‏ Romans 12

HOMÉLIE XX.

JE VOUS CONJURE DONC, MES FRÈRES, PAR LA MISÉRICORDE DE DIEU, D’OFFRIR VOS CORPS EN HOSTIE VIVANTE, SAINTE, AGRÉABLE A DIEU, POUR QUE VOTRE CULTE SOIT RAISONNABLE. (XII, 1, JUSQU’À 3)

Analyse.

  • 1. offrir à Dieu son corps comme une hostie vivante et de quelle manière.
  • 2. Ne pas se conformer à ce siècle dont la figure ne fait que passer. – Se transformer par le renouvellement de l’Esprit. – En quoi consiste ce renouvellement, saint Chrysostome fait remarquer que saint Paul ne dit pas transfigurez-vous ; mais transformez-vous, indiquant ainsi que la vertu n’est pas seulement une figure qui passe, mais une forme vraie qui demeure.
  • 3. Partout l’apôtre parle un langage humble et bienveillant, s’effaçant toujours pour laisser paraître le Maître souverain, rappelant les bienfaits de Dieu plutôt que ses lois et ses prescriptions. – Que l’humilité est la source de tous les biens.
  • 4. Contre la vaine gloire. – Que l’orgueil est une véritable folie.

1. Après avoir beaucoup parlé de la libéralité de Dieu, montré son ineffable Providence, sa bonté infinie, que personne ne peut sonder, il la met de nouveau en avant pour déterminer ceux qui ont reçu tant de dons et tant de bienfaits à s’en rendre dignes par leur conduite. Si grand, si élevé qu’il soit, il veut bien condescendre à la suppléer, et cela, non à son profit personnel, mais en vue de leurs propres avantages. Et comment vous étonner qu’il descende à des prières, quand il parle des miséricordes de Dieu ? Puisque, dit-il, les miséricordes de Dieu ont été pour vous la source d’une multitude de biens, respectez-les, recourez-y humblement : car elles-mêmes prient pour que vous ne fassiez rien qui soit indigne d’elles. C’est donc, ajoute-t-il, par elles que je vous supplie, par elles qui vous ont sauvés ; comme si, pour faire honte à quelqu’un qui aurait reçu de grands bienfaits, on lui amenait en qualité de suppliant, ce bienfaiteur lui-même. Mais que demandez-vous, dites-moi ? « Que vous offriez vos corps en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, pour que votre culte soit raisonnable ». Après qu’il a dit « Hostie », pour qu’on ne s’imagine pas qu’il s’agisse d’immoler le corps, il ajoute : « Vivante ». Puis pour distinguer cette hostie de l’hostie judaïque, il dit « Sainte, agréable à Dieu, pour que votre culte soit raisonnable » ; car celle des Juifs était matérielle et peu agréable à Dieu. « Car », disait le Seigneur, « qui a demandé ces victimes de vos mains ? » (Isa 1,42) Et souvent ailleurs Dieu semble repousser les victimes de ce genre. Mais il ne demandait point encore celle-ci, ou plutôt il la demandait, même quand les autres lui étaient offertes. C’est pourquoi il est écrit : « Je serai honoré par un sacrifice de louange ». (Psa 49) Et encore : « Je célébrerai le nom de mon Dieu par un cantique, qui sera plus agréable à Dieu que le sacrifice d’un veau, dont les cornes et les ongles commencent à paraître ». (Psa 63) Ailleurs encore Dieu rejette ce genre d’hosties en disant : « Est-ce que je mange la chair des taureaux ? Est-ce que je bois le sang des boucs ? » Et il ajoute : « Offrez à Dieu un sacrifice de louange et acquittez les vœux que vous avez faits au Très-Haut », (Psa 49) C’est aussi ce que Paul demande ici : « Offrez vos corps en hostie vivante ». Psa 49) Et encore : « Je célébrerai le nom de mon Dieu par un cantique, qui sera plus agréable à Dieu que le sacrifice d’un veau, dont les cornes et les ongles commencent à paraître ». (Psa 63) Ailleurs encore Dieu rejette ce genre d’hosties en disant : « Est-ce que je mange la chair des taureaux ? Est-ce que je bois le sang des boucs ? » Et il ajoute : « Offrez à Dieu un sacrifice de louange et acquittez les vœux que vous avez faits au Très-Haut », (Psa 49) C’est aussi ce que Paul demande ici : « Offrez vos corps en hostie vivante ».

Mais comment, direz-vous, le corps peut-il être une hostie ? Que votre œil ne se fixe sur rien de mauvais, et il devient une hostie ; que votre langue ne profère rien de coupable, et elle devient une offrande ; que votre main ne fasse rien contre la loi, et elle devient un holocauste. Ou plutôt cela ne suffit pas, mais il faut y ajouter la pratique des bonnes œuvres, afin que la main fasse l’aumône, que la bouche rende bénédictions pour malédictions, que l’oreille s’applique avec assiduité à entendre la parole de Dieu. Car l’hostie ne doit rien avoir d’immonde, elle forme les prémices de tout le reste. Offrons donc à Dieu les prémices de nos mains, de nos pieds, de notre bouche et de tout le reste ; cette hostie plaira à Dieu, autant que celle des Juifs était impure à ses yeux. « Car », est-il écrit, « leurs hosties sont pour eux le pain de l’affliction ». (Ose 9,4) Il n’en est pas ainsi de la nôtre. L’hostie judaïque présentait un corps mort ; la nôtre rend vivant ce qui est immolé. Car c’est en mortifiant nos membres que nous pouvons vivre ; c’est la nouvelle loi du sacrifice ; c’est pourquoi l’espèce de feu qu’on y emploie paraît extraordinaire Il n’y a plus besoin die bois ni de matière inflammable ; notre feu consume de lui-même, il ne dévore pas la victime ; il la fait vivre. C’était le genre de sacrifice que Dieu demandait autrefois ; aussi le prophète disait-il : « Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un cœur contrit ». (Psa 50) C’était aussi celui qu’offraient les trois enfants dans la fournaise : « Il n’y a ni prince, ni prophète, ni lieu propres à demander et à obtenir miséricorde ; mais recevez de nous un cœur contrit et un esprit humilié ». (Psa 50) C’était aussi celui qu’offraient les trois enfants dans la fournaise : « Il n’y a ni prince, ni prophète, ni lieu propres à demander et à obtenir miséricorde ; mais recevez de nous un cœur contrit et un esprit humilié ». (Dan 3,38-39)

Et voyez quelle exactitude dans chacun des termes de Paul ! Il ne dit pas : Faites de vos corps une hostie, mais : « Offrez », comme s’il, disait : Vous n’avez plus rien de commun avec vos corps ; vous les avez livrés à un autre. Ceux qui livrent des chevaux de bataille, n’ont plus rien de commun avec eux. Vous avez livré vos membres pour la guerre qui se fait au démon, pour cette lutte terrible ; ne les retirez donc plus pour vos usages personnels. Par là, Paul nous enseigne encore une autre chose c’est que, si on veut les offrir, il faut les offrir éprouvés. Car ce n’est pas à un homme que nous les offrons, mais à Dieu, le Roi de l’univers ; ni pour un simple combat, mais pour être montés par Dieu même. En effet, Dieu ne dédaigne pas d’avoir nos membres pour monture, il le désire même vivement ; ce que ne voudrait pas un roi, serviteur comme nous, le Maître des anges s’y résout volontiers. Mais puisque vous devez les lui présenter, et qu’ils sont une hostie, enlevez-en toute tache ; car s’ils en gardent, ils ne sont plus une hostie. Ainsi l’œil qui s’est fixé sur une prostituée, ne peut plus être immolé ; on ne peut plus offrir une main souillée par le vol ou l’avarice, des pieds qui boitent et montent au théâtre, un ventre esclave du plaisir et qui allume la flamme des passions et des voluptés, un cœur livré à la colère ou aux amours impudiques, un langage qui profère des paroles honteuses.

2. Il faut donc veiller soigneusement à ce que notre corps soit sans tache. Car si l’on exigeait de ceux qui offraient les anciennes hosties les précautions les plus minutieuses, et ils ne pouvaient offrir aucune victime qui eût les oreilles coupées, la queue mutilée, qui fût atteinte de gale ou de dartre ; à bien plus forte raison nous qui n’offrons pas des animaux stupides, mais nos propres personnes, devons-nous être attentifs, et nous présenter parfaitement purs, pour pouvoir dire aussi comme Paul : « Car, pour ce qui me regarde, on a déjà fait des libations sur moi, et le temps de ma dissolution approche ». (2Ti 4,6) Il était en effet plus pur que quelque hostie que ce fût ; voilà pourquoi il se donnait à lui-même le nom de libation. Or, il en sera ainsi de nous, si nous détruisons le vieil homme, si nous mortifions nos membres terrestres, si nous crucifions le monde en nous. Pour cela nous n’avons besoin ni de glaive, ni d’autel, ni de feu ; ou plutôt il noua les faut, mais non faits de main d’homme. Tout nous viendra d’en haut, le feu et l’épée ; et l’autel, ce sera l’étendue du firmament. Si, quand Élie offrait une hostie visible, une flamme descendue du ciel consuma tout, l’eau, le bois, les pierres mêmes ; à bien plus forte raison vous en arrivera-t-il autant. Si vous avez encore quelque chose de mou et de charnel, mais que vous présentiez l’hostie avec un cœur droit, le feu de l’Esprit descendra, consumera tout cela et achèvera le sacrifice. Mais qu’est-ce qu’un culte raisonnable ? Le ministère spirituel, une vie selon le Christ. De même que celui qui exerce une fonction dans la maison du Seigneur et y sacrifie, quel qu’il soit d’ailleurs, se contient et prend une attitude plus grave ; ainsi devons-nous être toute notre vie, nous qui servons Dieu et lui offrons des sacrifices. Et c’est ce qui arrivera si vous lui immolez chaque jour des victimes ; si, en qualité de prêtre, vous lui présentez l’offrande de votre corps et de la vertu de votre âme : par exemple, si vous lui offrez la chasteté, l’aumône ; la douceur, la patience à supporter le mal. Par là vous offrirez un culte raisonnable, c’est-à-dire qui n’aura rien de matériel, rien de grossier, rien de sensible. Après avoir relevé, par ces expressions, l’esprit de l’auditeur, avoir montré que chacun exerce le sacerdoce par sa propre chair, par sa conduite, il indique ensuite la manière de tout faire en règle. Quelle est cette, manière ? « Ne « vous conformez point à ce siècle », dit-il, « mais transformez-vous par le renouvellement de votre esprit (2) ». Car la figure de ce siècle est basse, vile, passagère ; elle n’a rien d’élevé, rien de durable, rien de droit : c’est un renversement complet de toutes choses. Si donc vous voulez marcher droit, ne vous conformez pas à la figure de la vie présente ; car rien n’y est permanent, rien n’y est solide. Voilà pourquoi il l’appelle figure ; expression qu’il répète ailleurs, quand il dit : « Car la figure de ce monde passe ». (1Co 7,31) En effet, elle n’a rien de stable, ni de fixe ; tout y est passager ; voilà pourquoi il dit : « A ce siècle », pour en indiquer le peu de solidité, le défaut de consistance. Parlez-vous de richesses, de gloire, de beauté de corps, de plaisir, de tout ce qui paraît grand : ce n’est là qu’une figure, un mensonge, une apparence, un masque ; et non une substance solide. Ne vous y conformez donc pas, dit l’apôtre, mais transformez-vous dans le renouvellement de l’esprit. Il ne dit pas : Transfigurez-vous, mais : « Transformez-vous », pour montrer que le monde est une figure, et que la vertu n’en est pas une ; mais une forme vraie, possédant une beauté naturelle, et n’ayant pas besoin d’apprêts artificiels ni de figures qui paraissent et disparaissent aussitôt : car tout cela est déjà détruit avant de paraître. Si donc vous rejetez la figure, vous aurez bientôt la forme vraie.

En effet, il n’y a rien de plus faible que le vice, rien qui vieillisse si promptement. Mais comme l’homme est exposé à pécher chaque jour, l’apôtre console son auditeur, en disant Renouvelez-vous vous-même chaque jour. Faites sur vous-même ce que nous faisons continuellement pour nos maisons, en réparant les ravages faits par le temps. Vous avez péché aujourd’hui ? vous avez fait vieillir votre âme ? Ne désespérez pas, ne vous laissez pas abattre, mais renouvelez-la par le repentir, par les larmes, par la confession, par la pratique du bien ; et, en cela, ne vous relâchez jamais. Mais comment le pourrons-nous, dites-vous ? « Si vous choisissez les meilleures choses, si vous reconnaissez, combien la volonté de Dieu est bonne, agréable et parfaite ». Ou il veut dire : Renouvelez-vous pour apprendre ce qui est utile à connaître la volonté de Dieu ; ou bien : Vous pouvez vous renouveler si vous apprenez ce qui est utile et quelle est la volonté de Dieu. En effet, si vous connaissez cette volonté et si vous apprenez à distinguer la nature dés choses, vous avez trouvé le chemin de toutes les vertus. Mais, dira-t-on, qui est-ce qui ignore les choses utiles et la volonté de Dieu ? Ceux qui ne soupirent qu’après les biens de ce monde ; ceux qui regardent la richesse comme digne d’envie ; ceux qui méprisent la pauvreté ; ceux qui poursuivent les charges ; ceux qui ambitionnent la gloire extérieure ; ceux qui se croient grands, parce qu’ils bâtissent des maisons magnifiques, qu’ils se procurent de somptueux tombeaux, qu’ils ont des troupeaux d’esclaves et qu’ils sont entourés d’une multitude d’eunuques. Ceux-là ignorent ce qui leur est utile, ne connaissent point la volonté de Dieu : deux choses qui n’en font qu’une.

3. Dieu, en effet, veut ce qui nous est utile ; et ce qui nous est utile, c’est ce que Dieu veut. Or, que veut Dieu ? Que nous vivions dans la pauvreté, dans l’humilité, dans le mépris de la gloire, dans la tempérance, et non dans les délices ; dans l’affliction, et non dans le repos ; dans le deuil, et non dans la dissipation et dans la joie ; enfin dans la pratique de toutes les vertus qu’il nous a commandées. Mais là plupart les repoussent comme des choses odieuses, tant ils sont éloignés de les considérer comme utiles et comme expression de la volonté de Dieu ! Voilà pourquoi ils ne peuvent, pas même de loin, aborder les travaux qu’exige la vertu. Comment ceux qui ne savent pas même ce que c’est que la vertu ; qui, au lieu de l’admirer, admirent le vice ; qui préfèrent une prostituée à une femme chaste ; comment, dis-je, ceux-là peuvent-ils se détacher du temps présent ? Il nous faut donc, avant tout, une connaissance exacte et distincte des choses ; louer la vertu, même quand nous ne la pratiquons pas ; condamner le vice, même quand nous ne l’évitons pas ; afin de conserver un jugement impartial et sain. C’est ainsi que plus tard nous pourrons marcher et entreprendre enfin les bonnes œuvres. C’est pour cela que Paul veut qu’on se renouvelle : « Afin de connaître quelle est la volonté de Dieu ».

Il me semble ici s’adresser encore aux Juifs qui restaient attachés à la loi. Sans doute l’ancienne institution était la volonté de Dieu, mais d’une manière transitoire, et comme concession faite à leur faiblesse ; tandis que la nouvelle était parfaite et agréable en tout point. Et quand il l’appelle culte raisonnable, c’est par opposition à l’autre.

« Car je dis, en vertu de la grâce qui m’a été donnée, à tous ceux qui sont parmi vous, de ne paraître sages plus qu’il ne faut, mais de l’être avec modération, et selon la mesure de la foi que Dieu a départie à chacun (3) ». Plus haut il disait : « Je vous conjure par la miséricorde de Dieu » ; ici il dit : « En vertu de la grâce ». Voyez l’humilité, la modestie de l’apôtre ! Nulle part il ne prétend qu’on doive ajouter foi à sa parole, quand il donne des avis et des conseils aussi importants ; mais tantôt il s’appuie sur la miséricorde de Dieu, tantôt sur la grâce. Ce n’est point ma parole que j’annonce, leur dit-il, mais celle de Dieu. Et il ne dit point : Je dis en vertu de la sagesse de Dieu, ni : Je dis en vertu de la loi de Dieu, mais : « En vertu de la grâce » ; rappelant sans cesse le souvenir des bienfaits reçus, pour les rendre plus reconnaissants et leur faire comprendre qu’ils doivent obéir à ce qu’on leur dit. « À tous ceux qui sont parmi vous ». non seulement à un tel et à un tel, mais au prince et au sujet, à l’homme libre et à l’esclave, à l’ignorant et au savant, à la femme et à l’homme, au jeune homme et au vieillard, car la loi est pour tous, puisqu’elle vient du Maître. C’est ainsi qu’il ôte à son langage ce qu’il pourrait avoir de pénible, en proposant ses enseignements à tout le monde, même aux innocents, afin que les coupables acceptent ses reproches et se corrigent plus facilement.

Mais, de grâce, Paul, que dites-vous ? « De ne pas être sages plus qu’il ne faut ». À l’exemple de son Maître, il présente l’humilité comme la source des biens. De même que le Christ sur la montagne, avant de commencer son instruction morale, en pose le fondement, en débutant par ces mots : « Heureux les pauvres d’esprit » (Mat 5,3) ; ainsi Paul, en passant du dogme à la morale, établit le principe général de la vertu, en demandant de nous une merveilleuse hostie ; et sur le point d’entrer dans les détails, il part de l’humilité comme du point capital, en disant : « De ne pas être sages plus qu’il ne faut », car c’est la volonté de Dieu, « Mais de l’être avec modération ». Ce qui veut dire : nous avons reçu la prudence pour en user sobrement, et non pour la mettre au service de l’orgueil. Il ne dit pas : d’être humbles, mais : « D’être sages » ; et ici la sagesse, peur lui, n’est pas la vertu opposée à la débauche, ni l’exemption de l’impureté, mais la vigilance et la bonne santé de l’âme : laquelle s’appelle sagesse parce qu’elle maintient l’esprit sain. Pour montrer donc que sans la modération on ne peut être sage, c’est-à-dire ferme et sain, mais qu’on extravague et qu’on est insensé, plus insensé même que le fou furieux, il donne à l’humilité le nom de sagesse. « Et selon la mesure de la foi que Dieu a départie à chacun ». Comme la concession des grâces inspirait de l’orgueil à beaucoup, soit chez les Romains, soit chez les Corinthiens, voyez comme il met à nu la cause de la maladie et la détruit peu à peu ? En effet, après avoir dit qu’il faut être sage avec sobriété, il ajoute : « Selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun », donnant ici à la grâce le nom de foi. Puis, par ces mots « A départie », il console celui qui a moins reçu et contient celui qui a reçu davantage. Car si c’est Dieu qui a départi, et non point votre mérite, de quoi vous enorgueillissez-vous ?

4. Si on prétend que ce n’est pas à la foi que l’apôtre donne le nom de grâce, cela prouverait encore mieux qu’il veut humilier les orgueilleux. Car si la foi, par laquelle on fait les miracles, est le principe du don, et que le don vienne de Dieu, de quoi êtes-vous fier ? Si le Christ n’était pas venu, s’il ne s’était pas incarné, la foi n’eût pas exercé un tel empire. Ainsi donc c’est de là que découlent tous les biens. Or si c’est Dieu qui donne, il sait comment il distribue ; car il a créé tous les hommes et il en prend également soin. Aussi bien que le don, la quantité du don provient de sa bonté. Celui qui a fait preuve de sa bonté dans l’ensemble, c’est-à-dire en accordant les dons, ne faillira pas dans la mesure. S’il avait voulu vous témoigner son mépris, il ne vous eût point accordé le principe de ces dons ; et s’il veut vous sauver et vous honorer (c’est pour cela qu’il est venu et qu’il vous a distribué tant de biens) pourquoi vous agiter et vous troubler, pourquoi tourner votre sagesse en folie, jusqu’à vous ravaler au-dessous même de celui qui est naturellement fou ? Être fou naturellement, n’est pas un crime ; mais devenir fou au moyen de la sagesse, c’est s’ôter tout espoir de pardon, c’est s’exposer à de plus grands châtiments. Tels sont ceux qui s’enorgueillissent de la sagesse et tombent ainsi dans une extrême folie.

Car rien ne rend insensé comme l’orgueil. Aussi le prophète donnait-il ce nom à un roi barbare, en disant : « Mais l’insensé dira des choses insensées ». (Isa 32,6) Or, pour connaître sa folie à son propre langage, écoutez ce qu’il dit : « J’établirai mon trône au-dessus des astres du ciel, et je serai semblable au Très-Haut ». (Id 14,14) « Je placerai dans ma main le monde comme un nid, et je l’enlèverai comme des œufs abandonnés ». (Id 10,4) Y a-t-il rien de plus insensé que ce langage ? Et voilà la honte que s’attirent toutes les paroles de jactance. Si je produisais ici toutes celles de l’orgueilleux, il vous serait impossible de discerner si elles sont d’un orgueilleux ou d’un fou : tant il est vrai que ces deux défauts n’en font qu’un ! Un autre barbare dit : « Je suis un Dieu et non un homme » ; un autre encore : « Dieu pourra-t-il vous sauver et vous arracher de mes mains ? » (Dan 3,15) Et l’Égyptien : « Je ne connais point le Seigneur, et je ne laisserai point partir Israël ». (Exo 5,2) Le prophète parle aussi d’un insensé de ce genre, qui dit en son cœur « Il n’y a point de Dieu ». (Psa 13) Et Caïn : « Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? » (Psa 13) Et Caïn : « Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? » (Gen 4,9) Pouvez-vous distinguer si ce sont des orgueilleux ou des fous qui parlent ? L’orgueil, perdant toute mesure et toute intelligence (d’où lui vient le nom de démence
άπονοία signifie orgueil et démence
) fait les insensés et les présomptueux. Si la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, ne pas connaître le Seigneur est le commencement de la folie. Donc si la sagesse consiste à connaître Dieu, la folie à ne pas le connaître, et si ce défaut de connaissance provient de l’orgueil, (en effet, ne pas connaître Dieu est le commencement de l’orgueil), donc, dis-je, l’orgueil est une extrême folie.

Tel était Nabal, devenu insensé par orgueil, non vis-à-vis de Dieu, mais à l’égard de l’homme, et qui finit par mourir de peur. Car, quand on a perdu la mesure de l’intelligence, l’âme s’affaiblit et on devient tout à la fois lâche et audacieux. En effet, de même que le corps est sujet à toutes les maladies, dès qu’une fois il a perdu son tempérament normal ; ainsi l’âme, quand elle a perdit sa grandeur propre et l’humilité, affaiblie dans sa constitution, devient timide en même temps qu’audacieuse et insensée, et finit par s’ignorer elle-même. Or, comment celui qui ne se connaît pas lui-même, connaîtra-t-il ce qui est au-dessus de lui ? Comme le frénétique, n’ayant plus conscience de lui-même, ne voit pas ce qui est devant ses pieds ; ou comme l’œil aveuglé plonge tous les membres dans l’obscurité ainsi arrive-t-il dans l’orgueil. Voilà pourquoi les orgueilleux sont plus à plaindre que les fous furieux, que ceux qui sont naturellement insensés. Comme eux ils sont ridicules, comme eux ils sont désagréables ils extravaguent comme eux, mais ils n’excitent point la même compassion ; comme eux ils ont perdu le sens, mais ils ne rencontrent pas la même indulgence ; on se contente de les haïr ; ayant les défauts des furieux et des insensés, ils ne sont point excusés comme eux ; on rit, non seulement de leurs paroles, mais de leurs façons. Pourquoi, dites-moi ; levez-vous la tête ? Pourquoi marchez-vous sur la pointe des pieds ? Pourquoi froncez-vous les sourcils ? Pourquoi renflez-vous votre poitrine ? Vous ne pouvez pas faire blanc ou noir un de vos cheveux, et vous marchez en l’air, comme si vous étiez le maître du monde. Peut-être voudriez-vous avoir des ailes pour ne plus toucher terre ; peut-être voudriez-vous être une merveille ? Eh ! n’en êtes-vous déjà pas, une, vous qui êtes homme et essayez de voler ? ou plutôt vous qui volez en désir, et qui vous gonflez en tout sens ?

Quel nom vous donnerai-je, pour détruire en vous cet orgueil ? Si je vous appelle cendre, poussière, fumée, tourbillon de poussière, j’ai exprimé votre peu de valeur, mais je n’ai pas encore trouvé l’image exacte que je voudrais ; car je voudrais peindre tout à la fois la bouffissure et le vide. Quelle image trouverai-je donc qui convienne aux orgueilleux ? Ils me paraissent ressembler à de l’étoupe brûlée. En effet, l’étoupe semble s’enfler quand elle est brûlée, elle prend un volume extraordinaire, mais au moindre contact de la main, elle s’affaisse entièrement et ne vaut pas même de la cendre. Telles sont les âmes, des orgueilleux ; leur enflure est vide ; le premier choc peut les abaisser et les réduire à rien. Car l’orgueilleux est nécessairement un homme très-faible ; sa hauteur n’a rien de solide ; semblable aux bulles d’eau qui crèvent si aisément, il est facilement détruit. Si vous ne me croyez pas, amenez-moi un homme plein d’audace et d’orgueil, et vous le verrez, au premier accident, lâche et sans courage. De même que le menu bois prend vite feu et est aussitôt réduit en cendre, tandis que le bois solide ne s’allume pas aussi facilement, mais conserve longtemps sa flamme ; ainsi les âmes fermes, solides, ne s’enflamment ni ne s’éteignent aisément, tandis que les orgueilleux font l’un et l’autre dans le même moment.

Convaincus de ces vérités, pratiquons donc l’humilité. Rien n’égale sa force ; elle est plus ferme que le rocher, plus dure que le diamant ; elle est pour nous un rempart plus sûr que les tours, que les villes, que les murailles ; elle est au-dessus de toutes les ruses du démon ; tandis que l’orgueil nous livre au premier venu ; crève, comme je l’ai dit, plus facilement qu’une bulle d’eau ; se déchire plus vite qu’une toile d’araignée et s’évapore plus promptement que la fumée. Afin donc d’être établis sur la pierre ferme, renonçons à l’orgueil, embrassons l’humilité. C’est ainsi que nous trouverons le repos dans la vie présente, et que nous jouirons de tous les biens dans le siècle à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui la gloire, la force, l’honneur appartiennent au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. l’abbé DEVOILLE.

HOMÉLIE XXI.

CAR, COMME DANS UN SEUL CORPS NOUS AVONS PLUSIEURS MEMBRES, ET QUE TOUS CES MEMBRES N’ONT PAS LA MÊME FONCTION ; DE MÊME, QUOIQUE NOUS SOYONS PLUSIEURS, NOUS NE SOMMES NÉANMOINS QU’UN SEUL CORPS EN JÉSUS-CHRIST, ÉTANT TOUS RÉCIPROQUEMENT MEMBRES LES UNS DES AUTRES (XII, 4, 5, JUSQU’À 13)

Analyse.

  • 1. De l’union des membres de l’Église. – De la diversité des dons, tous accordés par Dieu, différents de nature, mais tous également considérables.
  • 2. De la sincérité de la charité.
  • 3. De l’horreur du mal. – De la patience et de la persévérance dans la prière.
  • 4. De l’hospitalité. – De la douceur de Jésus envers Juda.
  • 5. Admirable développement sur la compassion envers les pauvres.

1. Il reprend la comparaison qui lui a déjà servi, auprès des Corinthiens, à combattre le même vice. En effet, grande est la force de ce remède, et cette comparaison est d’une éloquence énergique pour corriger notre arrogance. D’où vous vient la haute idée que vous avez de vous-même ? ou bien, pourquoi un autre se méprise-t-il ? ne formons-nous pas tous un seul et même corps, aussi bien les grands que les petits ? Si nous n’avons tous qu’une même tête, si nous sommes les membres les uns des autres, d’où vous vient cette arrogance qui vous sépare ? pourquoi rougissez-vous de votre frère ? S’il est votre membre, vous êtes le sien : ce qui constitue une grande égalité d’honneur. L’apôtre emploie deux arguments de nature à rabaisser les arrogants d’une part, nous sommes les membres les uns des autres, et ce n’est pas seulement le plus petit qui est membre du plus grand, mais 1e plus grand aussi est 'membre du plus petit ; d’autre part, nous ne sommes tous qu’un seul corps. Disons mieux, l’apôtre a employé trois arguments : car il montre que tous ont reçu un seul et même don. Loin de vous donc d’avoir de vous-même une haute idée : en effet, c’est de Dieu que tout vous est venu ; et vous n’avez fait que recevoir, ce n’est pas vous qui avez rien trouvé. Aussi, en traitant des dons et des grâces, l’apôtre ne dit pas. Celui-ci a reçu un don plus grand, celui-là un doit moindre ; mais que dit-il ? Chacun son don différent. En effet, il dit : « Ayant des dons », non pas, plus ou moins considérables, mais « différents ». (1Co 7,7) En effet, qu’importe qu’on ne vous ait pas confié les mêmes biens, si le corps est le même ? De plus, il commence par un don, et il termine en désignant une vertu. En effet, après avoir parlé de l’esprit de prophétie, du ministère, de privilèges semblables, il termine par l’aumône, par le soin et la protection qu’on déploie pour les autres. Il était vraisemblable que certains fidèles fussent doués de, vertus, sans avoir le don de prophétie ; pour les consoler, l’apôtre montre que le premier don est de beaucoup plus considérable, ce qu’il fait également dans la lettre aux Corinthiens, et d’autant plus considérable, qu’il est accompagné de récompense, tandis que le don de prophétie n’est pas accompagné de récompense, étant un pur don, une pure grâce. Aussi dit-il : « Or, comme nous avons tous des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée, que celui qui a reçu le don de prophétie, en use selon la règle de la foi (6) ». Il les a suffisamment consolés, il fait plus maintenant ; il veut les exciter, les stimuler, en leur montrant qu’ils fournissent eux-mêmes les occasions qui leur valent des dons plus ou moins considérables. Or il prétend que le don vient de Dieu ; ainsi, quand il dit : « Selon que Dieu a mesuré à chacun la foi » ; et encore : « Selon la grâce qui nous a été donnée », ces paroles sont pour rabaisser les orgueilleux. Et maintenant, s’il leur dit que les commencements sont en leur pouvoir, c’est pour exciter les indolents, ce qu’il fait aussi dans l’épître aux Corinthiens, où il se propose ce double but. En effet, lorsqu’il dit : « Recherchez les grâces » (1Co 12,31), il leur montre qu’ils sont eux-mêmes la cause de la diversité des dons ; et au contraire, lorsqu’il dit : « C’est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant, à chacun ces dons, selon qu’il lui plaît » (Id 11), ce qu’il veut prouver, c’est que l’orgueil ne convient pas à ceux qui les ont reçus : il se fait des armes de tout pour les guérir de leur mal ; c’est encore ce qu’il fait ici. Et maintenant, pour relever ceux qui sont tombés, il dit : « Que celui qui a reçu le don de prophétie, en use selon la règle de la foi ». En effet, quoique ce soit une grâce, toutefois elle ne se répand pas au hasard ; ceux qui la reçoivent, en déterminent la mesure ; la grâce coule dans les âmes selon la capacité que lui présente la foi.

« Que celui qui a reçu le ministère, s’attache au ministère (7) ». Il parle ici d’une manière générale ; l’apostolat est un ministère, toute bonne œuvre spirituelle est un ministère. L’administration domestique et particulière est aussi appelée de ce nom, mais l’apôtre l’emploie ici d’une manière générale. « Que celui qui a reçu le don d’enseigner, s’applique à enseigner ». Voyez l’indifférence avec laquelle il indique une petite fonction d’abord, une grande ensuite : c’est encore une leçon, toujours sur le même sujet, ne pas s’enfler, ne pas s’enorgueillir. – « Que celui qui a reçu « le don d’exhorter, exhorte les autres (8) ». L’exhortation est aussi un mode d’enseignement. « Si vous avez quelque exhortation », dit-il, « à faire au peuple, parlez-lui ». (Act 13,15) Ensuite, pour montrer qu’il y a peu d’utilité dans la vertu, si on ne la pratique pas comme il convient, il ajoute : « Que celui « qui fait l’aumône, la fasse avec simplicité ». Car il ne suffit pas de donner, mais il faut le faire avec libéralité. Car pour l’apôtre, simplicité signifie toujours libéralité. En effet, les vierges avaient de l’huile, mais, pour n’en avoir pas eu en quantité suffisante, elles perdirent tout. « Que celui qui conduit, le fasse avec vigilance ». Car, il ne suffit pas d’être à la tête, si l’on n’est vigilant et plein de zèle. « Que celui qui exerce la miséricorde, le fasse avec joie ». Car la miséricorde ne suffit pas, il y faut joindre la générosité de l’âme qui exerce la miséricorde sans chagrin ; ce n’est pas assez dire, sans chagrin, mais avec une joie qui éclate et qui brille : ce n’est pas la même chose que l’absence du chagrin et la joie. Ce conseil, il l’a aussi donné avec beaucoup de soin dans ce qu’il écrit aux Corinthiens ; pour les exciter à la libéralité, il leur disait : « Celui qui sème peu, moissonnera peu ; celui qui sème avec abondance, moissonnera aussi avec abondance » (2Co 9,6, 7) ; et il ajoutait, pour diriger l’âme : « Donner, non avec tristesse, ni comme par force ». Car il faut à la miséricorde ces deux caractères, et qu’elle soit abondante, et qu’elle se fasse avec plaisir. Pourquoi vos gémissements en faisant l’aumône ? Pourquoi la peine que vous cause la miséricorde, pourquoi perdre le fruit de votre bonne action ? Si vous trouvez la miséricorde pénible, vous n’êtes pas miséricordieux, mais dur et sans humanité. Si c’est vous que vous plaignez, comment pourrez-vous soulager le malheureux qui est dans la douleur ? Ce qu’il faut désirer c’est que l’infortune ne conçoive aucun mauvais soupçon, même alors que votre don est fait avec joie. Rien en effet ne semble aussi honteux à l’homme que de recevoir, à moins que la joie manifeste de celui qui donne nepré vienne tout soupçon ; si vous ne montrez pas que vous recevez plus que vous ne donnez, vous accablerez plus que vous ne soulagerez celui à qui votre don s’adresse. Voilà pourquoi l’apôtre dit : « Que celui qui exerce la miséricorde, le fasse avec joie ».

2. Quel roi monte sur le trône avec un visage morne ? quel pécheur recevant la rémission de ses péchés, demeure dans l’abattement ? Ne faites donc pas attention à votre dépense, mais à ce qui vous ménage cette dépense, au revenu. Si le semeur se réjouit, quelque incertaine que soit la moisson qu’il sème, à bien plus forte raison celui qui ensemence le ciel. Soyez joyeux, et si peu que vous donniez vous donnerez beaucoup ; de même, soyez triste et donnez beaucoup, de ce beaucoup vous aurez fait peu de chose. La veuve avec ses deux oboles fit plus que d’autres qui avaient peut-être donné des talents : tant son cœur était généreux. Mais comment, direz-vous, le pauvre réduit à là dernière indigence, peut-il tout dépenser avec joie ? Interrogez la veuve, et vous verrez que l’étroitesse du cœur vient de la volonté qui l’anime et non de la pauvreté, et qu’il en est de même pour la vertu, contraire : le pauvre peut avoir le cœur grand, le riche peut l’avoir petit. Voilà pourquoi l’apôtre demande dans l’aumône, la simplicité ; dans la miséricorde, la joie ; dans la conduite de ses frères, le zèle. Car il ne veut pas que nous nous contentions de soulager les pauvres de notre argent, il veut que nous les servions de nos paroles, de nos actions, de nos personnes, de tout ce que nous avons encore outre tout cela, sans rien excepter. Après avoir parlé de l’assistance la plus importante, de celle qui s’exerce par l’enseignement, de celle qui s’exerce par l’exhortation, (car c’est là la plus nécessaire, d’autant plus qu’elle donne à l’âme sa nourriture), l’apôtre arrive à l’assistance avec de l’argent et par tous les autres moyens.

Ensuite, pour éclairer la pratique de toutes ces vertus, il en montre la mère, qui est la charité. Car il dit : « Que votre charité soit sincère (9) ». Si vous avez cette sincérité, vous ne sentirez pas la dépense, la fatigue du corps, l’ennui de parler ; vous supporterez les sueurs, les peines du ministère ; vous accorderez tout généreusement, quelle que soit la nature du secours qu’il faille porter, soit de votre personne, soit de votre argent, soit par vos paroles, soit par tout autre moyen, à votre prochain. Et maintenant, de même que l’aumône ne suffit pas à l’apôtre, sans la simplicité ; ni l’assistance sans le zèle ; ni la miséricorde, sans la joie, de même il ne lui suffit pas de la charité ; il veut qu’elle soit sincère, car c’est en cela que consiste la charité ; et, si elle se présente, tout le reste l’accompagne. En effet le miséricordieux l’est avec joie, car c’est à lui-même qu’il fait miséricorde ; celui qui conduit les autres, les conduit avec vigilance, car c’est lui-même qu’il conduit ; et celui qui fait l’aumône, la fait avec libéralité, car c’est à lui-même qu’il donne. Ensuite, comme il y a, même pour mal faire, des amitiés comme celles des libertins ou de ceux qui s’accordent dans les commerces d’argent et dans les rapines, ou de ceux qui s’enivrent ensemble dans les festins ; l’apôtre, pour préserver les fidèles de ces souillures, dit : « Abhorrant le mal ». Il ne dit pas : Vous détournant du mal, mais : Haïssant, et, plus que haïssant ; l’apôtre dit. Haïssant d’une haine violente, « Abhorrant ». C’est là le sens fréquent de la préposition grecque, d’où vient ab et qui marque l’abstention, la séparation, l’éloignement, l’horreur, l’affranchissement. Souvent, sans faire le mal, on sent le désir de mal faire ; l’apôtre chasse ce désir par ce mot « Abhorrant ». Car il veut purifier jusqu’à la pensée, nous inspirer l’aversion profonde pour le mal, la haine qui le combat. N’allez pas croire, s’écrie-t-il, parce que je vous ai dit : « Aimez-vous les uns les autres », que vous deviez pousser cette affection jusqu’à vous entendre les uns avec les autres pour faire le mal. C’est tout le contraire que je vous recommande. Vous devez être étrangers non seulement à l’action, mais à la disposition mauvaise, et non seulement y être étrangers, mais vous en détourner avec horreur et la détester. Et cette recommandation ne suffit pas encore à l’apôtre, il y joint la pratique de la vertu, en disant : « Vous attachant fortement au bien ». Il ne se contente pas de dire, faisant le bien, mais le faisant avec amour ; car c’est là le sens du précepte exprimé par le verbe qu’il emploie. C’est ainsi que le Seigneur, en unissant l’homme à la femme, a dit : « L’homme s’attachera fortement à sa femme ». (Gen 2,24)

L’apôtre donne ensuite les raisons de l’affection qui doit être réciproque entre nous. « Que chacun ait pour son prochain la tendresse fraternelle (10) ». Vous êtes frères, dit-il, sortis des mêmes entrailles, il est donc juste que vous vous aimiez les uns les autres. C’est ce que disait Moïse, à ceux qui disputaient en Égypte. Vous êtes frères, pourquoi vous faites-vous du mal les uns aux autres ? (Exo 2,13) En parlant de la conduite avec les étrangers, l’apôtre dit : « S’il est possible, autant qu’il dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes » ; mais en parlant des fidèles entre eux : « Que chacun ait pour son prochain », dit-il, « la tendresse fraternelle ». Ce qu’il veut, par ces paroles, c’est qu’il n’y ait entre les étrangers et nous, ni querelles, ni haines, ni aversion ; c’est que l’affection règne entre nous, et, plus que la simple affection, la tendresse. Car non seulement, dit-il, la charité doit être sincère, mais intense, chaleureuse, ardente. Car qu’importe que votre affection soit exempte de perfidie, si elle n’a aucune chaleur ? Voilà pourquoi l’apôtre dit : « Que chacun ait pour son prochain la tendresse », ce qui veut dire, une affection chaleureuse. N’attendez pas que le commencement de l’affection vienne d’un autre, soyez le premier à prendre votre élan, à commencer, car c’est ainsi que vous recueillerez la récompense de l’amitié de cet autre frère.

3. Ayant donc donné la raison de l’affection mutuelle qui doit nous unir les uns aux autres, il dit aussi ce qui rend l’amitié solide. « Prévenez-vous les uns les autres par des témoignages d’honneur ». Car c’est là ce qui engendre et conserve la charité. Rien ne la provoque plus que le désir de surpasser le prochain par des déférences et des marques d’estime. Et ce n’est pas seulement l’amitié, mais la considération qui grandit par ce moyen. Car les biens dont nous avons déjà parlé naissent de la charité, la charité naît de l’estime, de même que par réciprocité l’estime naît de la charité. Ce n’est pas tout ; l’apôtre ne veut pas que nous nous contentions de nous honorer, il veut quelque chose de plus : « Ne soyez point lâches dans l’intérêt que vous portez (11) ». C’est cet intérêt qui engendre l’affection, quand nous l’unissons aux témoignages d’honneur et de déférence ; car rien ne provoque l’amitié autant que l’honneur que l’on rend à celui que l’on assiste. Il ne suffit pas d’aimer, il faut encore joindre à l’affection la sollicitude : ou plutôt, la sollicitude vient de ce que l’on aime, et l’amour est réchauffé par la sollicitude, et les deux se provoquent réciproquement. Beaucoup de personnes se contentent d’aimer en idée, et ne tendent pas la main. Voilà pourquoi l’apôtre rassemble de toutes parts tout ce qui édifie la charité.

Et comment ne serons-nous point lâches dans l’intérêt que nous portons ? « Ayez la ferveur de l’Esprit ». Voyez-vous l’apôtre demandant en toute chose, l’intensité et l’abondance ? Il n’a pas dit seulement : donnez ; mais avec libéralité ; il n’a pas dit seulement : conduisez ; mais il a ajouté : avec vigilance ; ni exercez la miséricorde ; mais il a dit : avec joie ; ni : honorez vos frères, mais il y joint : prenez du souci pour eux ; il ne se contente pas de dire : aimez ; mais : sincèrement ; ni : abstenez-vous du mal ; mais : détestez le mal ; ni : attachez-vous au bien ; mais : attachez-vous fortement ; ni : ayez de l’affection ; mais : une affection pleine de tendresse ; ni prenez intérêt ; mais : ne soyez point lâches dans votre intérêt ; ni : avec l’Esprit ; mais : la ferveur de l’Esprit, c’est-à-dire, soyez ardents et pleins de vigilance. Car si vous possédez toutes ces vertus, vous attirerez l’Esprit ; s’il demeure en vous, il vous inspirera le zèle pour ces vertus, et l’Esprit et la charité vous rendront toutes choses faciles, vous serez embrasé des deux côtés à la fois. Ne voyez-vous pas comme il est impossible d’arrêter les taureaux qui ont le feu sur le corps ? Et vous aussi, le démon ne pourra pas vous dompter quand vous brûlerez d’une double flamme. – « Souvenez-vous que c’est le Seigneur que vous servez ». Car, par toutes ces vertus, c’est Dieu que vous pouvez servir. En effet, tout ce que vous faites pour votre frère, s’élève jusqu’au Seigneur, et c’est le Seigneur lui-même, comme s’il était lui-même votre obligé, qui vous récompensera. Voyez-vous jusqu’où l’apôtre conduit la pensée de celui opère ces bonnes œuvres ?

Ensuite, pour montrer comment s’allume la flamme de l’Esprit, il dit : « Réjouissez-vous dans l’espérance, soyez patients dans les maux, persévérants dans la prière (12) ». Car ce sont là tous les foyers de cette flamme. En effet, après avoir réclamé la dépense d’argent, les fatigues du corps, la conduite vigilante, la sollicitude, l’enseignement, et les autres labeurs, l’apôtre fait bien de répandre sur l’athlète l’huile de la charité, de l’esprit, de l’espérance. Car il n’est rien qui rende l’âme de l’homme aussi virile et prompte à tout qu’une bonne espérance. Ensuite, avant les biens qu’on espère, il accorde une autre récompense. C’est en effet l’espérance des biens à venir qui lui fait dire : « Soyez patients dans les maux ». Avant de goûter ces biens que réserve l’avenir, vous recueillerez des maux présents, un grand fruit, la constance et une vertu éprouvée. L’apôtre indique encore un autre secours : « Persévérants dans la prière ». Ainsi l’amour rend la vertu facile, l’Esprit vient en aide, l’espérance allège le travail, l’affliction donne la constance qui supporte tout avec une généreuse fermeté, et vous avez, outre ces secours, une autre arme, et c’est la plus puissante, la prière et l’assistance qu’obtiennent les humbles supplications : que trouvera-t-on désormais dé pénible dans les préceptes ? Rien. Voyez-vous comme l’apôtre a pris soin de fortifier son athlète de toutes les manières, et comme il a réussi à rendre les préceptes tout à fait légers ?

Considérez maintenant comme il s’y prend pour recommander l’aumône, non pas simplement l’aumône, mais celle qui se fait aux saints. Il a dit plus haut : « Que celui qui exerce la miséricorde, le fasse avec joie » ; il a ouvert la main de la charité pour tous. Mais ici, il s’agit des fidèles, voilà pourquoi il ajoute : « Vous associant aux nécessités des « saints (13) ». Il ne dit pas : Fournissez à leurs nécessités, mais : Associez-vous à leurs nécessités, pour montrer que l’on reçoit plus qu’on ne donne, qu’il y a là un marché, car c’est une association. Vous apportez votre argent, mais ils vous communiquent leur crédit auprès de Dieu. « Prompts à exercer l’hospitalité ». Il ne dit pas : Opérant l’hospitalité, mais littéralement : Poursuivant l’hospitalité ; il nous enseigne que nous ne devons pas attendre que ceux qui ont besoin de nous viennent nous trouver ; c’est nous qui devons courir après eux et les poursuivre. Ce que fit Loth, ce que fit Abraham : Abraham passait le jour à cette chasse généreuse, et à la vue de l’étranger, il s’élançait, il courait à sa rencontre, se prosternait devant lui en s’abaissant jusqu’à terre, et il lui disait : « Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, ne passez pas la maison de votre serviteur. (Gen 18,3) Nous ne faisons pas de même, nous, à la vue d’un étranger ou d’un pauvre, nous fronçons les sourcils, nous ne le croyons même pas digne de notre entretien, et si des milliers de supplications sont parvenues à nous attendrir, nous ordonnons à nos serviteurs de donner un peu d’argent, et nous pensons avoir accompli le devoir dans sa perfection. Il n’en était pas de même d’Abraham ; c’était lui qui prenait la figure d’un suppliant et d’un serviteur, sans savoir pourtant quels hôtes il allait recevoir.

4. Nous, au contraire, qui savons parfaitement que c’est le Christ que nous recevons, nous ne trouvons pas dans cette pensée une raison de nous adoucir. Abraham engage, supplie, se prosterne ; nous insultons ceux qui viennent à nous ; Abraham remplit le devoir de l’hospitalité faisant tout de sa personne et avec sa femme ; nous ne faisons pas notre devoir, nous, même par le moyen de nos serviteurs. Si vous vouliez contempler la table qu’il dressait, vous y verriez la générosité pleine de déférence ; non le luxe de la richesse, mais la richesse d’une belle âme. Qu’il y avait de riches alors ! Mais aucun d’eux ne faisait rien de semblable. Qu’il y avait de veuves en Israël ! Mais aucune d’elles ne donna l’hospitalité à Élie. Qu’il y avait encore de riches au temps d’Élisée ! Mais la Sunamite seule cueillit le fruit de l’hospitalité, comme le fit Abraham, en son temps, par l’abondance et l’ardeur (le son âme généreuse. Et ce qui rend surtout Abraham admirable, c’est que sans savoir quels étaient ses hôtes, il exerçait les devoirs de l’hospitalité. Cessez donc, à votre tour, de montrer une curiosité inquiète, puisque c’est le Christ que vous recevez. Si vous voulez toujours vous enquérir curieusement au sujet du nouveau venu, il vous arrivera souvent de négliger un homme estimable, et vous perdrez votre récompense. Or, celui qui reçoit même un homme vil et misérable, n’est pas blâmé pour cela ; au contraire, il reçoit également sa récompense. « Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète ». (Mat 10,41) Au contraire, celui qui, par une inquiétude intempestive, aura négligé un homme remarquable par sa vertu, sera puni. Gardez-vous donc de vous enquérir curieusement de la vie, et des actions : c’est le comble de la maladresse d’aller, pour un morceau de pain, scruter curieusement toute une vie. Car, est-ce que cet homme, quand ce serait un meurtrier, un brigand, tout ce que vous voudrez, ne vous paraît pas mériter un morceau de pain, un peu d’argent ? Mais le Seigneur votre Dieu fait même lever son soleil pour lui ; et vous, vous ne le jugez pas digne de la nourriture d’un jour ?

Je veux ajouter ici encore une autre réflexion qui va beaucoup plus loin : quand vous auriez la preuve que cet homme est souillé de crimes sans nombre, même alors vous seriez inexcusable de lui refuser la nourriture d’un jour. Car vous êtes le serviteur de celui qui dit : « Vous ne savez pas à quel esprit vous appartenez ». (Luc 9,55) Vous êtes le serviteur de celui qui prenait soin de ses ennemis quand ils lui lançaient des pierres, ou plutôt de celui qui s’est laissé mettre pour eux en croix. Ne me dites pas que cet homme en a tué un autre, car quand même il devrait vous tuer, vous ne devez pas abandonner celui qui a faim. Vous êtes le disciple de celui qui, suspendu à la croix, voulait le salut de ses bourreaux ; qui disait, sur la croix même : « Mon Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». (Luc 23,34) Vous êtes le serviteur de celui qui guérit l’homme par qui il avait été frappé ; qui, sur la croix même, couronna son insulteur. A cette clémence, quelle clémence pourrait se comparer ? En effet, les voleurs crucifiés à ses côtés l’avaient d’abord injurié tous les deux ; cependant il ouvrit le paradis à l’un d’eux. Il verse des larmes sur ceux qui vont le mettre à mort ; il se trouble, il est bouleversé à la vue du traître, non parce que lui-même va être crucifié, mais parce que ce traître va se perdre. Ce qui troublait le Christ, c’est qu’il prévoyait, et la pendaison du traître, et, après la pendaison, le châtiment éternel. Quoiqu’il connût son crime, jusqu’au dernier moment il supporta le misérable, il ne le repoussa pas, il embrassa le traître. Votre Seigneur embrasse, votre Seigneur touche de ses lèvres celui qui va aussitôt répandre son sang précieux, et vous, vous ne croirez pas que le pauvre mérite même un morceau de pain ? Et vous ne respecterez pas la loi établie par le Christ ? Ses exemples nous montrent que ce ne sont pas les pauvres seulement que nous devons accueillir, mais même ceux qui nous traînent à la mort. Ne me dites donc pas qu’un tel a commis des crimes, mais méditez ce qu’a fait le Christ, cherchant, si près de la croix, à purifier par son baiser le traître qui allait le livrer. Et voyez ce que ses paroles ont d’incisif : « Judas », lui dit-il, « vous trahissez le Fils de l’homme par un baiser ! » (Luc 22,48) Quelle dureté n’aurait pas attendrie, fléchie une telle parole ? Quel monstre, quel diamant y aurait résisté ? Ce misérable y fut insensible. Ne me dites donc pas : Un tel a tué un tel, voilà pourquoi je me détourne de lui. Quand cet homme devrait plonger son épée dans votre poitrine, sa main dans votre gorge, baisez-lui la main, puisque le Christ baisa la bouche qui causa son supplice et sa mort.

5. Vous aussi, cessez donc de haïr celui qui veut vous perdre ; pleurez sur lui, ayez pitié de lui : ce malheureux mérite toute notre pitié et nos larmes. Nous sommes les serviteurs de celui qui baisa le traître par qui il fut livré (je ne me lasserai pas de le répéter), de celui qui adressa à ce misérable des paroles plus douces que le baiser même. Il ne lui dit pas : O infâme, ô scélérat, traître, est-ce donc là le retour dont tu nous paies pour de si grands bienfaits ? Mais que lui dit-il ? « Judas », il l’appelle de son propre nom, ce qui marquait plus de compassion, de désir de le ramener que de colère. Et il ne lui dit pas : Tu trahis ton Maître, ton Seigneur, ton bienfaiteur, mais : « Le Fils de l’homme ». Quand même ce ne serait ni ton Maître, ni ton Seigneur, celui qui était si doux, si sincère avec toi, jusqu’à te donner un baiser au moment même de ta trahison, quand ce baiser était précisément la marque de ta trahison, est-ce celui-là que tu trahis ? Soyez béni, Seigneur, pour cet exemple d’humilité, de patience admirable que vous nous avez donné. Oui, dira-t-on, tel s’est montré le Seigneur envers Judas ; mais, envers ceux qui s’élancèrent sur lui avec des bâtons et des épées, il ne s’est pas montré de même. Eh ! quoi de plus doux que les paroles qu’il leur adressa ? Il pouvait les exterminer tous à la fois : il n’en fait rien ; mais il leur dit, de manière à les toucher Pourquoi êtes-vous venus ici, comme si j’étais un voleur, pour me prendre avec des épées et des bâtons ? Il les avait renversés ; ils demeuraient comme privés de sentiment ; il se livra lui-même volontairement ; il supporta la vue des fers dont ses mains sacrées étaient entourées, et cela, quand il pouvait tout ébranler, tout jeter par terre.

Et vous, après de tels exemples, vous êtes durs envers le pauvre. Fût-il même, ce pauvre, souillé de mille forfaits, son indigence et la faim qui le presse, devraient, si vous n’étiez tout à fait endurcis, fléchir vos cœurs. Au contraire, vous êtes là, debout, hérissé comme une bête fauve, comme le lion en colère : il faut dire pourtant que les lions n’ont jamais goûté des cadavres ; mais vous, à, la vue du malheureux accablé de tant de maux, gisant à vos pieds, vous vous jetez sur lui, vos injures lui déchirent le corps, à la tourmente vous ajoutez la tourmente ; le malheureux qui cherche un refuge dans le port, vous le poussez contre l’écueil, et vous opérez un naufrage plus sinistre que les naufrages dans les mers. Et comment direz-vous à Dieu : Ayez pitié de moi ? Vous demandez le pardon de vos péchés, vous qui insultez, non pas le pécheur, mais celui qui a faim ; qui voulez le punir des tortures qu’il est forcé de souffrir, et qui, par votre cruauté, surpassez les bêtes féroces ? C’est parce que la faim les presse, que ces monstres se saisissent de la nourriture qui leur est propre ; mais vous, rien ne vous presse ni ne vous contraint, et vous dévorez votre frère, vous le mordez, vous le déchirez, sinon avec les dents, au moins avec des discours plus cruels que des morsures. Comment pourrez-vous recevoir l’oblation sainte, après avoir teint votre langue du sang humain ? Donner le baiser de paix d’une bouche qui ne sait que faire la guerre aux pauvres ? Comment pouvez-vous jouir de la nourriture sensible, quand vous amassez en vous un tel poison ? Vous ne redressez pas le pauvre ; qui vous force à le broyer sous vos pieds ? Vous ne relevez pas le malheureux abattu : qui vous force à le rabaisser plus encore ! Vous ne consolez pas sa tristesse : pourquoi la rendre plus amère ? Vous rie lui donnez pas d’argent ; pourquoi vos injures vont-elles l’outrager ? Ne savez-vous pas quels châtiments redoutables attendent ceux qui refusent de nourrir les pauvres ? A quels supplices ils sont condamnés ? « Allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges ». (Mat 25,41) Si le refus de les nourrir appelle une pareille condamnation, quels supplices subiront ceux qui, non seulement refusent de les nourrir, mais vont jusqu’à les outrager ? Quelle torture, quelle gêne ! Gardons-nous donc de nous préparer de si affreux malheurs, il en est temps encore ; corrigeons ce vice, cette maladie ; mettons un frein à notre langue ; qu’il ne nous suffise pas de ne pas outrager, sachons encore consoler les pauvres, et par nos paroles, et par nos actions, afin de nous ménager par avance une grande miséricorde, et d’obtenir les biens qui nous sont annoncés ; puissions-nous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté, etc.

HOMÉLIE XXII.

BÉNISSEZ CEUX QUI VOUS PERSÉCUTENT ; BÉNISSEZ-LES, ET NE FAITES POINT D’IMPRÉCATION CONTRE EUX. (XII, 14, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

Analyse.

  • 1. Bénir ses persécuteurs. – Avantages de la persécution, et surtout de la patience dans les injures.
  • 2. Contre l’orgueil, la rancune ; la haine avide de vengeance.
  • 3. S’en remettre à Dieu du soin de punir les méchants. – Vaincre le mal par le bien.
  • 4. Exhortation chaleureuse à la patience contre les injures.

1. Après leur avoir enseigné les dispositions dans lesquelles ils doivent être à l’égard les uns des autres, après avoir cimenté avec soin l’union entre les membres de l’Église, il les range en bataille devant les ennemis du dehors, et leur discipline est devenue plus facile. Car de même que celui qui ne sait pas bien administrer les gens de sa maison, sera plus embarrassé dans sa conduite avec les étrangers, de même celui qui a su mettre le bon ordre dans son intérieur, arrangera sans peine sa manière de vivre avec les gens du dehors. Voilà pourquoi l’apôtre, marchant en avant, ajoute aux conseils qu’il a précédemment donnés ; cette exhortation nouvelle : « Bénissez ceux qui vous persécutent ». Il ne dit pas Oubliez les injures, ne vous vengez pas ; il exige une vertu bien plus haute : l’oubli des injures est le propre d’un philosophe, mais ce que demande l’apôtre n’appartient qu’aux anges. Et après avoir dit : « Bénissez », il ajoute : « Et ne faites point d’imprécation », de peur qu’après avoir béni nous ne maudissions, et afin que nous bénissions sans maudire. Car ceux qui nous persécutent, nous procurent des récompenses. Et maintenant, si vous êtes vigilant, vous gagnerez, outre la récompense de la de la persécution, une autre récompense encore. Votre persécuteur vous procure la première, c’est vous qui vous attirez la seconde, en bénissant, et en montrant ainsi le plus grand signe de l’amour envers le Christ. En effet, de même que maudire son persécuteur, c’est prouver qu’on ressent peu de joie à souffrir la persécution pour le Christ, de même bénir son ennemi, c’est faire preuve d’un grand amour. Gardez-vous donc de l’injurier, afin de vous ménager à vous-même un plus grand salaire, et de lui prouver, à lui, que votre conduite est l’effet de la vertu, et non de la nécessité, que la persécution est pour vous une pompe et une fête, et non un malheur, un sujet de découragement. Voilà pourquoi le Christ disait : « Réjouissez-vous lorsqu’on dira toute espèce de mal contre vous en mentant ». (Mat 5,11) Voilà pourquoi les apôtres aussi se réjouissaient non seulement d’avoir été injuriés, mais battus de verges. Outre tous les fruits que nous avons énumérés, il en est encore un qui n’est pas à dédaigner, c’est que par là vous frappez d’étonnement vos adversaires, vous leur faites la leçon par vos œuvres, vous leur montrez que vous suivez la route qui mène à une autre vie. S’ils vous voient vous réjouir, s’ils voient que les souffrances vous donnent des ailes, à la lumière de vos œuvres ils reconnaîtront que vous avez d’autres espérances, plus grandes que la vie présente ; si, au contraire, vous gémissez, vous vous lamentez, comment voulez-vous qu’ils apprennent que vous attendez une autre vie ? Ce n’est pas tout, vous produirez encore un autre bien : Si l’on voit que les outrages, loin de vous causer de la douleur, ne provoquent que vos bénédictions, on cessera de vous persécuter. Voyez donc que de biens naissent de cette conduite : récompense plus grande ; persécution moindre ; le persécuteur cessera de vous tourmenter, Dieu sera glorifié, et votre sagesse aura été pour l’homme égaré un enseignement pieux. Voilà pourquoi ce ne sont pas seulement ceux qui nous outragent, mais aussi ceux qui nous persécutent, ceux qui nous nuisent par des actions à qui l’apôtre nous commande de rendre le bien pour le mal.

Il ne se contente pas de nous commander de les bénir, mais il va plus loin encore et nous exhorte à leur faire du bien par nos œuvres. « Soyez dans la joie avec ceux qui sont dans la joie, et pleurez avec ceux qui pleurent (15) ». Comme on peut prononcer des paroles de bénédiction, et s’abstenir d’imprécations, sans que l’amour inspire notre conduite, l’apôtre veut voir en nous l’ardente charité. Voilà pourquoi il ajoute un conseil qui dépasse celui de bénir, le conseil de partager lés chagrins, les souffrances de ceux que nous voyons dans l’affliction. Soit, dira-t-on ; l’apôtre a eu raison de nous prescrire de nous affliger avec ceux qui gémissent ; mais l’autre prescription à quoi bon ? où est la difficulté ? – Je réponds qu’il faut en effet plus de sagesse pour se réjouir avec ceux qui se réjouissent que pour se lamenter avec ceux qui se lamentent. La seule nature suffit pour provoquer la sympathie des douleurs, nul n’a le cœur dur comme la pierre, pour ne pas verser de larmes sur les infortunés ; mais ce qui demande toute la générosité d’une grande âme, c’est non seulement de ne pas porter envie à celui qui prospère, mais encore de s’associer à sa joie. Voilà pourquoi l’apôtre a mis cette action la première. Rien ne concilie l’affection autant que cette communauté de sentiments dans la joie et dans la douleur. Gardez-vous donc, quand vous êtes sans afflictions, de rester également sans compassion ; quand votre prochain est dans la douleur, vous devez prendre votre part d’une tristesse qui doit être commune. Entrez donc avec ceux qui souffrent en communauté de larmes, afin de rendre leur affliction plus légère ; entrez en communauté de joie avec les heureux, afin que le bonheur prenne racine dans le monde, afin de cimenter la charité, et ce sera moins à votre prochain qu’à vous-même que profitera votre conduite ; vos larmes vous rendent miséricordieux, cette joie que vous partagez vous délivre de la basse envie. Je voudrais maintenant vous faire remarquer combien Paul est peu exigeant : il ne dit pas : faites cesser le malheur du prochain ; souvent vous pourriez répondre : C’est impossible ; il vous demande un service plus facile à rendre, et qui dépend de vous. Si vous ne pouvez pas supprimer le malheur, pleurez, et vous repoussez la plus grande partie des chagrins qui l’escortent ; quoique vous ne puissiez pas rendre la prospérité plus grande, réjouissez-vous, et vous y ajoutez un appoint considérable. Voilà pourquoi l’apôtre ne se borne pas à dire qu’il ne faut pas porter envie ; voilà pourquoi il ordonne, ce qui est bien plus édifiant, de se conjouir, car il y a bien plus de mérite qu’à se montrer exempt d’envie.

2. « Tenez-vous toujours unis dans les mêmes sentiments, n’aspirez point à ce qui est élevé, mais accommodez-vous à ceux qui sont humbles (16) ». Il revient, pour y insister, sur l’humilité, qui lui a inspiré les premiers mouvements de son discours. Il est vraisemblable que les fidèles de Rome étaient fort orgueilleux, et à cause du grand nom de leur ville, et par une foule d’autres causes. C’est ce qui fait que l’apôtre ne cesse pas de s’attaquer à cette maladie et de rabattre l’enflure. Rien ne contribue tant à déchirer le corps de l’Église que l’insolente vanité. Mais que signifie : « Tenez-vous unis dans les mêmes sentiments ? » Un pauvre vient-il chez vous ? Accommodez-vous à sa condition par vos sentiments ; ne vous enorgueillissez pas de votre richesse ; il n’y a pas de distinction de riche et de pauvre dans le Christ. Gardez-vous donc de l’enveloppe extérieure, recevez le pauvre en considération de la foi qu’il porte en lui ; si vous voyez quelqu’un pleurer, ne le jugez pas indigne de vos consolations ; si vous voyez un homme dans la prospérité, ne rougissez pas de prendre votre part de son allégresse et de sa joie ; les sentiments que vous éprouvez pour vous-même, éprouvez-les pour lui. L’apôtre dit, en effet : « Tenez-vous unis dans les mêmes sentiments ». Exemple : Vous avez, de vous, une grande idée ? Avez, du prochain aussi, une grande idée. Vous le trouvez bas et petit ? prononcez sur vous-même le même jugement, et supprimez toute inégalité. Mais le moyen ? Rejetez l’orgueil insensé. Voilà pourquoi l’apôtre ajoute : « N’aspirez point à ce qui est élevé, mais accommodez-vous à ceux qui sont humbles », c’est-à-dire : Descendez jusqu’à l’humilité du pauvre, allez avec lui, souffrez qu’il vous accompagne. Et qu’il ne vous suffise pas de vous abaisser, par les sentiments, jusqu’à lui, faites plus, secourez-le, tendez-lui la main, sans avoir recours à un intermédiaire ; faites par vous-même, comme le père qui a souci de son enfant, comme la tête qui ne se sépare pas du corps ; c’est une pensée que l’apôtre exprime ailleurs : « Comme si vous étiez vous-mêmes enchaînés avec eux ». (Heb 13,3) Maintenant, par ceux qui sont humbles, l’apôtre n’entend pas seulement les humbles d’esprit, mais ceux qui sont vils et méprisables.

« Ne soyez point sages à vos propres yeux » ; c’est-à-dire ne pensez pas vous suffire à vous-mêmes. L’Écriture, ailleurs, dit encore : « Malheur à vous qui êtes sages selon vous et qui êtes prudents à vos propres yeux ». (Isa 5,21) L’apôtre entreprend donc encore une fois de saper l’orgueil, de rabattre l’enflure, de corriger l’arrogance. Il n’est pas de principe de séparation, de déchirement dans le corps de l’Église aussi tristement, puissant que la pensée qu’on se suffit à soi-même voilà pourquoi Dieu a voulu que nous eussions besoin les uns des autres. Tout sage que vous êtes, vous aurez besoin d’un autre, et s’il vous arrive de penser que vous n’en avez pas besoin, vous êtes tout à fait dépourvu et d’intelligence et de sens. L’homme ainsi disposé se privera de tout secours ; dans les péchés qu’il pourra commettre, il ne rencontrera ni la correction ni le pardon ; il ne fera qu’irriter Dieu par son arrogance et accumuler ses péchés. Car on peut voir, on voit souvent même le sage ignorer ce qu’il faut faire, et celui qui a moins d’intelligence, trouver la conduite à tenir ; c’est ce qu’on voit dans Moïse et son beau-père ; dans Saül et son serviteur, dans Isaac et Rébecca. Ne pensez donc pas qu’il soit humiliant pour vous d’avoir besoin d’un autre : c’est, au contraire, ce qui vous élève, vous fortifie, rehausse votre éclat, fait votre plus grande sûreté.

« Ne rendez à personne le mal pour le mal (17) ». Si vous reprochez à un autre de vouloir vous faire du mal, pourquoi vous exposer vous-même à cette accusation ? S’il a mal fait, pourquoi ne craignez-vous pas de l’imiter ? Maintenant voyez que l’apôtre ne fait ici aucune distinction, c’est une loi absolue qu’il établit. Il ne dit pas : Ne rendez pas le mal au fidèle ; mais : « Ne rendez à personne le mal pour le mal », ni au gentil, ni au scélérat, à personne, à qui que ce soit. – « Ayez soin de faire le bien, devant tous les hommes ; vivez en paix, si cela se peut, autant qu’il est en vous, avec toutes sortes de a personnes (18) ». C’est-à-dire : « Que votre lumière luise devant les hommes ». (Mat 5,16) Non pas pour vivre en vue de la vaine gloire, mais de manière à ne pas donner prise à nos ennemis. Ce qui fait que l’apôtre dit ailleurs aussi : « Ne donnez pas occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gentils, ni à l’Église de Dieu ». (1Co 10,32) Ce précepte est expliqué à propos par ces paroles : « Si cela se peut, autant qu’il est en vous ». Car il est des circonstances où c’est impossible, par exemple, lorsqu’il est question de religion, lorsqu’il s’agit de défendre des opprimés. Et qu’y a-t-il d’étonnant qu’entre les hommes la paix ne soit pas toujours possible, lorsque l’apôtre reconnaît, entre le mari et la femme, la rupture possible : « Si la partie infidèle se sépare, qu’elle se sépare ? » (1Co 7,15) Ce que dit l’apôtre revient à ceci : Faites ce qui dépend de vous et ne fournissez de sujet de querelles et de discordes à personne, ni au Juif, ni au Grec ; mais si vous voyez la religion attaquée, ne sacrifiez pas la vérité à la concorde, mais luttez généreusement jusqu’à la mort, et, même en cette circonstance, ne portez pas la guerre dans votre âme, ne concevez pas d’aversion ni de haine, combattez par vos œuvres seules, car c’est là ce que veut dire : « Autant qu’il est en vous, vivez en paix avec toutes sortes de personnes ». Et si votre adversaire ne conserve pas la paix, n’allez pas remplir votre âme de tempêtes, mais d’intention, comme je l’ai dit ; restez l’ami de celui que vous combattez, et ne trahissez en aucun lieu la vérité. « Ne vous vengez point vous-mêmes, mes bien-aimés, mais donnez lieu à la colère, car il est écrit : C’est à moi que la vengeance est réservée, et c’est moi qui la ferai, dit le Seigneur (19) ». A quelle colère ? à celle de Dieu. Ce que l’opprimé désire surtout, c’est de jouir de la vengeance ; Dieu satisfait abondamment la victime ; si vous ne vous vengez pas vous-même, vous aurez Dieu pour vengeur. Laissez-lui donc ce soin, dit l’apôtre : voilà ce que signifie cette expression : « Donnez lieu à la colère ».

3. Ensuite, pour plus grande consolation, il ajoute le témoignage de l’Écriture, et, après avoir ainsi rétabli l’âme ébranlée, il lui demande une sagesse encore plus haute : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger ; s’il a soif, donnez-lui à boire ; car, agissant de la sorte, vous amasserez des charbons de feu sur sa tête (20). Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais travaillez à vaincre le mal par le bien (21) ». Que dis-je, s’écrie-t-il, qu’il faut vivre en paix ? Ce n’est pas assez, je veux qu’on réponde à l’ennemi par des bienfaits. « Donnez-lui à manger et donnez-lui à boire », dit-il. Ensuite, comme ce qu’il demande est œuvre pénible et difficile, il ajoute : « Car, agissant de la sorte, vous amasserez des charbons de feu sur sa tête ».. Ces paroles, c’est pour intimider l’ennemi d’une part, d’autre part pour rendre l’opprimé plus ardent au bien, par l’espérance de la rémunération. Car celui qui a subi l’injustice n’est pas aussi préoccupé des biens qu’il a perdus que de la vengeance à exercer contre celui qui lui a fait du tort. Rien n’est si doux que de voir la vengeance exercée contre un ennemi. L’apôtre commence donc à donner à l’opprimé ce qu’il désire, et ensuite, quand la haine a jeté son venin, il élève l’âme à de plus hautes pensées : « Ne vous laissez point vaincre par le mal ». L’apôtre sait bien, en effet, que l’ennemi, fût-il une bête féroce, ne restera pas ennemi, après avoir reçu à manger ; et si infirme, si étroite que soit l’âme de l’opprimé, après avoir donné à manger, donné à boire, il ne ressentira plus le désir de la vengeance. Aussi, parfaitement assuré du résultat final, l’apôtre ne se borne pas à une simple menace, il s’étend sur la vengeance. Il ne dit pas : Vous vous vengerez ; mais : « Vous amasserez des charbons de feu sur sa tête ». Ensuite il s’adresse d’une voix retentissante aux opprimés : « Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais travaillez à vaincre le mal par le bien » ; c’est-à-dire que l’apôtre insinue doucement qu’il faut dépouiller l’esprit de haine ; car la rancune c’est une défaite où l’on est vaincu par le mal. Ce n’est pas par là qu’il a commencé, ce n’était pas à propos ; mais quand il a fait le vide dans le cœur, quand la colère l’a évacué, alors il ajoute : « Travaillez à vaincre le mal par le bien ».

Voilà en quoi consiste la victoire. En effet, la plus grande victoire pour l’athlète, ce n’est pas quand il s’expose lui-même à recevoir les coups, mais lorsque, se tenant bien droit, il force son adversaire à répandre dans l’air toute sa force. Car, de cette manière, il échappera à tous les coups et il paralysera toute l’énergie de l’autre. Et c’est ce qui a lieu pour les injures. Quand vous y répondez par des injures, vous êtes vaincu, non par un homme, ruais, ce qui est plus honteux, par la passion servile, par la colère qui vous agite ; au contraire, si vous gardez le silence, vous avez remporté la victoire, vous vous êtes élevé sans peine un trophée, vous aurez des foules empressées à vous donner des couronnes, à condamner l’outrage qu’on vous, a fait.

Celui qui répond aux outrages ne paraît y répondre que parce qu’il a senti la morsure, et celui qui sent la morsure, donne à penser qu’il reconnaît là justesse des discours injurieux ; riez-en, et, par votre rire, vous vous mettrez en dehors de tout soupçon. Si vous tenez à une démonstration qui vous fasse voir clairement la portée de ces paroles, demandez à votre ennemi lui-même, ce qui le fait le plus souffrir ; est-ce lorsqu’échauffé par la colère vous lui répondez des injures ? est-ce lorsque ces injures ne font que provoquer votre rire ? il – vous dira que c’est quand vous prenez ce dernier parti. L’ennemi ne se réjouit pas tant de vous voir lui épargner une réplique outra géante, qu’il ne se sent piqué au vif par son impuissance à vous émouvoir. Ne voyez-vous pas les furieux, insensibles à la grêle des coups, s’élancer, plus violents que des sangliers, pour faire des blessures au prochain, ne viser qu’à cela, n’avoir de souci que celui-là, sans s’inquiéter des blessures qui peuvent les atteindre ? Donc, lorsque, sur toute chose vous privez votre ennemi de ce qu’il désire avant tout, c’en est fait, vous l’avez avili, vous l’avez rendu méprisable, c’est moins qu’un enfant, bien loin d’être un homme ; vous avez conquis le titre de sage, vous avez infligé à votre ennemi la réputation d’un être brutal et méchant. Pratiquons cette conduite quand on nous frappe ; si nous sentons le désir de rendre des coups, gardons-nous de les rendre. Voulez-vous porter à votre ennemi un coup mortel ? Présentez-lui votre autre joue, vous le percerez ainsi de mille blessures. Ceux qui vous applaudissent, ceux qui vous admirent, lui sont plus à charge que s’ils lui jetaient des pierres ; et, prévenant leur jugement, la conscience du coupable le condamnera, lui infligera les châtiments les plus terribles, vous le verrez, comme s’il subissait ce que la honte a de plus accablant, se retirer confondu. Que si vous recherchez la gloire auprès du grand nombre, cette gloire aussi, vous la verrez grandir. Nous sommes toujours émus en faveur de ceux que nous voyons maltraités ; mais c’est surtout quand ils ne répondent pas par des coups à ceux qui les frappent, c’est quand ils se lèvent eux-mêmes que notre émotion cesse d’être une simple pitié pour devenir de l’admiration.

4. Aussi je me surprends à gémir quand je pense que nous pourrions posséder – les biens présents, si nous faisions notre devoir, si nous obéissions à la loi du Christ, et obtenir les biens futurs, et que nous perdons à la fois tous ces biens par notre désobéissance, par la vanité de notre sagesse. C’est dans notre intérêt que le Seigneur a institué toutes ces lois, et nous a montré en quoi réside la gloire, en quoi la honte. Si ses préceptes avaient dû rendre ses disciples ridicules, il ne les aurait pas donnés ; mais ce qui leur donne un éclat incomparable, c’est de ne pas répondre aux injures, quand on les injurie, c’est de ne pas faire du mal quand on leur fait du mal, et voilà pourquoi le Christ a donné ces préceptes. S’il en est ainsi, il sera bien plus glorieux encore de répondre par des bénédictions aux malédictions, par des éloges aux insultes, par des bienfaits aux trames perfides. Et voilà pourquoi le Christ a donné aussi ce commandement. Il ménage ses disciples, il connaît parfaitement ce qui est petit et ce qui est grand. Si donc il ménage et connaît, pourquoi disputez-vous avec lui, pour suivre une route différente ? Vaincre par des actions mauvaises, c’est obéir aux lois du démon : c’est ainsi que triomphent, dans les jeux à lui consacrés, tous les athlètes qui s’y montrent. Mais dans le stade ouvert par le Christ, ce n’est pas ainsi que se gagnent les couronnes ; c’est tout le contraire : c’est à celui qu’on frappe que revient la couronne, et non à celui qui frappe, telle est la loi. Le stade du Christ a tous ses règlements au rebours des autres ; ce n’est pas seulement la victoire, mais le mode de victoire qui offre un sujet d’admiration. Ce qui s’appelle défaite ailleurs, prend ici le nom de victoire : telle est la puissance de notre Dieu, tel est le stade du ciel, tel est le théâtre des anges.

Je vois bien que vous êtes touchés, et que l’émotion vous rend plus flexibles que la cire, mais, quand vous vous serez retirés, vous ne retiendrez plus rien. Aussi je m’afflige que nous ne pratiquions pas ce que l’on nous enseigne, et cela, quand il y aurait pour nous les plus grands profits. Car si nous pratiquions la douceur, nous serions invincibles : personne ; ni petit, ni grand, ne nous pourrait faire le moindre mal. Supposez qu’une personne vous poursuive de mauvaises paroles, elle ne vous fait à vous aucun mal, c’est à, elle-même qu’elle se fait le plus grand dommage. Supposez qu’on vous fasse une injustice, c’est l’auteur de l’injustice qui en est la première victime. Ne voyez-vous pas ; dans les tribunaux, que ceux que l’injustice a frappés sont tout rayonnants de confiance, parlant en toute liberté, tandis que les coupables baissent la tête, couverts de honte et remplis de crainte ? Et que parlé-je d’accusation et d’injustice ? Quand même votre ennemi aiguiserait le glaive contre vous, plongerait sa main dans votre gorge, ce n’est pas à vous qu’il ferait le moindre mal, c’est lui seul qu’il égorgerait. Témoin à l’appui de mon discours le premier qui fut ainsi exterminé par la main d’un frère. Celui-là, en effet, s’en est allé dans le port de l’éternelle tranquillité, ayant acquis une gloire immortelle : le meurtrier a vécu d’une vie plus affreuse que toutes les morts, gémissant, tremblant, promenant partout avec lui l’accusation de son crime. Ne recherchons pas cet exemple, mais l’autre. Celui qui est victime du mal ne garde pas en soi le mal ; ce n’est pas lui qui a produit le mal, il l’a reçu venant d’ailleurs, il l’a changé en bien par sa patience ; au contraire, celui qui a mal fait conserve intérieurement la plaie de la méchanceté ! N’est-il pas vrai que Joseph était dans une prison, et la courtisane qui avait voulu sa perte demeurait dans une maison splendide et somptueuse ? Lequel des deux voudriez-vous être ? Et ne vous préoccupez pas encore de la rémunération, examinez les actions en elles-mêmes : Si vous réfléchissez ainsi, vous préférerez de beaucoup la prison avec Joseph à ce palais qui renferme la courtisane. Pénétrez dans l’une et dans l’autre de ces deux âmes ; vous verrez l’une au large, et dans une entière confiance, l’autre, celle de l’Égyptienne, à l’étroit et dans la honte, l’abaissement, le trouble et le découragement ; cependant on pouvait croire qu’elle triomphait ; mais non, ce n’était pas là un triomphe. Pénétrés de ces vérités, préparons-nous à supporter les mauvais traitements, afin d’être affranchis des maux réels, et d’obtenir les biens à venir ; puissions-nous les acquérir tous tant que nous sommes, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la force, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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