaleur, il sentait sur lui la rosée ; c’était pour lui un ombrage que le désir d’exercer l’hospitalité ; il demeurait assis, cueillant le fruit de – l’hospitalité. Et cela, quand il était riche. Comparez-moi un peu, avec ce juste, les riches d’aujourd’hui ; à l’heure de midi, où sont-ils assis dans l’enfer. Où sont-ils assis ? dans la mort de l’ivresse. Où sont-ils assis ? sur la place publique, renversés, ivres, aveuglés ; sans cœur, plus stupides que les animaux stupides. Il n’en était pas de même de ce juste.

5. Voulez-vous imiter Abraham ? imitez-le de cette manière ; je ne vous en empêche pas, au contraire, je vous le conseille, quoiqu’où exige encore de nous de plus grandes vertus : car, dit l’Écriture, « Si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » (Mat 5,20) Toutefois, en attendant, atteignez seulement Abraham. Qu’avait-il fait pour lui, Abraham ? Il pratiquait l’hospitalité, il se levait, il s’inclinait avec respect, sans savoir quels étaient ceux qui passaient près de lui. En effet, s’il l’avait su, quoi d’étonnant qu’il eût entouré Dieu de ses soins ? mais l’ignorance où il était de la qualité de ceux qui se présentaient à lui, manifeste avec plus d’évidence, le zèle qu’il apportait à l’hospitalité. Il était assis et il reçut les voyageurs. Comment ? d’une manière généreuse ; il immole le veau, il appelle Sara, il associe son épouse aux soins qu’il prend de ses hôtes ; et Sara ne se cachait pas dans sa chambre à coucher, elle était debout sous le chêne. Ce festin de l’hospitalité rendit la fécondité à ses entrailles ; la stérilité naturelle disparut, il sacrifia le veau et, en échange, il reçut Isaac. Il fit une dépense de farine, et il reçut en échange une postérité aussi considérable que les étoiles du ciel, que les grains de sable de la mer. Mais, évidemment, vous allez me dire : accordez-moi, à moi aussi, une postérité d’autant de fils sortis de moi. Malheureux ! misérable ! abaissé, profondément abaissé ! ce sont les choses de la terre qu’il vous faut, quand je vous donne et le ciel, et la compagnie des anges, et l’éternelle félicité, et vous ne cherchez que la corruption et la mort ! Je vous donne la vie qui n’a pas de fin ; votre rémunération est plus grande, votre rétribution plus magnifique : faites attention à mes paroles et comprenez le changement dans la nature des choses. Au moment où il fallait prouver l’empressement de l’hospitalité, que dit Abraham à son épouse Sara : « Pétrissez vite trois mesures de farine. » (Gen 18,6) Écoutez ces paroles, ô femmes : « Pétrissez vite a trois mesures de farine. » Le spectacle qui s’offre à nous aujourd’hui, est un enseignement pour les deux sexes ; écoutez ces paroles, ô femmes ! et vous, hommes, écoutez aussi et imitez cet exemple. « Pétrissez vite », dit-il, « trois mesures de farine », et il courut lui-même à son troupeau de bœufs ; ils se partagent le travail afin d’avoir aussi, tous les deux, leur part de la couronne. Tout est commun entre époux, que les vertus soient communes. Je t’ai prise, ô femme, pour m’aider dans les affaires relevées ; aide-moi aussi, vite, vite. Il presse sa femme, il ne veut pas qu’un retard puisse contrarier ses hôtes. « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Il lui prescrit de prendre de la peine, il lui ordonne de se fatiguer. « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Elle ne lui répond pas : Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que je me suis mariée avec vous pour moudre de la farine et pour cuire le pain, moi, une femme si riche ? vous avez trois cent dix-huit esclaves, et, au lieu de leur donner vos ordres, c’est moi que vous pressez de travailler à ce service ? elle ne lui dit rien de pareil, elle n’eut même pas une pareille pensée ; mais, comme elle était l’épouse d’Abraham, non pas seulement de son corps, mais, de plus, la compagne de sa vertu, Abraham lui dit : « Vite », et aussitôt elle s’empresse, elle saisit l’ordre avec ardeur, parce qu’elle savait que c’est un fruit généreux, que celui de l’hospitalité. « Pétrissez vite. » Il connaissait l’activité de sa femme.

Où en sont-elles nos femmes d’aujourd’hui ? Comparons-les avec Sara : Consentent-elles à recevoir de pareils ordres, à faire de tels ouvrages ? montrez-moi la main d’une femme avide de parures, vous la voyez, à l’extérieur, toute dorée ; à l’intérieur, on dirait une ville assiégée. Réponds-moi un peu, de combien de pauvres portes-tu les dépouilles dans ta main ? étends ta main, montre-la, de quoi est-elle revêtue ? de rapines. Étends la main de Sara, de quoi est-elle revêtue ? d’hospitalité, d’aumônes, de charité, d’amour des pauvres. O la belle main ! voyez, quelle main et quelle main ! mais l’une n’a d’une main que la forme, au fond, la différence est grande : dans l’une, des sources de larmes ; dans l’autre, des couronnes et des récompenses. Ce que j’en dis, c’est pour que les femmes ne demandent pas à leurs maris de pareilles richesses ; c’est pour que les maris ne supportent pas, de la part de leurs femmes, de pareilles demandes. Voyez Sara, voyez cette femme riche, elle a pétri trois mesures de farine. Quel travail ! mais elle ne le sentait pas, le travail, dans l’espérance de recueillir le fruit et la récompense. « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Que fais-tu ? tu te pares, tu t’embellis, ô femme ; pour plaire à qui ? à ton mari ! mauvais désir, si tu dois plaire ainsi à ton mari, si c’est de cette manière que tu tiens à lui plaire. Comment donc lui plairai-je ? par la modestie. Mais par quel moyen lui plairai-je ? par la décence, par la sagesse, par la douceur et par l’affection, par la sympathie et par la concorde. Ce sont là tes parures, ô femme ! ces vertus, qui te sont propres, opèrent la concorde. Mais tous ces autres ornements ne font pas que tu plaises, au contraire, tu te rends à charge à ton mari. En effet, quand tu lui dis : enlève, pille et apporte-moi, pendant quelques instants bien courts tu peux plaire ; mais, bientôt tu as en lui un ennemi. Et, ce qui te montrera que ces ornements ne te rendent pas agréable pour ton mari, c’est que tu les quittes à la maison ; c’est dans l’église que tu portes ces parures. Si tu plaisais, par là, à ton mari, c’est à la maison que tu les porterais ; mais, comme je l’ai dit, c’est dans l’Église que tu entres toute dorée, sur les mains et sur le cou. Si Paul entrait, ce Paul terrible, aimable tout ensemble, terrible pour les pécheurs, aimable pour ceux qui vivent dans la piété, il ferait entendre ce cri pour vous dire : « Que les femmes ne se parent ni d’ornements d’or, ni de perles, ni d’habits somptueux. » (1Ti 2,9) Et maintenant, si un gentil entrait au milieu de nous et voyait, en haut, ces femmes portant ces ornements, et en bas, Paul prononçant ces paroles, ne dirait-il pas qu’il y a ici une comédie ? non, non, nous ne jouons pas de comédie, quoi qu’il arrive ; mais le gentil a les regards blessés, et il dit : je suis entré dans une église chrétienne, j’ai entendu Paul qui disait : « ni or, ni perles » et j’ai vu cette femme dont la conduite contredit ces paroles.

6. A quoi te sert l’or, ô femme ? à paraître belle et jolie ? mais cet or ne fait rien pour la beauté de ton âme. Deviens belle par l’âme, et tu seras aimable, par le corps. « La sagesse de l’homme illuminera son visage. » (Ecc 8,1). Or, la sagesse appartient à l’âme. Rien n’engendre l’amour et le désir, comme la charité. Si ton mari t’aime, quoique tu n’aies pas de beauté, tu lui parais désirable ; mais s’il te hait, quelle que soit ta beauté, il refuse de te voir. La haine qui remplit l’âme ne permet pas aux yeux d’apercevoir la beauté. Quand tu vas lui demander des ornements et de l’or, il est prêt de te haïr, comme celui qui, sur la place publique vient lui demander quelque chose. Seulement, celui-là, il peut le fuir, tandis qu’il ne peut pas t’éviter, toi qui es toujours dans la maison pour lui adresser des demandes que la raison désavoue. O femme, ne te contente pas de prêter l’oreille à ces paroles, mais change ton cœur. Mes paroles sont des remèdes qui brûlent quelque temps, pour produire un soulagement, un plaisir sans fin. Je suis médecin, et je fouille les plaies ; je préviens les progrès du mal, si la blessure dure trop longtemps ; j’exerce la médecine, et c’est par la parole que je rends la santé. Les autres ne s’occupent que de la vie présente, éphémère, mal assurée, misérable. Mais, je parlais d’Abraham (il ne faut pas que j’oublie mon texte) : « Pétrissez vite ; » voilà des paroles que chaque femme doit graver dans sa pensée, que chaque homme doit mettre en réserve dans sa conscience.

Pourquoi portez-vous des habits de soie ? Pourquoi vos chevaux ont-ils des freins d’or, et vos mules, de si beaux ornements ? Une mule a des ornements par en bas : de l’or, pour la couvrir ; des fortunes sont employées à revêtir des mulets, des êtres sans raison ; ils ont des freins d’or ; des mulets, des êtres sans raison, vous les voyez parés, ornés ; et le pauvre, que la faim dessèche, est assis à votre porte, et c’est le Christ que dessèche la faim. O comble du délire ! et quelle excuse, quelle chance pie pardon lorsque le Christ est là, devant vos portes, sous la forme d’un mendiant ? et vous, rien ne vous touche. Qui vous délivrera des supplices qui vous attendent ? J’ai fait l’aumône, dites-vous ; mais ne vous bornez donc pas à donner seulement ce que le pauvre vous demande ; donnez tout ce que vous pouvez donner. Que direz-vous un jour, répondez-moi, lorsque les insupportables châtiments, les supplices à venir, les voix menaçantes, les puissances terribles, le fleuve de feu, lorsque ce bruit retentira autour de vous, lorsque devant ce tribunal épouvantable, ce juge incorruptible, l’Être incréé, dans l’évanouissement de toutes les choses humaines, ni père, ni mère, ni voisins, ni rois, ni voyageurs, ni étrangers, rien ne pourra vous secourir, à cette heure où l’homme sera seul avec ses œuvres, pour être condamné ou couronné par elles que direz-vous alors ? Alors vous vous rappellerez mes discours ; mais de quoi vous serviront-ils ? de rien. Ce riche d’autrefois avait aussi la mémoire et il redemandait le temps accordé au repentir ; mais sa prière fut inutile. Il disait « Envoyez-moi Lazare, afin qu’ il trempe le bout de son doigt dans l’eau, pour me rafraîchir la langue, parce que je souffre d’extrêmes douleurs. » (Luc 16,24) Mais, on ne lui envoya pas Lazare. Ce n’est pas qu’une goutte d’eau, dérobée aux sources abondantes du paradis, eût été une perte pour le ciel ; mais c’est qu’entre la moindre goutte de l’aumône et la dureté du cœur, tout mélange impossible. A l’heure des couronnes, Lazare n’apporta point de consolations à celui qui, au temps de la lutte, n’avait eu pour lui que du mépris ; ainsi le voulait la justice.

7. Ce que j’en dis, c’est pour que, ni le pauvre ne déplore sa pauvreté, ni le riche ne se réjouisse de ses richesses. Êtes-vous dans l’opulence ? Périsse votre fortune, si vous n’apportez pas en commun la part qu’on attend de vous ! « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Il courut ensuite, lui-même, à ces bœufs, et il immola le veau. Il devint un coureur, ce vieillard ; la vigueur des membres ne lui faisait pas défaut, mais il avait surtout le nerf quo donne la sagesse, et l’ardeur de l’âme triompha de la nature. Ce maître de trois cent dix-huit domestiques ne pliait pas sous le poids du veau qu’il portait ; l’ardeur dont son âme était pleine, rendait le fardeau plus léger. Ce vieillard courait, remplissait nu ministère fatigant, et sa femme s’associait à se s peines et à ses fatigues. Il ne leur suffisait pas de prodiguer l’argent, d’étaler une table somptueuse ; on les voyait s’assujettir à ce service, et c’était en servant les étrangers, de leurs propres mains, qu’ils honoraient leurs hôtes. Ils n’exerçaient pas l’hospitalité par l’entremise de leurs serviteurs ; ils soignaient leurs hôtes eux-mêmes, employant à ce service leurs mains et leurs membres, et l’on voyait l’épouse qui prenait les allures d’une servante. Et ils ne connaissaient pas leurs hôtes. Car je ne veux pas me lasser de le dire ; ils les prenaient pour des pauvres quelconques ; ou plutôt ils n’avaient pas cette pensée, ils ne voyaient en eux que des hôtes. Et tous les deux vendangeaient le raisin de l’hospitalité ; ils récoltaient la grappe que méritaient leur sagesse, leur amour de servir, leur affabilité envers les hôtes, leur activité, leur bon vouloir plein d’empressement, leur charité, leur zèle bien entendu, une attention qui n’oublie rien. Et la femme se tenait auprès de l’arbre ; un arbre était sa chambre ; le feuillage son toit ; et elle ne rougissait pas de paraître en public, car elle était là, belle de sa vraie parure, et récoltant le fruit de son service empressé. Or que e dit l’hôte d’Abraham ? « Je vous reviendrai voir en ce même temps, et Sara aura un fils. » (Gen 18,10) Quel fruit de cette table hospitalière ! quel beau fruit, et comme il est venu vite ! comme la grappe a vite montré la maturité parfaite ! Cette parole, pénétrant dans les entrailles de Sara, y porta la fécondité ; voilà quels sont les fruits de l’hospitalité : attention à ce que je vais dire. Ensuite cet enfant grandit, le fruit de cette table. Lorsqu’il fut devenu un homme, ce fruit de l’hospitalité (car ce qui l’a produit, ce ne sont pas ces entrailles dont je parle ; ce qui l’a produit, c’est la table hospitalière ; avant tout, c’est la parole de Dieu) ; lors donc qu’il eut grandi, qu’il fut devenu un homme, quand vint le temps de le marier (faites bien attention à ce que je dis), le bienheureux patriarche Abraham, pensant que sa fin approchait, et voyant la dépravation des femmes, dans le pays corrompu qu’il habitait, fit venir son serviteur et lui dit : Les femmes de ce pays sont perverties, ces femmes des Chananéens. – Que demandez-vous donc ? – Allez-vous-en dans le pays où je suis né, et amenez, de ce pays-là, une épouse pour mon fils. Conduite nouvelle, étrange ! Vous savez tous et certes, s’il est une chose que vous sachiez parfaitement, c’est que, quand on veut marier son fils, le père et la mère ont ensemble des conversations, et on s’en va dans les maisons étrangères ; on flatte celui-ci ; on entoure de soins celui-là, et les femmes, et les hommes qui s’entremettent pour le mariage, sont en nombre infini ; promesses d’argent, grands soucis, de la part du père, de la mère, qui veulent traiter l’affaire eux-mêmes, et qui ne rougissent pas de prendre tarit de peines, et qui ne s’en rapportent pas à des serviteurs ; au contraire, si un hôte arrive : va, conduis-le en bas, va le recevoir. Abraham s’y prenait tout autrement : Quand il fallait faire une de ces actions élevées, que la sagesse commande, c’est lui-même qu’on voyait à l’œuvre. L’hospitalité, il ne la confie pas à un serviteur ; il en fait son affaire, et celle de sa femme, mais, quand il s’agit de choisir une épouse, et d’arranger un mariage : va, dit-il à son serviteur. Les femmes aujourd’hui agissent au rebours ; veulent-elles parler avec l’orfèvre, sans rougir elles y vont elles-mêmes ; elles vont le trouver, pour qu’on ne leur soustraie pas de l’or ; c’est l’avarice qui les porte ainsi à mépriser la décence, à oublier leur dignité. Abraham ne faisait pas de même : quand il voulait recevoir des hôtes, c’était lui qui les recevait ; lui, et sa femme ; quand il s’agissait d’un mariage, il employait son serviteur. – Mais pourquoi nous parler ainsi d’Abraham ? – C’est qu’il était riche ; pensez à Abraham, et vous ne mépriserez personne. Mais d’où vient que j’ai fait cette digression ? C’est que je me suis jeté sur le prophète, sur ce bâton qu’il nous donne : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » C’est ce verset qui a tout enfanté, et de là vient que nous avons trouvé un trésor rempli d’or. « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Prenez ce bâton, bien fait pour maintenir droits les corps tremblants. Je dis qu’un bâton ne redresse pas aussi bien les corps tremblants des vieillards, appesantis par les années, que ce verset ne redresse la pensée tremblante des jeunes gens et des vieillards, qu’assiègent la concupiscence et tous les péchés. « Ne craignez point, envoyant un homme a devenu riche. » Qu’avez-vous à craindre un homme qui n’est pas un homme, mais un loup ? Qu’avez-vous à craindre un homme rempli d’impiété, et que l’or assiège ? Qu’avez-vous à craindre un homme qui, par ses iniquités, livre ce qui lui appartient, et qui souvent porte son ennemi dans son intérieur ? Eh bien ! c’est entendu, le Prophète nous dit : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Mais, expliquez-moi la suite ; pourquoi je ne dois pas craindre le riche : « Et sa maison comblée de gloire. »

8. O noblesse de la parole, et comme l’expression et le précepte respirent la sagesse ! « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire. » Le Psalmiste ne dit pas, en voyant un homme comblé de gloire ; mais « Sa maison comblée de gloire. » En effet, vous entrez dans la maison d’un riche ; vous voyez des colonnes d’une grandeur prodigieuse, des chapiteaux d’or, les murailles incrustées de marbre ; des aqueducs, des fontaines, des promenades, des arbres agités par le vent ; partout, des mosaïques ; la troupe des eunuques resplendissant d’or, des serviteurs en foule ; le sol recouvert de tapis ; la table où l’or brille ; tous les appartements magnifiquement ornés ; toute cette gloire appartient à la maison, non à l’homme ; la gloire de l’homme, c’est la piété, l’équité, l’aumône, la douceur, l’humilité, la paix, la justice, la charité envers tous, sans hypocrisie ; voilà tout ce qui constitue la gloire de l’homme. Pourquoi donc craignez-vous le riche ? Craignez donc plutôt sa maison ; c’est la maison qui est riche, et non celui qui l’habite. – En vérité, je ne la crains pas, me répond-on. Pourquoi ? parce que l’or est une matière inanimée. Mais vous craignez l’homme ? Sans doute. Pourquoi ? Est-ce que ces richesses lui appartiennent ? La splendeur est dans la maison ; les marbres, c’est le mur qui les possède ; mais qu’importe, à l’habitant ? Ce sont les lambris qui sont dorés : qu’importe au possesseur ? Les chapiteaux des colonnes sont d’or ; qu’importe, à la tête de l’homme plongé dans la fange des péchés ? Mais son plancher est si beau ! mais son âme est si laide ! Mais il a des vêtements de soie, mais son âme n’a que des haillons. C’est la maison qui est riche, mais le possesseur en est pauvre. « Et sa maison comblée de gloire. » Eh bien ! je veux vous apprendre que la gloire est la gloire de la maison, et non la gloire de l’homme, et je vous condamne par vos propres paroles. Très-souvent, vous entrez dans de riches maisons, ensuite vous en sortez : que dites-vous ? J’ai vu de beaux marbres ; dites-vous : j’ai vu un bel homme ? d’admirables colonnes, de belles fenêtres ; dites-vous : un maître admirable ? Il y a beaucoup d’or sur les lambris ; dites-vous l’aumône est grande ? beaucoup de fontaines, une grande magnificence ; dites-vous : grande est la magnificence du possesseur ? Jamais vous ne parlez que des murailles, des marbres, des fontaines, des eaux. Vous voyez encore un cheval, qui a un frein d’or resplendissant, et vous dites : voilà un beau frein. Eh bien ! vous faites l’éloge de l’ouvrier qui a travaillé l’or ; voilà un vêtement distingué. Eh bien ! vous faites l’éloge du tisserand ; de beaux esclaves ; eh bien ! vous faites l’éloge de celui qui les vend ; le propriétaire demeure sans recevoir aucune couronne, tandis que vous décorez ce qui lui appartient. Mais maintenant, quand vous voyez un homme vertueux, vous dites voilà un homme vertueux ; il est beau, il est modeste, admirable, miséricordieux bienfaisant ; c’est un cœur contrit, toujours en prières, toujours dans les jeûnes, toujours dans l’église ; ne s’écartant jamais de la divine parole. Ces louanges-là sont bien à lui, ces couronnes, bien à lui. Apprenez donc à distinguer les richesses de l’homme et les richesses de la maison. Ne craignez point ; une fois que vous saurez faire la distinction des richesses, vous ne craindrez plus. Comprenez-vous bien que celui que vous preniez pour un riche, n’est qu’un pauvre et un indigent ? « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Tenez, voici qui vous fera comprendre cette vérité, quelle que soit l’erreur où le riche vous jette. Considérez-le au moment de la mort. Prend-il avec lui quelque partie de toutes ses richesses, pour se mettre en route ? Le voilà mort, le voilà nu, celui qui avait des vêtements de soie ; le voilà nu dans son tombeau ; et ses serviteurs s’éloignent, et ils s’en vont, et nul d’entre eux ne se soucie de lui, car ils n’étaient pas à lui, ces serviteurs. Il est parti, et désormais il n’a plus rien ; sa femme se frappe la poitrine, délie sa chevelure ; tous l’appellent, ce mort ; il n’entend rien ; ses enfants sont orphelins, sa femme est veuve ; tous sont dans l’abattement, les échansons, les bouffons, les parasites, les flatteurs, les eunuques ; de tout ce mobilier superbe, il ne peut rien emporter en s’en allant ; mais quoi ? On l’emporte lui, tout seul. Mais on célèbre ses louanges. Et après ? Que lui fait cela ? Mais une vaine gloire célèbre son nom ? Et pourquoi ? Peut-il en retirer quelque chose ? De tout cela, rien ne peut lui servir, au jour suprême ; il s’en va dans le tombeau, cet homme qui ravissait tout ; un espace de trois coudées, et là-dedans, on l’ensevelit, et c’est tout ; et la terre sur son visage, et le couvercle de la bière. Sa femme se relire. Où est sa richesse ? Où sont ses esclaves ? Qu’est devenue cette pompe ? Que sont devenues ces magnifiques et somptueuses demeures ? elles l’abandonnent. Son épouse aussi l’abandonne, de gré ou de force ; la mauvaise odeur la chasse, et la vermine, qui jaillit du mort, la repousse bien loin. Est-ce tout ? Oui ; il n’emporte rien, en se retirant, de ce qu’il avait. Et ce qui vous fera comprendre qu’il est parti, sans rien emporter de ce qu’il avait, c’est que les bienheureux martyrs emportent, eux, tout, ce qu’ils ont ; ce qui fait que nous ne quittons pas leur sépulture. Quant à ce riche, sa femme même ne reste pas près de lui. Auprès du martyr, au contraire, l’empereur même dépose son diadème, et il demeure, et il prie ; il supplie pour être délivré de ses maux, pour devenir vainqueur de ses ennemis. Donc, « Ne craignez point, envoyant un homme devenu riche. » Après nous être emparés de ce verset, mettons-nous à chanter, en l’honneur du Seigneur, et rendons-lui, pour toutes choses, nos actions de grâces, bénissons le Père et le Fils et le Saint-Esprit, à qui appartiennent la gloire et l’empire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SECONDE HOMÉLIE

Prononcée à Constantinople, dans la grande église, après le discours d’un autre orateur, en présence d’un petit nombre de fidèles.

1. Un petit fruit, mais bien mûr, voilà le discours que vous venez d’entendre. La corde est mince, mais le retentissement en est grand, les paroles sont brèves, mais les pensées, riches. Des éloges, adressés au peuple tout entier, ont donné des ailes à sa vertu, de la ferveur à sa piété ; l’orateur a célébré celui qui cultive nos âmes ; il lui a décerné les hymnes et les paroles de bénédiction conformément au précepte des apôtres, et son discours s’est terminé par la glorification du Seigneur. S’il a vite enlevé la table, ce n’est pas par indigence, mais par humilité ; ce n’est pas l’impossibilité d’en dire plus, qui l’a fait rentrer dans le silence, mais il a voulu se retirer devant nous, et nous céder la parole qui vous instruit. Eh bien ! donc, puisque nous voilà délivrés de ces troubles qui nous ont assaillis comme une tempête, purifions-nous, comme on se purifie dans les fleuves, en nous plongeant dans la lecture de l’Écriture sainte. C’est l’habitude des marins échappés aux tempêtes ; ayant parcouru de vastes mers, parvenus à un port paisible, ils ferlent les voiles, déposent les rames, sortent du navire et demandent aux bains, aux festins, aux rafraîchissements, au sommeil, aux plaisirs, le repos qui rend le corps plus vigoureux, et le retrempe pour d’autres voyages.

Faisons donc, comme les marins. Nous voilà débarrassés des derniers troubles, des flots soulevés contre nous ; appliquons-nous à la lecture de l’Écriture sainte ; portons-y nos âmes comme vers un port tranquille. Voilà en effet un port à l’abri des flots ; un mur, que rien ne peut détruire ; une tour inébranlable ; une gloire, que nul ne nous arrachera ; une armure impénétrable ; une tranquillité, hors de toute atteinte ; un plaisir durable. Essayez d’énumérer tous les biens, les divines Écritures les rassemblent ; elles bannissent le découragement, elles conservent la tranquillité de l’âme, elles rendent le pauvre plus riche que ceux qui sont dans l’opulence ; aux riches, elles donnent la solidité ; aux pécheurs, la justice ; aux justes, un puissant secours ; elles dissipent les maux, elles ramènent les biens ; elles chassent la perversité, elles vous reconduisent à la vertu, et non seulement elles vous y reconduisent, mais elles l’enracinent dans vos âmes, pour qu’elle y demeure à jamais ; c’est un remède spirituel, c’est un enchantement divin, ineffable, qui extermine les passions. L’Écriture sainte arrache les épines des péchés : elle purifie le champ, elle y jette les semences de la piété, elle en développe le fruit qu’elle rend d’une vigoureuse saveur. Donc, ne négligeons pas de si grands biens ; ne nous absentons pas des réunions, courons-y sans cesse, afin d’obtenir toujours les soins qui nous sont nécessaires ; et que nul, à la vue d’un riche, ne se laisse blesser par l’envie, ni fouler aux pieds par la pauvreté, afin d’être toujours tous bien pénétrés de la vraie nature des choses, de négliger les ombres pures, pour n’embrasser que la vérité. L’ombre a beau paraître plus grande que le corps, ce n’en est pas moins une ombre ; et d’ailleurs elle n’est réellement pas plus grande, mais elle paraît ainsi, et elle ne nous semble plus grande que parce que les rayons du soleil s’éloignent de nous ; à midi, lorsque le soleil brûlant envoie ses rayons sur nos têtes, l’ombre est raccourcie de toutes parts et devient plus petite, ce que l’on peut voir, par analogie, dans les choses de la vie humaine. En effet, aussi longtemps que l’on se tient séparé de la vertu, les choses de la vie paraissent grandes ; mais une fois que l’on s’est placé dans l’éclatante lumière des Écritures, alors combien viles, combien courtes, combien misérables, paraissent ces choses, et chétives et caduques ; avec quelle facilité on comprend, qu’elles n’ont rien de plus que les eaux des fleuves qui ne font que paraître et s’écouler. Voilà pourquoi le Prophète, exposant les leçons de la sagesse et réprimandant ces âmes faibles et vouées à l’infortune, ces esprits rampant sur la terre, que saisit la pompe des richesses, et qui ont peur, et qui tremblent à la vue des riches, voilà pourquoi le Prophète, afin de nous affranchir de cette crainte, de nous inspirer le mépris des trésors prétendus, nous disait : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire ; parce que, lorsqu’il sera mort, il n’emportera point tous ces biens. » (Psa 49,17) Remarquez-vous le choix minutieux des expressions, et la parfaite clarté qui distingue tous les mots ? Il ne dit pas : en le voyant comblé de gloire, lui, mais : « Sa maison comblée de gloire. » Il indique que la gloire de l’homme n’est pas la même chose que la gloire de sa maison. Quelle est donc la gloire de l’homme, et qu’est-ce que la gloire de sa maison ? Il importe ici d’établir bien clairement la distinction, afin de ne pas embrasser des songes, au lieu de la vérité. Eh bien ! la gloire de la maison, ce sont les portiques, les lieux de promenade, les lambris dorés, le pavé incrusté de pierres, les prés, les jardins, les troupeaux d’esclaves, le mobilier somptueux ; rien, dans tout cela, ne se rapporte à l’homme. La gloire de l’homme, c’est la pureté de la foi, le zèle de Dieu, l’affection, la douceur, la modération, l’assiduité à la prière, la générosité qui fait l’aumône, la chasteté, la modestie, toutes les autres vertus. Et ce qui prouve que cette distinction est fondée, c’est que le possesseur de ces biens étrangers, n’en retire aucune gloire ; jamais on ne regardera comme illustre, celui qui a de magnifiques demeures, un beau jardin, un beau pré, un grand nombre d’esclaves ou de riches vêtements ; la gloire qu’il y a là-dedans, est pour les ouvriers qui ont fait ces choses matérielles et non pour celui qui les a acquises ; tout au contraire c’est une preuve de perversité.

2. Donc la possession de ces prétendus biens est si loin de donner de la gloire aux possesseurs, qu’au contraire leur réputation en est fortement amoindrie. En effet, ceux qui mettent là-dedans leurs richesses, et qui les étalent, on les regarde universellement comme des êtres cruels, n’ayant rien d’humain ; des infâmes, des fous. Et en effet, ces biens ne contribuent en rien à la gloire de l’homme, c’est la gloire de la maison ; mais ceux qui vivent dans la chasteté, dans la modestie, dans la douceur, dans la modération, appliqués tout entiers au service de Dieu, nous les admirons, nous les louons, nous les célébrons, parce que ces vertus surtout constituent la gloire de l’homme. Ces vérités étant bien comprises, ne regardez jamais comme heureux l’homme riche, de ces biens qui n’ont rien de commun avec lui. Vous voyez un homme assis sur un char ; le sourcil haut, il se dresse, il touche aux nuages ; ce qui n’est pas vrai en réalité (car c’est impossible), mais je dis qu’il y touche, par l’arrogance de ses pensées, ou plutôt par l’absence de ses pensées. Ne dites pas que voilà un homme couvert de gloire, un homme sublime, un homme grand ; ce qui vous rend sublime, ce ne sont pas des mulets qui tirent votre char, c’est la perfection de votre vertu, qui vous élève au ciel. Vous voyez un homme à cheval, beaucoup de licteurs l’escortent pour écarter le peuple devant lui, sur la place publique ; ne dites pas pour cela : voilà un homme heureux, secouez le fond de son âme, déployez son âme, et bornez-vous au jugement que vous suggérera la beauté de cette âme. Tout ce que nous voyons aujourd’hui, est le comble du ridicule. – Ah ça ! pourquoi, je t’en prie, sur la place publique, écartes-tu la foule ? Et pourquoi chasses-tu ceux que tu rencontres, et mets-tu en fuite un homme, toi, qui es un homme ? Que signifie ce faste ? Que signifie cette arrogance ? Est-ce que tu es devenu un loup ou un lion, toi, dont l’entrée dans la ville fait que tout le monde se sauve ? Mais que dis-je ? Un loup ne chassera jamais un loup, non plus qu’un lion ne chassera un lion ; ils se rassemblent entre eux, ils respectant ce que la nature leur a donné en commun. Et toi, qui, outre la communauté de nature, as tant de motifs pour pratiquer la douceur, l’humilité, le respect de l’égalité, d’où vient que tu es plus féroce que les bêtes féroces ? Pour être monté sur un animal sans raison, tu méprises les êtres doués de raison ? Lu Seigneur ton Dieu a transporté l’homme dans lu ciel, et toi, tu ne peux pas le souffrir, avec toi, dans la place publique ? Mais que dis-je, dans le ciel ? Il l’a placé sur le trône même de sa royauté ; toi, tu le chasses de la ville ?

Et maintenant que signifie ce frein d’or qui orne le cheval ? Et que diras-tu pour ta défense, et quel pardon obtiendras-tu, toi qui ornes au delà du nécessaire ce qui n’a pas la raison, ni le sentiment de cette magnificence (car c’est bien la même chose pour le cheval que le frein soit d’or ou de plomb), et quand tu vois le Christ desséché par la faim, tu ne lui fournis pas la nourriture nécessaire ? Et que signifie : quand tu es un homme, que tu dédaignes le commerce des hommes, et, qu’au milieu des villes, tu cherches la solitude, et qu’il ne te vienne pas à l’esprit, que ton Seigneur a mangé avec des publicains, a conversé avec une courtisane, a été mis en croix avec des voleurs, a eu commerce avec des hommes, tandis que toi, délirant par le faste et par l’orgueil, tu arrives à perdre jusqu’au titre qui fait de toi un homme ? Voilà la grande source de notre dédain pour ceux qui souffrent de notre avarice ardente, de notre cruauté, de notre barbarie. Quand tu mets un frein d’or à un cheval, un collier d’or à un esclave ; quand tu enchâsses les pierres dans l’or, quand tu as des tissus d’or, des vêtements d’or, un baudrier d’or, et, de même, des chaussures, et que tu t’imposes la nécessité si grande de satisfaire tes désirs pervertis, d’assouvir ton insatiable cupidité, de faire brouter la bête la plus vorace de toutes, j’entends par là l’avarice, alors tu dépouilles les orphelins, tu mets à nu les veuves, et te voilà l’ennemi commun de tous, et tu entreprends un vain travail, et tu commences un chemin qui ne peut aboutir à aucune bonne issue. Car, qu’est-ce que cela veut dire que tu donnes à un barbare, ton esclave, de l’or pour le parer ? Quel gain, quelle utilité y a-t-il là pour ton âme ; quel avantage pour ton corps, quel revenu pour ta maison ? parlons mieux, c’est tout le contraire que manifestent de pareilles mœurs. Magnificence hors de propos, dépenses que la raison condamne, matière pour la luxure, enseignement de corruption, occasion de prodigalité et de dissolution, peste pour l’âme, chemin qui conduit à des maux sans nombre. Des lits rehaussés d’argent, brillants d’or, des sièges, des bassins forgés avec de l’or, les éclats de rires multipliés, en quoi cela peut-il servir à la correction des mœurs, en quoi cela peut-il servir à te rendre meilleur, toi, ou ton épouse, ou quelqu’un de tes domestiques ? Est-ce que ce n’est pas là plutôt ce qui fait les voleurs, et la foule de ceux qui percent les murailles ? N’est-ce pas là ce qui fait les esclaves fugitifs ? Et, en effet, de quelque côté qu’ils tournent les yeux, ils voient briller l’argent, et leur cour malade nourrit des pensées de vol. Car, si toi, qui es un homme libre et à qui la noblesse de ton origine inspire un grand orgueil, si, à la vue de l’argent qui brille dans le forum, tu te sens porté à des désirs coupables, à bien plus forte raison, en arrivera-t-il autant à des serviteurs. Et, ce que j’en dis, ce n’est pas pour absoudre les esclaves fugitifs, ni ceux qui commettent de pareils crimes, mais pour vous exhorter à ne pas fournir des aliments à leur maladie. Mais, me dira-t-on, où mettrons-nous nus trésors ? les enfouirons-nous au sein de la terre ? Nullement, bien loin cette pensée. Mais si vous voulez m’écouter, je vous donnerai les moyens de faire, de l’esclave fugitif, un serviteur honnête et fidèle.

3. C’est un esclave fugitif que l’or. Aujourd’hui, à celui-ci ; demain, à celui-là ; et c’est qu’il n’est pas fugitif tout seul, mais il rend les autres fugitifs, il fait souvent que ceux qui le gardent, prennent la fuite. Par quel moyen ce fugitif pourrait-il donc être retenu ? Il faut chercher un moyen tout contraire à celui qu’on emploie pour les autres fugitifs. Les autres, quand on les retient, demeurent ; celui-ci quand on le retient, s’enfuit ; qu’on l’envoie au contraire, à droite et à gauche, il demeure. Ce que je vous dis, peut vous paraître étrange ; voyez ce que font les agriculteurs ! S’ils gardent le froment chez eux, enfermé, entassé, les teignes et les vers s’y mettent, tout est perdu. Si, au contraire, ils l’envoient, à droite, à gauche, dans les champs, non seulement ils le conservent, mais ils le multiplient. Il en est de même de l’or : est-il enfermé dans des coffres, gardé entre des portes, sous des verrous ; enfoui dans la terre ; vite, il prend la fuite. Mais si, comme l’agriculteur jette le blé sur la terre de labour, vous jetez votre or aux ventres affamés, non seulement il ne prend pas la fuite, mais, par ce moyen, il fructifie.

Pénétrés de cette vérité, ne le livrez donc plus à vos serviteurs, ménagez-vous des milliers de mains qui le retiennent ; les mains pies veuves, les mains des orphelins, les mains des mutilés, les mains des prisonniers. Votre or ne peut pas échapper à tant de mains qui le tiennent, mais, retenu sûrement, il demeure et fructifie. – Mais que laisserai-je à mes enfants, me dit ce père ? – Je ne vous force pas le moins du monde à tout répandre, quoique pourtant, quand vous répandriez tout, vous ne feriez par là que mieux assurer la fortune de vos enfants, à qui, au lieu de richesses, vous légueriez la faveur d’un Dieu propice, la fortune qui vient de l’aumône, des milliers de protecteurs parmi les hommes, d’innombrables bienfaiteurs. En effet, de même que nous détestons les avares, qui ne nous ont fait aucun mal, de même ceux qui font des aumônes et dont nous n’éprouvons pas personnellement ta bonté, nous les respectons, nous les chérissons et avec eux nous chérissons leurs enfants. Considère donc cette beauté, que tes fils aient des milliers d’âmes pour les aimer ; que tous les hommes, en échange de l’or dépensé pour le soutien des indigents, puissent dire. celui-ci est le fils d’un homme plein de bonté, le fils d’un homme miséricordieux. Quant à toi, voici ce que tu fais, tu embellis ce qui est insensible. Une pierre est insensible, et tu l’entoures de milliers de talents d’or ; au contraire, voici un être sensible que la faim fait mourir et tu ne partages pas avec lui, même la nourriture qui lui est nécessaire. Eh bien ! quand le redoutable tribunal apparaîtra, quand tes yeux verront les fleuves de feu, quand on nous demandera compte de nos actions, que répondras-tu pour une telle négligence, pour un tel délire, pour tant de cruauté et de barbarie ? Quelle sera l’excuse légitime ?

Chaque homme a son but et sa raison ; l’agriculteur à qui tu demanderas compte, te dira pourquoi il a attelé ses bœufs, creusé son sillon, tiré sa charrue ; le marchand, pourquoi il s’est embarqué, il a enrôlé des ouvriers, fait des dépôts d’argent ; et l’architecte, et le cordonnier, et l’ouvrier en bronze, et le pâtissier, tous les artisans, un à un, quelle que soit leur industrie, peuvent rendre leurs comptes. Eh bien ! toi aussi, qui couvres d’argent ton lit, qui dores un cheval et une pierre, qui prépares des peaux, telles que nous les voyons, si l’on te demande des explications, des comptes, que diras-tu ? De quelle manière t’y prendras-tu ? Est-ce que sur un lit, tel que tu le fais, le sommeil est plus doux ? Tu ne saurais le soutenir ? Et au contraire, si étrange que cela paraisse, il faut dire que le sommeil est moins agréable, parce que l’inquiétude est plus grande, plus grande l’anxiété. Est-ce que l’or donne plus de solidité aux objets qui en sont formés ? Mais nullement. Est-ce que la bonté du cheval résulte du frein fait de cette matière, ou encore, la bonté de l’esclave en dépend-elle ? C’est précisément le contraire qui se remarque. Pourquoi donc montrez-vous tant d’extravagance dans cet emploi de l’argent et de l’or ? Voici ce que vous direz : c’est que vous rehaussez par là votre considération ; vous n’avez donc pas entendu le commencement de ce discours ? Que la richesse ne constitue pas la gloire de l’homme ; que c’est tout le contraire, qu’elle lai prépare le déshonneur, les reproches, les accusations, le ridicule ; delà, l’envie et des maux sans nombre. Et plus les richesses persistent, plus les accusations s’obstinent et sont interminables. Ces magnifiques et splendides demeures sont des accusateurs implacables dont la voix accuse amèrement, même les possesseurs qui ont cessé de vivre. Le corps est confié à la terre, mais la vue des édifices superbes ne laisse pas ensevelir avec le corps, le souvenir de la cupidité ; chaque passant qui considère la hauteur, les vastes proportions de l’édifice, se dit en lui-même ou dit à son voisin Combien y a-t-il de larmes dans la construction de cette maison ? Combien d’orphelins ont-ils été dépouillés ? Combien de veuves ont-elles subi l’injustice ? combien d’ouvriers ont-ils été dépouillés de leur salaire ? C’est pourquoi ce qui t’arrive, c’est juste le contraire de ce que tu veux. Tu veux la gloire pour en jouir de ton vivant et même après ta mort, tu n’échappes pas aux accusations. Semblable à une colonne d’airain, ta maison montre ton nom afin de t’exposer aux mille outrages de ceux qui, de ton vivant, ne te connaissaient pas même de vue.

4. Eh bien ! donc, puisque cette superfluité de richesses ne nous donne pas même cet avantage, fuyons, mes bien-aimés, fuyons cette maladie ; ne nous montrons pas plus féroces que les animaux les plus dépourvus de raison. Chez eux tout est commun, la terre, les sources, les pâturages, les montagnes, les bois ; aucun d’eux n’a rien dé plus que l’autre ; et toi, ô homme, le plus doux des animaux, tu deviens plus féroce que les bêtes sauvages ; tu renfermes la subsistance de milliers de pauvres, et souvent, cette subsistance de plusieurs milliers dans une seule et même maison. Et cependant, ce n’est pas la nature seule qui nous est commune, mais avec la nature, beaucoup d’autres choses encore ; le ciel nous est commun à tous, et le soleil, et la lune, et le chœur des astres, et l’air, et la mer, le feu, l’eau, la terre, la vie, la cessation de l’existence, l’accroissement, la vieillesse, la maladie, la santé, le besoin de nourriture, le besoin de vêtements.

Les choses de l’esprit nous sont communes aussi, la même table sainte, le corps du Seigneur, le sang vénérable, la promesse de la royauté, le bain de la régénération, la purification des péchés, la justice, la sanctification, la rédemption, les biens ineffables, « que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, que le cœur de l’homme n’a jamais conçus. » (1Co 2,9) N’est-il donc pas absurde que nous, que réunissent tant de liens communs, la nature, la grâce, les promesses, les lois, nous nous montrions, en ce qui concerne les richesses, avides outre mesure, incapables de conserver l’égalité du droit, plus cruels que les animaux féroces, et cela, quand il faut, au bout d’un temps si court, quitter ces trésors ; et non seulement les quitter, mais à cause de ces trésors, compromettre le salut de notre âme, car la mort nous en sépare pour nous conduire aux châtiments, aux éternels supplices. Évitons ces douleurs et pratiquons pleinement l’aumône, car voilà la reine des vertus, qui nous donnera toute confiance là-bas, qui nous délivrera du châtiment et du supplice ; nul ne fera obstacle à qui se présentera escorté de l’aumône dans le ciel, car son aile est légère ; son crédit dans le ciel est immense, elle s’avance jusqu’auprès du trône royal, elle conduit, sans crainte, auprès de Dieu ses nourrissons. « Vos prières », dit l’Écriture, « et vos aumônes sont montées jusqu’à la présence de Dieu, et il s’en est souvenu. » (Act 10,4) Qui nous empêche de nous élever, nous aussi, à cette hauteur et de nous affranchir de cette avarice importune, de ces délices, de cet orgueil inutile ? Rendons utile ce qui était superflu ; dépensons ces grandes richesses ; confions-les à la droite du Juge qui saura les garder, les mettre en sûreté, qui s’en souviendra au jour du jugement, pour nous être bienveillant et propice. Fussions-nous couverts de péchés sans nombre, il nous pardonnera, il nous justifiera. Puissions-nous tous obtenir cet effet de la miséricorde, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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