Romans 14
HOMÉLIE XXV.
CELUI QUI EST ENCORE FAIBLE DANS LA FOI, RECEVEZ-LE AVEC CHARITÉ SANS CONTESTER AVEC LUI. CAR L’UN CROIT QU’IL LUI EST PERMIS DE MANGER DE TOUTES CHOSES ; ET L’AUTRE, AU CONTRAIRE, QUI EST FAIBLE DANS LA FOI, NE MANGE QUE DES LÉGUMES. (XIV, 1, JUSQU’À 13)
Analyse.
- 1-3. Des chrétiens judaïsants ; conduite à tenir avec eux. – Des effets de la réprimande indirecte ; exemple donné par saint Paul. – Ne pas prendre les intérêts de Dieu plus qu’il ne fait lui-même. – De la diversité de conduite chez ceux qui veulent tous également plaire au Seigneur. – Ne point se juger les uns les autres.
- 4-6. Éviter, sur toute chose, d’être un sujet de scandale. – Pourquoi Dieu, dans ce monde, punit les uns et non les autres. – De l’enfer ; qu’il existe.
1. Je sais que le grand nombre trouvent ce passage difficile. Aussi est-il nécessaire d’exposer d’abord tout ce qui fait le sujet de ce texte, tout ce que l’apôtre s’est proposé, par ces paroles, de corriger et de redresser. Que veut-il donc corriger ? On comptait, parmi les fidèles, un grand nombre de Juifs qui, retenus par l’ancienne loi, même après avoir reçu l’Évangile, gardaient encore les observances relatives aux aliments, parce qu’ils n’osaient pas rompre entièrement avec la loi. En outre, pour ne pouvoir pas être convaincus de ne s’abstenir que de la viande du porc, ils s’abstenaient de toute espèce de viandes, ne mangeaient que des légumes, afin qu’on pût croire qu’ils pratiquaient un jeûne plutôt qu’une observance légale. D’autres, au contraire, plus avancés, ne pratiquaient aucune abstinence, et attaquaient, outrageaient, querellaient, tourmentaient ceux qu’ils voyaient s’abstenir des viandes, et ils leur rendaient la vie insupportable. Le bienheureux Paul eut donc peur que, pour vouloir corriger un petit travers, on n’arrivât à tout bouleverser, et que ceux qu’on prétendait amener à l’indifférence en fait d’aliments ne finissent par abandonner la foi, que, par un zèle inconsidéré qui cherche à tout corriger avant le temps, on ne portât un préjudice mortel aux nouveaux croyants ; ces reproches continuels pouvaient les rejeter loin de la confession du Christ, de telle sorte qu’ils seraient demeurés doublement incorrigibles. Voyez la prudence de Paul, voyez comme il fait éclater ici la sagesse qui lui est ordinaire, dans ce qu’il dit à propos des deux classes de fidèles : Il n’ose pais dire à ceux qui reprennent les autres : Vous faites mal ; il ne veut pas que les Juifs s’obstinent dans leurs observances ; il ne dit pas non plus, vous faites bien, pour ne pas les exciter encore davantage, mais il compose une réprimande pleine de mesure : il semble d’abord reprendre les forts ; mais, en parlant ensuite aux faibles, il retire ce qu’il avait dit contre les premiers. En effet, la réprimande la moins incommode est celle qui se pratique de telle sorte qu’en adressant la parole à une personne, c’en est une autre que l’on attaque. Car, de cette manière, il n’y a rien d’irritant pour celui que l’on blâme, et le remède de la correction s’administre sans qu’on l’aperçoive. Voyez donc avec quelle intelligence, quel à propos l’apôtre se conduit dans cette circonstance. En effet, c’est après avoir dit : « N’ayez pas soin de la chair pour satisfaire ses mauvais désirs », qu’il aborde cet autre sujet, parce qu’il ne veut pas avoir l’air de plaider pour ceux qui blâmaient les Juifs, et voulaient que l’on mangeât de toute espèce d’aliments. Les plus faibles sont toujours ceux qui réclament le plus de soins. Aussi s’adressant bien vite aux plus forts, il leur dit : « Celui qui est encore faible dans la foi ». Voyez-vous le coup déjà porté à celui qui avait égard à la différence des viandes ? Dire de quelqu’un qu’il est « Encore faible », c’est montrer qu’il est malade. Second coup ensuite : « Recevez-le avec charité. C’est montrer de nouveau qu’il a besoin de beaucoup de soins, et c’est une preuve que la maladie est grave. « Sans vous amuser à contester avec lui ». Le troisième coup vient d’être porté. Ces paroles montrent en effet que le chrétien judaïsant pèche assez pour que ceux qui ne partagent pas sa faute, qui restent pourtant unis d’amitié avec lui, et s’inquiètent de sa guérison, soient séparés d’opinion avec lui. Voyez-vous comme l’apôtre, tout en paraissant n’avoir affaire qu’aux uns, adresse aux autres une réprimande détournée qui n’a rien de pénible ? L’apôtre les compare ensuite, louant les uns, faisant le procès aux autres. En effet, il ajoute : « Car l’un croit qu’il lui est permis de manger de toutes choses », celui-là croit, et l’apôtre l’exalte à cause de sa foi ; « Et l’autre, au contraire, qui est faible dans la foi, ne mange que des légumes » ; celui-ci, l’apôtre le blâme, puisqu’il parle de sa faiblesse. Ensuite, après avoir donné à propos un coup sensible, l’apôtre apporte au blessé la consolation : « Que celui qui mange de tout, ne méprise point celui qui n’ose manger de tout (3) ». L’apôtre ne dit pas : Laisse libre ; il ne dit pas : Se garde d’accuser ; il ne dit pas : Renonce à corriger ; mais : Ne blâme pas, ne tourne pas en dérision ; et le bienheureux Paul montre par là que ces chrétiens judaïsants pratiquent des observances ridicules. Ce n’est pas du même ton que l’apôtre parle du vrai fidèle : « Que celui qui ne mange pas de tout, ne juge pas celui qui mange de tout ». De même que les plus avancés se moquaient des autres qu’ils appelaient des hommes de peu de foi, des chrétiens suspects et bâtards, continuant à judaïser ; de même ces derniers jugeaient leurs accusateurs, auxquels ils reprochaient d’enfreindre la loi, d’être adonnés à leur ventre, ce qui était vrai pour un bon nombre de gentils. Voilà pourquoi l’apôtre a ajouté : « Puisque Dieu l’a pris à son service ». Il ne parle pas ainsi du chrétien judaïsant : il pouvait sembler juste de mépriser la gourmandise de celui qui mangeait de tout ; de juger, de condamner le peu de foi de celui qui ne mangeait pas de tout. Mais l’apôtre a brouillé les rôles en montrant que non seulement le plus faible ne mérite pas d’être méprisé, mais qu’il peut concevoir certains mépris. Toutefois, dit l’apôtre, ai-je la pensée de condamner celui mange de tout ? Nullement. De là ce qu’il a ajouté : « Dieu l’a pris à son service ». Pourquoi donc lui reprochez-vous d’enfreindre la loi ? « Puisque Dieu l’a pris à sors service » ; c’est-à-dire lui a communiqué sa grâce ineffable, et l’a absous de toute accusation. L’apôtre se retourne ensuite vers le plus fort : « Qui êtes-vous, pour juger le serviteur d’autrui ? » D’où il est manifeste que les forts jugeaient leurs frères, et ne se bornaient pas à mépriser les moins avancés. « S’il demeure ferme ou s’il tombe, cela regarde son maître ». 2. Encore un autre coup frappé par l’apôtre. Son indignation semble s’attaquer au fort ; en réalité, c’est à l’autre qu’il s’adresse. Quand il dit : « Mais il demeurera ferme », l’apôtre le montre chancelant, ayant besoin qu’on s’occupe de lui, qu’on en prenne beaucoup de soin, un soin tel que c’est Dieu lui-même que l’apôtre appelle pour le guérir : « Parce que Dieu est tout-puissant pour l’affermir ». C’est le langage que nous tenons quand les malades sont à peu près désespérés. Pour prévenir le désespoir, ce malade, il l’appelle serviteur : « Qui êtes-vous, pour juger le serviteur d’autrui ? » Et il y a encore là une réprimande détournée. Ce n’est pas parce que sa conduite ne mérite point d’être jugée que je vous défends de le juger, mais parce qu’il est le serviteur d’autrui ; ce qui veut dire qu’il n’est pas le vôtre, mais celui de Dieu. Ensuite vient encore une consolation : l’apôtre ne dit pas : Il tombe ; mais que dit-il ? « S’il demeure ferme ou s’il tombe ». Soit l’un, soit l’autre de ces deux états, dans les deux cas, c’est l’affaire du Seigneur ; car c’est lui qui souffre le dommage quand le serviteur tombe, et, quand il tient ferme, le gain est pour le Seigneur. Sans doute, si nous ne considérons pas le but de Paul, qui veut prévenir des accusations intempestives, ces paroles sont réprouvées par le zèle que les chrétiens doivent montrer les uns pour les autres. Mais je ne veux pas me lasser de le redire, il faut considérer la pensée qui les dicte, le sujet que traite l’apôtre, les fautes qu’il tient à corriger. Il ne pouvait réprimander plus fortement ce zèle indiscret. Dieu, dit-il, qui éprouve le dommage, Dieu souffre sans réclamer ; quel zèle intempestif, quel excès d’inquiétude ne montrez-vous donc pas, en tourmentant, en troublant celui qui ne fait pas comme vous ? « Celui-ci distingue les jours, celui-là juge que tous les jours sont égaux (5) ». Ici, l’apôtre me semble indiquer doucement, à mots couverts, le temps du jeûne. Ils est à croire que ceux qui jeûnaient s’obstinaient à juger la conduite de ceux qui ne jeûnaient pas ; on peut croire encore que quelques-uns pratiquaient certaines observances, certaines abstinences à des jours marqués, qu’ils cessaient à d’autres jours marqués : de là ces paroles : « Que chacun agisse selon qu’il est pleinement persuadé dans son esprit ». Pour dissiper les scrupules de ceux qui observaient les jours, il leur dit que la chose est indifférente ; et, pour couper court aux accusations qui leur sont intentées, il montre qu’il ne faut pas tant s’obstiner à les inquiéter. Il est bien entendu que, s’il ne fallait pas tant les inquiéter, ce n’est pas eu égard à la chose en elle-même, mais à cause des circonstances de temps, parce qu’ils étaient des convertis de fraîche date. Car, en écrivant aux Colossiens, l’apôtre met un grand zèle à formuler la défense : « Prenez garde que personne ne vous surprenne par la philosophie et par des raisonnements vains et trompeurs, selon une doctrine toute humaine, ou selon des observances qui étaient les éléments du monde et non selon Jésus-Christ ». (Col 2,8) Et encore : « Que personne donc ne vous condamne pour le manger et pour le boire ; que nul ne vous ravisse le prix de votre course ». (Id 16, 18) En écrivant aux Galates, il a grand soin d’exiger d’eux la perfection de la sagesse sur ce point. Mais ici, ce n’est pas la même sévérité, parce que la foi était jeune encore. Donc gardons-nous d’appliquer à tout le : « Que chacun agisse selon qu’il est pleinement persuadé dans son esprit ». Quand il s’agit des dogmes, entendez ce que dit l’apôtre : « Si quelqu’un vous annonce un Évangile différent de celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème ». (Gal 1,9) Et encore : « J’appréhende qu’ainsi que « le serpent séduisit Eve, vos esprits aussi ne « se corrompent ». (2Co 11,3) Et il écrivait aux Philippiens : « Gardez-vous des chiens, gardez-vous des mauvais ouvriers, gardez-vous des faux circoncis ». (Phi 3,2) Mais, en s’adressant aux Romains, comme le temps n’était pas encore arrivé d’établir la perfection de la vie chrétienne, il se borne à dire : « Que chacun agisse selon qu’il est pleinement persuadé dans son esprit ». Car il s’agissait du jeûne, et ce que l’apôtre voulait, c’était réprimer l’arrogance des uns, dissiper les scrupules timorés des autres. « Celui qui distingue les jours, les distingue pour plaire au Seigneur, et celui qui ne distingue pas les jours, agit ainsi pour plaire au Seigneur ; celui qui mange de tout, mange de tout pour plaire au Seigneur, car il en rend grâces à Dieu ; et celui qui ne mange pas de tout, c’est pour plaire au Seigneur qu’il ne mange pas de tout, et il rend aussi grâces à Dieu (6) ». Ce sont encore les mêmes idées qu’il exprime. Or voici ce qu’il veut dire : Il ne s’agit pas ici d’actions capitales : ce qu’il faut savoir, en effet, c’est si l’un aussi bien que l’autre se conduisent en vue de Dieu, si, des deux côtés, on finit par rendre des actions de grâces à Dieu. Eh bien ! l’un comme l’autre ils bénissent Dieu. Donc, puisque des deux côtés on bénit Dieu, il n’y a pas grande différence. Quant à vous, remarquez comment, ici encore, il frappe, d’une manière détournée, le chrétien qui judaïse. En effet, si l’important est de bénir Dieu, il est bien évident que c’est celui qui mange de tout qui bénit de Dieu, et non celui qui ne mange pas de tout. Comment pourrait-il le bénir en restant toujours attaché à la loi ancienne ? C’est la pensée qu’exprime l’apôtre dans sa lettre aux Galates : « Vous qui voulez être justifiés par la loi, vous êtes déchus de la grâce ». (Gal 5,4) Dans cette lettre aux Romains, il se contente de l’indiquer à mots couverts, le temps n’était pas venu de parler ouvertement. En attendant, il tolère ; mais bientôt il énonce plus clairement sa pensée. Il ajoute en effet : « Car aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun de nous ne meurt pour soi-même. Soit que nous vivions, c’est pour le Seigneur que nous vivons ; soit que nous mourions, c’est pour le Seigneur que nous mourons (7, 8) ». Ces paroles marquent plus expressément sa pensée. Car comment celui qui vit pour la loi peut-il vivre pour le Christ ? Mais en même temps que l’apôtre établit cette vérité, les mêmes paroles lui servent à retenir ceux qui étaient trop pressés ale les corriger, elles recommandent la patience, elles montrent que Dieu ne peut pas mépriser les chrétiens encore judaïsants, mais qu’il se chargera lui-même de les corriger quand le temps sera venu. 3. Que signifient donc ces paroles : « Aucun de nous ne vit pour soi-même ? » Nous ne sommes pas libres : nous avons un Seigneur qui veut notre vie, et non notre mort ; qui prend, à notre mort, à notre vie, plus d’intérêt que nous. Car il montre par là qu’il prend de nous plus de soin que nous rien prenons nous-mêmes, qu’il regarde notre vie comme un trésor pour lui, et comme une perte notre mort. Car ce n’est pas seulement pour nous que nous mourons, mais aussi pour notre Maître, s’il nous arrive de mourir. La mort, ici, c’est la mort selon la foi. Il suffit, certes, pour prouver que Dieu s’inquiète de nous, de dire que c’est pour lui que nous vivons, que c’est pour lui que nous mourons. Toutefois, l’apôtre ne se contente pas de ces paroles ; il ajoute : « Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous appartenons au Seigneur ». Et, en passant de cette mort à la mort naturelle, afin de ne pas trop assombrir son discours, il donne une autre preuve, un signe éclatant de la providence de Dieu. Quel est ce signe ? « Car c’est pour cela même que Jésus-Christ est mort et qu’il est ressuscité, afin d’avoir un empire souverain sur les morts et sur les vivants (9) ». Soyez donc persuadés par là qu’il s’inquiète toujours de notre salut et de notre perfectionnement. Car si sa providence n’était pas à un si haut degré occupée de nous, quelle nécessité y avait-il pour lui à s’incarner parmi nous ? Eh quoi ! son zèle à faire de nous ses membres l’a porté jusqu’à prendre la forme d’un esclave, jusqu’à mourir, et, après de telles preuves, il nous mépriserait ! Non, non ; il ne voudrait pas perdre ce qui lui a coûté si cher. « Car », dit l’apôtre, « c’est pour cela même qu’il est mort » : C’est comme si l’on disait : Tel homme ne peut pas ne pas s’inquiéter de son esclave, car il se soucie fort de sa bourse. Et encore ne tenons-nous pas à notre argent autant que son amour l’attache à notre salut. Ce n’est pas de l’argent, c’est son propre sang qu’il a versé pour nous, et il ne pourrait pas abandonner ceux pour qui il a payé un si grand prix. Voyez maintenant comme l’apôtre nous montre la puissance ineffable du Seigneur : « Car c’est pour cela même », dit-il, « que Jésus-Christ est mort, et qu’il est ressuscité, afin d’avoir un empire souverain sur les morts et sur les vivants » ; et plus haut : « Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous appartenons au Seigneur ». Voyez-vous l’étendue de la domination ? Voyez-vous la force invincible ? Voyez-vous la Providence à qui rien n’échappe ? Ne me parlez pas, dit-il, des vivants seuls, sa providence s’étend aussi aux morts. Mais si elle s’étend aux morts, il est bien évident qu’elle embrasse aussi les vivants ; car le Seigneur n’a rien négligé de ce qui relève de cette souveraineté, et il s’est attribué la plus grande part de juridiction sur les hommes, et plus que de tout le reste, sans rien excepter, c’est de noua qu’il prend soin. Un homme achète un esclave à prix d’argent et s’attache à celui qui est devenu son esclave à lui ; c’est au prix de sa mort que Dieu nous a rachetés, et, après avoir tant dépensé, tant travaillé pour faire de nous sa propriété ; il n’est pas possible qu’il ne fasse aucun cas de notre salut. Toutes ces réflexions de l’apôtre, c’est pour toucher le chrétien judaïsant, c’est pour l’empêcher d’oublier la grandeur du bienfait, c’est pour lui rappeler qu’il était mort et qu’il a recouvré la vie, qu’il n’a retiré de la loi aucun avantage, et qu’il ne peut, sans un excès d’ingratitude, abandonner celui dont il a tant reçu, pour retourner à la loi. Après l’avoir ainsi fortement averti, l’apôtre continue sur un ton plus doux : « Vous donc, pourquoi condamnez-vous votre frère ? Et vous, pourquoi méprisez-vous le vôtre (10) ? » Il semble parler des uns et des autres en les mettant au même rang ; pourtant ses paroles laissent voir entre eux une grande différence. D’abord le titre de frère qu’il emploie, met un terme à la querelle ; pour en finir, il rappelle ensuite le jour terrible du jugement. Après avoir dit : « Et vous, pourquoi méprisez-vous le vôtre ? » il ajoute : « Car nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ ». En parlant ainsi, il a l’air de faire des reproches aux plus avancés dans la foi, mais c’est au judaïsant qu’il porte un coup, car non seulement il lui rappelle pour le toucher le bienfait reçu, mais il lui inspire l’épouvante par la considération du châtiment à venir. « Car nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Car il a été écrit », dit l’apôtre « Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que tout genou fléchira devant moi, et que toute langue confessera que c’est moi qui suis Dieu. Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu de soi-même (11, 12) ». Voyez-vous comme il frappe sur le chrétien judaïsant, tout en ayant l’air de ne s’attaquer qu’aux autres ? Ses paroles, en effet, reviennent à ceci : De quoi vous occupez-vous ? Est-ce vous qu’on punira pour eux ? Il ne parle pas expressément de cette manière, mais c’est là ce qu’il fait entendre avec plus de ménagement en disant : « Car nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu de soi-même ». Et il invoque le témoignage du prophète constatant la sujétion à Jésus-Christ de tous les hommes sans exception, la sujétion de tous les hommes de l’Ancien Testament et de tous ceux qui ont reçu l’existence quels qu’ils soient. Et il ne dit pas simplement : Chacun adorera, mais : « Toute langue confessera », c’est-à-dire, qu’on aura des comptes à rendre de ses actions. 4. Tremblez à l’aspect du Maître de toutes les créatures siégeant sur son tribunal, et ne partagez pas, ne déchirez pas l’Église en rejetant la grâce pour retourner à la loi. La loi a pour origine le même auteur que la grâce. Et que parlé-je de la loi ?. C’est lui qui a fait les hommes et sous la loi, et avant la loi. Et ce n’est pas la loi qui vous redemandera des comptes, mais le Christ, qui en fera rendre et à vous et à toute la race des hommes. Voyez-vous comme l’apôtre a dissipé la crainte de la loi ? Ensuite, ne voulant pas avoir l’air de s’être spécialement proposé d’inspirer l’épouvante, aimant mieux paraître, au contraire, avoir été conduit à cette réflexion par la suite naturelle des idées, il reprend son raisonnement : « Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; mais jugez plutôt que vous ne devez pas donner à votre frère une occasion « de chute et de scandale (15) ». Ces exhortations s’adressent également aux uns et aux autres, elles conviennent également aux deux partis, à ceux qui s’offensent des observances concernant les aliments et aux moins avancés qui s’irritent de la vivacité des réprimandes. Quant à vous, ne considérez que les châtiments qui nous seront infligés si, sans aucun motif, nous scandalisons quelqu’un. En effet, si la réprimande intempestive, au sujet d’une action non permise, est défendue par l’apôtre, afin que nous ne soyons pas pour notre frère un sujet de scandale, si nous le scandalisons sans avoir en vue sa correction, quel châtiment ne subirons-nous pas ? En effet, si c’est une faute que de ne pas sauver son frère, ce que prouve la parabole du talent enfoui, que sera-ce si on lui devient une occasion de chute ? – Mais si le scandale vient de l’infirmité même de celui qui se scandalise ? – Eh bien ! c’est précisément pour cette raison que vous méritez tous les châtiments. Si votre frère était fort, il n’aurait pas besoin de tant de soins ; c’est parce qu’il est faible qu’il faut l’entourer d’une grande sollicitude. Sachons donc la lui montrer, et, par tous les moyens, soutenons-le. Car nous n’aurons pas à rendre compte seulement de nos fautes particulières, mais de celles qu’auront commises les autres, scandalisés par nous. En ce qui concerne nous-mêmes, les comptes seront sévères ; si nous y ajoutons encore ces autres comptes, par quel moyen pourrons-nous nous sauver ? Gardons-nous de croire que si nous trouvons des compagnons de nos fautes, ce sera pour nous une excuse ; au contraire, ce sera pour nous un surcroît de châtiments ; le serpent a été plus châtié que la femme ; la femme, plus que l’homme ; Achab avait ravi la vigne, Jézabel a été plus sévèrement punie, parce que c’était elle qui avait ourdi cette trame perfide et scandalisé le roi. Il en sera de même pour vous, quand vous aurez causé la perte des autres, vous subirez des châtiments plus rigoureux que ceux dont vous aurez provoqué la chute. Car ce n’est pas tant le péché qui perd, que le scandale qui précipite les autres dans les péchés. Aussi l’apôtre dit-il : « Non seulement ceux qui les font, mais aussi ceux qui approuvent ceux qui les font ». (Rom 1,32) Aussi, quand nous voyons des pécheurs, non seulement gardons-nous de les précipiter dans le gouffre, mais sachons encore les retirer de l’abîme d’iniquité ; ne nous exposons pas à porter nous-mêmes les peines de la perdition d’autrui ; rappelons-nous sans cesse le tribunal terrible, le fleuve de feu, les liens qu’il est impossible de briser, les ténèbres où il n’y a plus une étincelle de lumière, le grincement de dents, le ver empoisonneur. Mais, direz-vous, Dieu est bon. Ainsi nous ne faisons en réalité que des phrases, et ce riche n’est pas châtié de ses froids mépris pour Lazare ? et ces vierges folles ne sont pas chassées de la chambre de l’époux ? et ceux qui ont refusé de nourrir Jésus-Christ, ne s’en vont pas dans le feu préparé pour le démon et pour ses anges ? et celui qui était revêtu de vêtements souillés ne sera pas, pieds et poings liés, livré à la mort ? et celui qui a exigé les cent deniers, n’a pas été livré aux bourreaux ? et il n’y a pas de vérité dans cette parole prononcée contre les adultères : « Leur ver rie mourra « point, leur feu ne s’éteindra point ? » (Mrc 9,43) Ce ne sont là que des paroles de menaces ? – Oui, direz-vous. Et comment, je vous en prie, osez-vous proférer un tel blasphème ; décider ainsi par vous-même ? Je puis, moi, et par ce qu’a dit le Christ, et par ce qu’il a fait, vous démontrer le contraire. Si vous ne croyez pas aux châtiments à venir, croyez du moins aux faits accomplis ; les faits accomplis, les faits qui ont paru dans leur réalité, sont plus que des menaces et des phrases. Qui donc a englouti toute la terre, du temps de Noé, qui donc a opéré ce sinistre naufrage et toute la destruction de notre race ? Qui donc ensuite a envoyé ces foudres et ces incendies sur la terre de. Sodome ? Qui donc a noyé toute l’armée d’Égypte dans la mer ? qui donc a fait périr six cent mille Israélites dans le désert ? qui donc a brûlé la faction d’Abiron (Psa 106,17) ? qui donc a commandé à la terre d’ouvrir l’abîme qui a dévoré Coré, Dathan et ses complices ? qui donc, en un instant, sous David, a exterminé soixante-dix milliers d’hommes (2Sa 24,15) ? Dirai-je tous ceux qui ont été frappés un à un ? Caïn livré à un supplice sans fin ? Charmen lapidé avec toute sa race (Jos 7, 24) ? celui qui avait ramassé du bois le jour du sabbat, également lapidé (Nom 15,36) ? ces quarante-deux enfants, sous Élisée, dévorés par les bêtes féroces, et que leur jeune âge n’a pas sauvés des rigueurs du châtiment ? (2Ro 2,24) 5. Si, même après la grâce, vous tenez à voir de pareils exemples, considérez tout ce qu’ont souffert les Juifs, comment les femmes ont mangé leurs propres enfants ; les unes, les faisant cuire ; les autres usant d’autres moyens. Voyez-les livrés à une famine insupportable, à des guerres terribles et multiples, dépassant, par l’excès des douleurs, toutes les anciennes tragédies. Et c’est le Christ qui a envoyé ces malheurs ; entendez la prédiction qu’il en fait d’abord en paraboles, puis ensuite en termes clairs et exprès. Prédiction en paraboles : « Ceux qu’ils n’ont pas voulu m’avoir pour roi, qu’on les amène ici, et qu’on les tue en ma, présence ». (Luc 19,27) La parabole de la vigne, la parabole des noces, même sens. Prédiction maintenant parfaitement claire, en termes exprès : ainsi cette menace : « Ils passeront par le fil de l’épée ; ils seront emmenés captifs dans toutes les nations ; les nations sur la terre seront dans la consternation, la mer faisant un bruit effroyable par l’agitation de ses flots, et les hommes sécheront de frayeur ». (Luc 21,24-26) Et encore : « Car l’affliction de ce temps-là sera si grande, qu’il n’y en a point eu de pareille depuis le commencement du monde ». (Mat 24,21) Quant à Ananie et à Saphire pour le vol de quelques pièces d’argent, quel châtiment n’ont-ils pas subi, vous le savez tous ». (Act 5,1) Ne voyez-vous pas tous le : jours des calamités publiques ? Ne sont-ce pas là des réalités ? Ne voyez-vous pas même encore maintenant des malheureux que la faim consume ? Ne voyez-vous pas des lèpres, d’autres maladies encore ? Des vies qu’afflige une indigence perpétuelle ? Et ceux qui souffrent mille maux insupportables ? Comment serait-il juste que les uns fussent frappés, que les autres ne fussent pas frappés ? Si Dieu n’est pas injuste, et il est certain que Dieu n’est pas injuste, il est absolument nécessaire que vous soyez puni de vos péchés ; si son amour pour les hommes lui défend de les punir, selon vous, tels et tels ne devaient donc pas être punis. C’est donc pour confondre cette fausse espérance des pécheurs que Dieu punit dès ici-bas tant de monde. C’est afin que si vous ne croyez pas aux menaces, vous croyiez au moins aux supplices réellement infligés ; il y a une autre raison encore : comme les anciennes vengeances nous inspirent moins de terreur, Dieu les renouvelle de siècle en siècle pour réveiller les lâches. Mais pourquoi, dira-t-on, ne pas châtier ici-bas tous les hommes ? C’est pour donner aux autres le temps du repentir. Pourquoi n’attend-il pas l’autre vie pour les, punir tous ? C’est afin qu’on ne doute pas, de sa providence. Que de brigands ont été pris, et combien sont partis d’ici-bas, sans avoir été punis ? Où est donc la bonté de Dieu, où est la justice de son jugement ? Car à présent, c’est moi qui ai le droit de vous interroger. Si personne absolument n’avait été puni, vous pourriez vous prévaloir de cette observation ; mais s’il est vrai que les uns sont punis, que les autres ne le sont pas, même pour des péchés plus graves, peut-il être raisonnable que les mêmes fautes n’entraînent pas les mêmes expiations ? Peut-on soutenir que ceux qui ont été punis ne l’ont pas été injustement ? Pourquoi donc tous ne sont-ils pas châtiés ici-bas ? Écoutez la justification que vous fait entendre le Christ, à ce sujet. Quelques hommes ayant été tués par la chute d’une tour, certaines personnes ne savaient que penser, Jésus leur dit : « Pensez-vous que ce fussent les plus grands pécheurs ? Non, je vous en assure ; mais si vous ne faites pas pénitence, vous tous, vous périrez semblablement » (Luc 13,3) ; exhortation pour nous à ne pas prendre confiance lorsque les autres étant punis, nous qui sommes de si grands coupables, nous ne subissons pas de punition. Car, si nous ne changeons pas, nous serons punis sans aucun doute. – Et pourquoi, dira-t-on, une punition éternelle pour si peu de temps qu’ici-bas nous avons péché ? – Et pourquoi l’homme qui a mis si peu de temps ici-bas à commettre un meurtre, et qui n’en a commis qu’un, est-il condamné pour toujours à la peine des mines ? – Mais Dieu n’agit pas de même, répond-on. Comment donc se fait-il qu’il – ait retenu, pendant trente-huit ans, le paralytique sous le coup d’un châtiment si rigoureux ? La preuve qu’il le punissait de ses péchés, écoutez, le Christ l’a donnée lui-même : « Vous voyez que vous êtes guéri, ne péchez plus à l’avenir, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pis ». (Jn 5,14), Toutefois, direz-vous, le châtiment a eu un terme. Mais, dans l’autre monde, les choses ne se passeront pas de même : châtiment sans fin ; écoutez le Christ : « Leur ver ne mourra point, leur feu ne s’éteindra point ». (Mrc 9,44) Et encore : « Ils iront, ceux-ci dans la vie éternelle, ceux-là dans l’éternel supplice ». (Mat 25,46) Si la vie est éternelle, le supplice aussi est éternel. Voyez les menaces qu’il a faites aux Juifs ? N’ont-elles pas eu leur effet ? N’ont-elles été que vaines paroles ? « Il n’en restera pas pierre sur pierre ». (Mat 24,2) En est-il resté ? Et encore, quand le Christ a dit : « L’affliction de ce temps-là sera si grande qu’il n’y en a pas eu de pareille ? » (Id 5,21) L’événement a-t-il eu lieu ? Lisez l’histoire de Josèphe, et vous pourrez à peine respirer, rien qu’au récit de ce qu’ils ont souffert pour leurs fautes. Ce que j’en dis, ce n’est pas pour vous affliger, c’est pour vous rendre plus fermes dans votre marche ; je ne veux pas par d’inutiles caresses vous conduire à d’affreux malheurs. Car enfin, je vous le demande, ne méritez-vous pas un châtiment si vous péchez ? Ne vous a-t-il pas tout prédit ? Ne vous a-t-il pas menacé ? Ne vous a-t-il pas inspiré des craintes ? N’a-t-il pas tout fait pour votre salut à vous ? Ne vous a-t-il pas donné l’eau qui régénère, ne vous a-t-il pas remis tout ce que vous aviez fait auparavant ? Après cette rémission, après cette ablution, ne vous a-t-il pas encore donné, à vous pécheur, le secours de la pénitence ? Ne vous a-t-il pas encore, même après tous ces dons, rendu facile la voie de la rémission des péchés ? 6. Écoutez donc ce qu’il a commandé : Si vous pardonnez à votre prochain, je vous pardonne moi aussi, dit-il. (Mat 6,14) Où est la difficulté ? « Assistez l’orphelin, faites justice à la veuve, et venez, et soutenez votre cause contre moi », dit-il ; « et quand vos péchés seraient comme l’écarlate, je vous rendrai blanc comme neige ». (Isa 1,17, 18) Qu’y a-t-il de pénible là-dedans ? « Dites vous-même vos péchés, afin que vous soyez justifié ». (Id 43,26) Où est la difficulté ? « Rachetez vos péchés par des aumônes ». (Dan 4,24) Faut-il verser beaucoup de sueur pour cela ? Le publicain dit : « Ayez pitié de moi qui suis un pécheur » (Luc 18,13), et il descendit purifié. Faut-il tant se fatiguer pour imiter le publicain ? Mais en dépit de si grands exemples, vous ne voulez pas encore croire à la punition, au châtiment ? Vous ne croyez donc pas que le démon même soit châtié ! « Allez », dit-il, « au feu préparé pour le démon et pour ses anges ». (Mat 25,41) S’il n’y avait pas de géhenne, il ne serait pas puni ; s’il est puni, évidemment nous aussi, qui faisons ses œuvres, nous devons être punis ; car nous aussi nous avons désobéi, quoique nous n’ayons pas désobéi – de la même manière. Comment donc osez-vous tenir un pareil langage ? Quand vous dites : Dieu est bon, et il ne punira pas, il en résulte que s’il punit, à vous entendre, il n’a plus de bonté. Ne voyez-vous pas quels discours le démon seul vous inspire ? Eh quoi ! les moines qui ont pris pour eux les montagnes, qui exercent la piété sous mille formes, seront-ils frustrés de leur couronne ? Car enfin, si les méchants ne sont pas châtiés, si toute rétribution est supprimée, on pourra bien dire aussi qu’il n’y a pas de couronnes pour les bons. Nullement, me répondez-vous, car ce qui est digne de Dieu, c’est qu’il y existe un paradis et point d’enfer. Donc et le fornicateur, et l’adultère, et celui qui a commis un nombre considérable d’actions mauvaises, jouiront des mêmes biens que ceux qui ont pratiqué la chasteté, la sainteté ; Néron se tiendra à côté de Paul, ou plutôt ce sera le démon qui sera en compagnie de l’apôtre. Car s’il n’y a pas d’enfer, et qu’il y ait une résurrection, les méchants jouiront des mêmes biens que les justes. Où est l’homme assez en démence pour le soutenir ? Ou plutôt quel démon tiendrait ce langage ? Les démons confessent qu’il y a un enfer : de là vient qu’ils s’écriaient : « Êtes-vous venu ici pour nous torturer avant le temps ? » (Mat 8,29) Comment n’êtes-vous pas saisi de crainte et d’horreur ? Les démons confessent, et vous niez ? Et comment ne voyez-vous pas quel est l’auteur de ces opinions perverses ? Celui qui, au commencement, a trompé l’homme, qui, en lui présentant l’espoir de biens plus considérables, lui a fait perdre ceux qu’il avait dans ses mains, le démon, c’est lui qui lui suggère maintenant encore de pareils discours, de pareilles pensées ; et s’il tient à persuader à quelques-uns qu’il n’y a pas d’enfer, c’est précisément pour les précipiter dans l’enfer ; et au contraire, Dieu menace de l’enfer, et a préparé l’enfer, afin que vous viviez de manière à ne pas tomber dans l’enfer. Mais voyons, raisonnons : si, quoique l’enfer existe, le diable vous persuade du contraire, comment se fait-il que les démons l’aient avoué cet enfer qui n’existe pas, ces démons qui tiennent avant tout à ce que nous n’en soupçonnions pas l’existence, afin que la sécurité entretenant notre nonchalance, nous tombions avec eux dans ce feu éternel ? Mais comment donc, me dira-t-on, l’ont-ils avoué ? En subissant la contrainte exercée sur eux. Il faut donc méditer toutes ces réflexions, et renoncer à se tromper soi-même et à tromper les autres en répétant de funestes discours. Ceux qui les tiennent seront punis de prononcer des paroles qui tournent en dérision des choses terribles, qui détournent du salut un grand nombre de personnes disposées à faire leur salut. Des barbares, des Ninivites ont donné un meilleur exemple. C’étaient, en toutes choses, des ignorants ; mais quand on leur dit que leur ville allait être bouleversée, non seulement ils crurent, mais ils poussèrent des gémissements, et ils se couvrirent de sacs, et ils furent dans la consternation, et ils ne cessèrent de donner tous ces signes de douleur que quand ils eurent apaisé la colère de Dieu. Et vous, qui savez tant de choses, vous tournez en dérision la parole de Dieu ? Il vous arrivera donc le contraire de ce qui est arrivé aux Ninivites. De même que, pour avoir reçu les menaces de Dieu avec crainte, ils n’ont pas subi le supplice, de même, vous, pour avoir méprisé la menace, vous éprouverez le châtiment. Aujourd’hui vous traitez notre parole de chimère, il n’en sera pas de même quand l’expérience sera là pour vous persuader. Eh ! ne voyez-vous pas, même sur cette terre, ce que Dieu a fait ? Comment il n’a pas admis les deux larrons au même partage ; ne voyez-vous pas qu’il a introduit l’un dans son royaume, qu’il a rejeté l’autre dans l’enfer ? Et que parlé-je du larron et du meurtrier ? Il n’a pas épargné son apôtre devenu traître ; il voyait bien qu’il allait se pendre, qu’il allait s’étrangler, il le voyait crevé par le milieu du corps [car : « Il a crevé par le milieu du ventre, et toutes ses entrailles se sont répandues] » (Act 1,48) ; le Christ voyait toute cette tragédie d’avance, et il a laissé le misérable à son sort, afin de vous apprendre par un spectacle présent à croire à toutes les vérités de l’avenir. Gardez-vous donc de vous tromper vous-mêmes en obéissant au démon ; car ce sont ses inspirations que vous écoutez. Si des juges, des maîtres, des précepteurs, quoique barbares, honorent les bons et punissent les méchants, comment serait-il conforme à la nature de Dieu de faire le contraire, et de décerner le même traitement au bon et à celui qui ne l’est pas ? Et d’où viendra la délivrance qui nous affranchira de la perversité ? Aujourd’hui, dans l’attente des supplices, au milieu de tant de terreurs inspirées par les juges, par les lois, les méchants ne renoncent pas encore au crime ; quand ils en seront venus à n’avoir plus de crainte, non seulement parce qu’ils croiront ne pouvoir pas tomber dans l’enfer, mais encore parce qu’ils espéreront d’entrer dans le royaume des cieux, quel terme mettront-ils à leur perversité ? Est-ce de la bonté, je vous en prie, d’encourager le mal, d’établir un prix pour la corruption, d’admettre au même traitement le sage et le déréglé, le fidèle et l’impie, Paul et le démon ? Jusqu’à quand nous repaîtrons-nous de frivolités ? Je vous en conjure, guérissez-vous de ce délire, rentrez en vous-mêmes, persuadez-vous qu’il faut craindre, qu’il faut trembler, afin d’être affranchis de l’enfer, afin d’obtenir, après cette vie passée dans la sagesse, les biens de l’autre vie, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Traduit par M. PORTELETTE. HOMÉLIE XXVI.
JE SAIS ET JE SUIS PERSUADÉ, DANS LE SEIGNEUR JÉSUS, QUE RIEN N’EST IMPUR DE SOI-MÊME, ET QU’IL N’EST IMPUR QU’A CELUI QUI LE CROIT IMPUR. (XIV, 14, JUSQU’À 24) Analyse.
- 1 et 2. II n’y a rien d’impur dans la nourriture ; toute l’impureté consiste à en faire usage lorsqu’on croit que la nourriture est impure. – Éviter de faire, de cette question, nu sujet de scandale. – Avant tout, la paix, la joie, la concorde dans le Seigneur. – Il vaut mieux même s’abstenir des aliments purs, que de forcer le prochain à manger des aliments qu’il a tort de regarder comme impurs.
- 3 et 4. Laisser Dieu agir. – Jamais la vraie religion n’a été plus facile à découvrir. – Éloge de la piété d’Abraham, en dépit des profondes ténèbres de son temps. – Tous connaîtront Dieu, depuis le plus petit jusqu’au plus grand. – De la conduite que les chrétiens doivent tenir pour amener, par l’exemple de leur vie, les païens à la religion.
1. Après avoir réprimandé d’abord celui qui jugeait son frère, et l’avoir ainsi détourné de l’habitude d’adresser au prochain des paroles amères, il prononce sur le dogme, et instruit paisiblement le moins avancé ; et il montre, dans l’accomplissement de cette tâche, une grande douceur. Il ne parle point de punition, ni de rien de pareil ; mais il écarte seulement toute espèce de crainte en cette affaire, afin que l’on écoute plus facilement ses paroles. Il dit donc : « Je sais, et je suis persuadé ». Ensuite, pour qu’un de ceux qui ne croyaient pas encore, ne lui dise pas : Et que nous importe que vous soyez persuadé ? Vous n’avez pas assez d’autorité pour vous opposer à, une loi si digne de nos respects, à des oracles appointés d’en haut ; l’apôtre ajoute : « Dans le Seigneur » : C’est-à-dire, c’est d’en haut que me vient ce que je sais, c’est du Seigneur que je tiens ma persuasion ; n’y voyez pas l’opinion d’un homme. Eh bien donc, de quoi êtes-vous persuadé, et que savez-vous ? Parlez. « Que rien n’est impur de soi-même ». Par le fait de la nature, dit-il, rien n’est souillé ; ce qui produit la souillure, c’est l’intention de celui qui use des choses ; c’est pour celui-là seul qu’il y a souillure, et non pour tous. « Rien n’est impur », dit l’apôtre, « qu’à celui qui le croit impur ». Pourquoi donc ne pas corriger son frère, pour qu’il ne croie pas la chose impure ? Pourquoi ne pas détourner de la croyance qui lui est habituelle, pourquoi ne pas user d’autorité afin qu’il ne rende pas, par sa manière de penser, la chose impure ? Je crains, dit l’apôtre, de l’affliger : aussi ajoute-t-il : « Mais si, en mangeant de quelque chose, vous attristez votre frère, dès lors vous ne vous conduisez plus par la charité (15) ». Voyez-vous comme l’apôtre se concilie les cœurs ? Il montre au chrétien faible qu’il a pour lui tant de considération que, pour ne pas l’affliger, il n’ose pas même lui prescrire ce qui est cependant très-nécessaire, qu’il aime mieux l’attirer par une condescendance pleine de charité. Et, après avoir écarté de lui la crainte, il ne lui fait pas violence, mais il le laisse entièrement maître de sa conduite. Car l’avantage de faire renoncer à un genre de nourriture, ne vaut pas l’inconvénient d’attrister son frère. Voyez-vous jusqu’où il porte le zèle de la charité ? L’apôtre sait bien que la charité peut tout redresser. Voilà pourquoi il réclame, ici, une plus grande vertu des fidèles. non seulement, dit-il, vous ne devez pas user de contrainte à l’égard de ceux qui sont faibles, mais s’il faut même user de condescendance, vous ne devez pas hésiter. Voilà pourquoi il ajoute ces paroles. « Ne faites pas périr par votre manger celui pour qui Jésus-Christ est mort ». N’estimez-vous pas assez votre frère, pour acheter, même au prix de l’abstinence, le salut de son âme ? Comment ! le Christ n’a refusé pour lui, ni d’être esclave, ni de mourir ; et vous ne mépriserez pas assez la nourriture pour sauver votre prochain ? Le Christ ne devait pas conquérir tous les hommes, par son sacrifice, il ne l’en a pas moins accompli ; mourant pour tous, il a fait tout ce qui était de lui. Et vous, quand vous savez qu’à propos de cette nourriture vous jetez votre frère dans des maux terribles, vous disputez encore ; celui que le Christ juge d’un si grand prix, vous le méprisez à ce point ; celui que le Christ a aimé paraît vil à vos yeux ? Et ce n’est pas seulement pour les infirmes que le Christ est mort, mais pour ses ennemis ; et vous, dans l’intérêt des infirmes, vous ne pourrez pas pratiquer l’abstinence ? Le Christ a fait le plus grand sacrifice, et vous ne ferez pas le plus petit ? Et cependant il est le Seigneur, et vous, vous êtes un frère. Assurément ces paroles suffisaient pour couper court au mal ; car elles montrent quelle est la petitesse d’une âme qui, après avoir reçu de Dieu de grands bienfaits, ne le paye pas du moindre retour. « Que votre bien donc ne soit point blasphémé. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire ni dans le manger (16, 47) ». Le bien, c’est ici, ou la foi, ou l’espérance des récompenses à venir, ou la parfaite piété. non seulement, dit l’apôtre, vous ne rendez aucun service à votre frère, mais vous exposez et l’Évangile même, et la grâce de Dieu, et le don du ciel aux mauvais discours des hommes. Vos combats, vos disputes, les ennuis que vous causez, les scissions que vous provoquez dans l’Église, vos outrages à votre frère, votre haine contre lui, excitent les mauvais discours du dehors : de sorte que non seulement, par là, vous ne corrigez rien, mais vous produisez un effet tout contraire. Votre bien c’est la charité, c’est l’amour fraternel, c’est l’union, c’est la concorde, c’est la paix, la vie douce et clémente. Ensuite, nouvelle raison pour mettre un terme aux scrupules timorés de l’un, à l’esprit disputeur de l’autre, il dit : « Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire ni dans le manger ». Est-ce que c’est par là que nous pouvons être justifiés ? C’est ce qu’il dit ailleurs encore : « Si nous mangeons, nous n’en aurons rien davantage devant Dieu, et si nous ne mangeons pas, nous n’en aurons rien de moins ». (1Co 8,8) Il n’y a pas de preuve à faire ici, une simple assertion suffit. Ce que dit l’apôtre revient à ceci : croyez-vous que c’est le manger qui vous donne le royaume du ciel ? Aussi l’apôtre, se moquant de l’importance qu’ils attachent aux aliments, ne dit pas seulement que ce royaume ne consiste pas dans le manger, il dit, en même temps, ni dans le boire. Quels sont donc les titres qui nous donnent l’entrée au ciel. La justice, la paix, la joie, la pratique de la vertu, la concorde fraternelle, que contrarient de pareilles contestations ; la joie de l’harmonie que ruinent de semblables reproches. Ces réflexions, l’apôtre les adressait, non pas à un seul des deux partis, ais à l’un et à l’autre à la fois, parce qu’il y a ait opportunité de les faire entendre aux uns et aux autres. 2. Ensuite, après avoir parlé de paix et de joie (comme on peut trouver la paix et la joie même en faisant le mal), l’apôtre, après avoir dit : « Mais dans la justice, dans la paix et dans la joie », ajoute : « Que donne le Saint-Esprit ». Ainsi, celui qui cause la perte de son frère, trouble la paix et la joie, et il lui fait plus de tort que le malfaiteur qui ravirait de l’argent. Et ce qu’il y a de plus détestable, c’est qu’un autre a sauvé celui à qui vous faites tant de mal, et que vous perdez. Maintenant, comme ces pratiques, à savoir le genre des aliments, et cette apparence de vie parfaite ne conduisent pas dans le royaume de Dieu, et ne font que conduire à tous les désordres, comment ne pas mépriser des choses sans valeur, pour s’assurer des plus considérables ? Ensuite, comme c’était la vaine gloire qui inspirait secrètement ces reproches adressés aux chrétiens judaïsants, l’apôtre ajoute : « Celui qui sert Jésus-Christ en cette manière, est agréable à Dieu et approuvé des hommes (18) ». On n’admirera pas autant votre perfection de vie, que votre paix et votre concorde. Ce sont là, en effet, des biens dont tous pourront jouir, mais votre perfection de vie ne sert à personne. « Appliquons-nous donc à rechercher ce qui peut entretenir la paix parmi nous, et observons tout ce qui peut nous édifier les uns les autres (19) ». La première partie de ce conseil regarde le faible qui ne doit pas troubler la paix ; la seconde concerne le plus fort, qui ne doit pas mépriser son frère. Toutefois l’apôtre en fait un conseil qui s’adresse à tous, quand il dit : « Les uns les autres » ; il montre par là que, sans la paix, l’édification n’est pas facile. « Que le manger ne soit pas cause que vous détruisiez l’ouvrage de Dieu (20) » ; ce qui veut dire, le salut de votre frère, réflexion qui doit inspirer de la crainte, en montrant que celui qui réprimande agit au rebours de – ce qu’il désire. En effet, non seulement, dit 'apôtre, vous n’édifiez pas ce que vous croyez édifier, mais vous détruisez, non l’édifice d’un homme, mais l’édifice de Dieu, et cela sans une grande raison, en ne poursuivant qu’un but chétif ; « Que le manger ne soit pas cause », dit-il. Ensuite, pour empêcher que ces concessions n’affermissent le plus faible dans ses erreurs, l’apôtre se retourne vers lui, et lui fait la leçon : « Ce n’est pas que toutes les viandes ne soient pures, mais un homme fait mal d’en manger, lorsqu’il le fait par le scandale, c’est-à-dire avec une conscience mauvaise. Ainsi quand vous auriez contraint votre frère, et que, de force, il aurait mangé, il n’y aurait là aucun profit ; ce n’est pas la nourriture qui souille, mais l’intention de celui qui mange. Si donc vous ne corrigez pas cette intention, tous vos efforts sont vains, et vous n’avez fait que nuire ; car il y a bien de la différence entre croire simplement qu’une viande est impure, ou d’en manger lorsqu’on la croit telle. Lors donc que vous violentez cette âme faible, vous péchez doublement : vous augmentez son préjugé en le combattant, vous l’obligez de manger d’une chose qu’elle croit impure. Par conséquent, tant que vous n’avez pas opéré la persuasion, n’exercez pas de contrainte. « Et il vaut mieux ne point manger de chairs, et ne point boire de vin, ni rien faire de ce qui est, à votre frère, une occasion de chute et de scandale, ou qui le blesse, parce qu’il est faible (21) ». Voilà donc maintenant l’apôtre plus exigeant ; il ne lui suffit pas qu’on s’abstienne de la contrainte, il veut encore que l’on ait de la condescendance pour le chrétien judaïsant. Car lui-même en a souvent donné l’exemple, comme quand il circoncit son disciple, quand il se rasa les cheveux, quand il fit les oblations légales. Il n’eu fait pas ici, néanmoins, une règle expresse, il se contente de parler sous forme de sentence, il ne veut pas tomber dans l’inconvénient d’encourager la nonchalance des moins avancés. Que dit-il ? « Et il vaut mieux ne point manger de chairs ». Et que dis-je, de chairs ? Quand ce serait du vin, quand ce serait tout ce que vous voudrez qui serait une occasion de scandale, abstenez-vous ; rien ne peut entrer en comparaison avec le salut de votre frère. Et c’est ce que le Christ nous fait assez voir, lui qui est descendu du ciel, et qui a tout souffert pour nous. Il y a un reproche sensible pour les plus forts dans ces trois mots : « Une occasion de chute et de scandale, ou qui le blesse, parce qu’il est faible ». Ne m’objectez pas, dit l’apôtre, que votre frère agit sans raison, mais que vous pouvez le corriger. Sa faiblesse est une raison suffisante pour que vous lui veniez en aide, d’autant plus qu’il n’en résulte pour vous aucun tort. Car cotre condescendance ne sera point une hypocrisie, mais une indulgence édifiante et sage. Si vous usez de contrainte à son égard, il vous résiste, il vous condamne, et il s’opiniâtre dans son préjugé et dans son scrupule ; si, au contraire, il vous trouve indulgent, il se prend d’affection pour vous ; votre enseignement ne lui paraît pas suspect, et il vous met à même de répandre insensiblement en lui les semences de la vérité. Mais du moment qu’il aura conçu de la haine contre vous, vous aurez fermé vous-même tout accès dans son âme à vos paroles. Donc n’usez pas contre lui de contrainte, mais vous-même abstenez-vous, à cause de lui ; non pas parce que vous regardez les aliments comme impurs, mais parce que vous seriez pour lui un sujet de scandale ; par ce moyen vous accroîtrez son affection pour vous. Voilà dans quelle pensée Paul a dit : « Il vaut mieux ne point manger de chairs » ; ce n’est pas que la nourriture soit Impure, mais c’est que votre frère serait scandalisé et blessé. « Avez-vous une foi éclairée ? Contentez-vous de l’avoir dans le cœur (22) ». Ici l’apôtre me semble faire doucement allusion à la vanité des fidèles plus avancés. Voici ce qu’il entend dire : Voulez-vous me montrer votre perfection dans la sagesse ? ne me la montrez pas, qu’il vous suffise de votre conscience. 3. Quant à la foi dont parle ici l’apôtre, ce n’est pas la foi relative aux dogmes, mais celle qui est en rapport direct avec la question dont il s’agit. De la foi proprement dite, l’apôtre est le premier à dire : « Il faut confesser sa foi par ses paroles, pour être sauvé » (Rom 10,10) ; et ailleurs il est écrit : « Celui qui m’aura nié devant les hommes, je le renierai moi aussi ». (Luc 9,26) Renier sa foi, c’est se perdre ; quant à la foi qui nous occupe ici, ce qui est funeste, c’est de la confesser à contre-temps. « Heureux celui que sa conscience ne condamne point en ce qu’il veut faire ». Ici l’apôtre s’attaque encore au plus faible, et il lui montre que la seule conscience suffit à l’autre. Quand même on ne vous verrait pas, vous vous suffisez à vous-même, pour votre félicité. En effet, après avoir dit qu’on doit se contenter d’avoir la foi dans le cœur, Paul, qui ne veut pas que ce tribunal de la conscience paraisse peu respectable, dit que vous devez le mettre au-dessus de toute la terre. Quand tous les hommes vous accuseraient, si vous ne vous condamnez pas vous-mêmes, si votre conscience ne vous fait pas de reproches, vous êtes heureux. L’apôtre ne parle pas ici de tous les hommes absolument. Il en est un grand nombre qui ne se condamnent pas, et qui commettent des fautes très-graves ; ce sont là les plus malheureux de tous les hommes ; mais la pensée de Paul ne dépasse pas les bornes du sujet tout particulier qu’il traite ici. « Mais celui qui, étant en doute s’il peut manger d’une viande, ne laisse pas d’en manger, est condamné (23) ». Encore une réflexion pour que l’on traite avec ménagement les moins avancés. Quel avantage en effet qu’ils mangent sans être sûrs de pouvoir le faire, et qu’ils se condamnent eux-mêmes ? Celui que j’estime, moi, c’est celui qui mange de tout, à la condition qu’il n’éprouve aucune hésitation à le faire. Voyez coin me il les invite non seulement à manger, mais à manger en toute pureté de conscience. Ensuite il dit pourquoi tel est condamné, « Parce qu’il n’agit pas selon sa foi » ; ce n’est pas parce que la nourriture est impure, mais parce qu’on n’agit pas selon sa foi : celui qui a mangé, ne croyait pas que la nourriture était pure, c’est quoiqu’il la crût impure qu’il y a goûté. Par ces paroles, l’apôtre montre aux plus avancés toute l’étendue du mal qu’ils font, en ayant recours à la violence, et non à la persuasion, pour faire goûter à des viandes que l’on croit impures ; il veut, par ces réflexions, faire cesser les reproches adressés aux chrétiens judaïsants. « Or, tout ce qui ne se fait point selon la foi, est péché ». Voilà un homme qui n’a pas la certitude, dit l’apôtre, il n’a pas la foi que la chair est pure, comment ne ferait-il pas un péché ? Toutes ces paroles ne s’appliquent, dans la pensée de Paul, qu’au sujet en question, et non à tous les sujets. Et considérez combien l’apôtre s’occupe d’éviter les occasions de scandale. Plus haut, il disait : « Si en mangeant de quelque chose vous attristez votre frère, dès lors vous ne vous conduisez plus par la charité ». Il ne faut pas chagriner son frère ; à bien plus forte raison convient-il de n’être pas pour lui un sujet de scandale. Et encore : « Que le manger ne soit pas cause que vous détruisiez l’ouvrage de Dieu ». C’est un crime, c’est un sacrilège de détruire l’église matérielle ; à bien plus forte raison, le temple spirituel, car l’homme est plus auguste, plus précieux qu’un édifice de pierre. Ce n’est pas pour les murailles que le Christ est mort, mais pour ces temples dont je parle. Soyons donc circonspects, mes frères, et ne donnons à personne la moindre prise contre nous. La vie présente est un stade, il faut savoir regarder de tous les côtés à la fois, et ne pensons pas qu’il suffise d’ignorer pour être excusé. Il y a, n’en doutez pas, il y a un châtiment pour l’ignorance, quand l’ignorance est impardonnable. Les Juifs étaient dans l’ignorance, mais leur ignorance ne méritait pas le pardon ; les Grecs étaient aussi dans l’ignorance, mais ils ne peuvent invoquer d’excuse. Quand vous ignorez ce qu’il vous est impossible de connaître, vous êtes excusables ; mais quand ce que vous ne savez pas est facile à connaître, quand vous pouvez l’apprendre, vous devez vous attendre à la plus rigoureuse des réparations. D’ailleurs, si nous ne nous enfonçons pas à plaisir dans nos ténèbres, si nous faisons tout ce qui dépend de nous pour nous en retirer, Dieu, pour nous aider à en sortir, nous tendra la main ; c’est ce que Paul disait aux Philippiens : « Si en quelque point vous pensez autrement, Dieu vous découvrira ce que vous devez croire ». (Phi 3,15) Mais quand nous ne voulons pas faire même ce qui ne dépend que de nous, nous ne devons pas nous attendre à son secours : c’est ce qui est arrivé aux Juifs. « C’est pourquoi je « leur parle en paraboles », dit le Christ, « parce qu’en voyant ils ne voient point ». (Mat 13,13) Comment se faisait-il qu’en voyant ils ne vissent point ? Ils voyaient les démons chassés, et ils disaient : « Il est possédé du démon » ; ils voyaient les morts ressuscités, et ils ne l’adoraient pas, au contraire, ils s’efforçaient de le tuer. Corneille ne se montrait pas ainsi. II faisait avec soin tout ce qui dépendait de lui, et voilà pourquoi Dieu fit le reste. Ne dites donc pas : Comment Dieu a-t-il pu abandonner, un tel, cet homme plein de sincérité, d’honnêteté, tel païen ? D’abord, en fait de sincérité, les hommes ne peuvent pas porter de jugement ; le jugement n’appartient qu’à celui qui a fait les cœurs : ensuite on peut encore dire que bien souvent tel homme n’a montré ni aucun souci, ni aucun zèle pour la vérité. – Et comment le pouvait-il, direz-vous, avec sa simplicité et sa bonne foi ? En vérité considérez-le donc, je vous en prie, cet homme simple et sincère, examinez-le en ce qui concerne les affaires du siècle, vous verrez qu’il y a montré une très-grande application s’il en eût montré autant pour les choses spirituelles, Dieu ne l’aurait pas négligé ; car la vérité est plus claire que le soleil. En quelque pays qu’on soit, le salut est facile, avec un – peu d’attention, pour peu qu’on attache de l’importance à cette affaire. Est-ce que cette histoire de notre salut n’a pas dépassé la Palestine ? est-elle renfermée dans ce petit coin de la terre ? N’avez-vous pas entendu cette voix du prophète : « Tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu’au plus grand ». (Jer 31,34) Ne voyez-vous pas l’accomplissement de la vérité ? Quel pardon peuvent-ils donc espérer, ceux qui voient la vraie croyance propagée, et qui ne se meuvent pas, qui ne s’inquiètent pas, qui ne font rien pour s’instruire ? 4. Mais prétendez-vous, dit-on, exiger cet empressement d’un paysan, d’un barbare ? Oui, et non seulement d’un paysan, d’un barbare, mais encore de l’homme le plus enfoncé de tous dans la barbarie. Car enfin, je vous le demande, comment se fait-il que dans la vie ordinaire il sache repousser une injure, résister à la violence, user de tous les moyens pour se préserver de la moindre atteinte, et qu’au contraire, dans les choses spirituelles, il ne montre pas la même prudence ? Quand il s’agit d’adorer une pierre qu’il prend pour un Dieu, de célébrer des fêtes, il dépense son argent et manifeste beaucoup de scrupule, il ne se montre jamais négligent par simplicité ; ce n’est que quand il faut reconnaître quel est le vrai Dieu, que vous venez me parler de sincérité, de simplicité ! Non, non, la vérité n’est pas là, votre simplicité n’est qu’un engourdissement coupable. Car enfin où est la simplicité, la rusticité, où la trouvons-nous ? chez les contemporains d’Abraham, ou chez les nôtres ? Elle fut, n’en doutons pas, chez les hommes des anciens temps. Et à quelle époque a-t-il été plus facile de trouver la religion sainte, aujourd’hui ou autrefois ? De nos jours, évidemment. De nos jours, chez tous les hommes, le nom de Dieu a été proclamé, la voix des prophètes a retenti, les événements se sont accomplis, les païens ont été confondus ; dans les anciens temps, la plus grande partie de la race humaine, sans doctrine, était sous la domination du péché ; ni loi, ni enseignement, ni prophète, ni miracles, ni préceptes, ni foule plus instruite, ni secours pour l’esprit ; obscurité profonde, nuit sans lune, nuit d’hiver, où toutes choses gisaient dans l’engourdissement. Et pourtant cet homme admirable, ce patriarche généreux, en dépit de tant d’obstacles, reconnut Dieu, pratiqua la vertu, remplit un grand nombre d’hommes du zèle qui l’animait, et fit tout cela sans rien connaître de la sagesse du dehors. Où l’aurait-il trouvée, les lettres n’existant pas encore ? Qu’importe ? Comme il fit tout ce qui dépendait de lui, Dieu, de son côté, fit le reste. Vous ne pouvez pas dire qu’Abraham hérita de la piété de ses pères : il était idolâtre. Eh bien, quoique sorti de tels ancêtres, quoique barbare, élevé au milieu de barbares, sans maître pour lui apprendre la religion, il connut Dieu, et chez tous ses petits enfants, qui ont pu jouir de la loi et des prophètes, son nom est entouré d’une gloire, d’une vénération que rien ne saurait exprimer. L’explication de cette histoire ? C’est que les affaires de la vie du siècle l’inquiétaient peu, c’est qu’il était entièrement adonné aux choses spirituelles. Et Melchisédech ? N’était-ce pas un homme des mêmes temps, et sa gloire ne lui a-t-elle pas mérité le titre de prêtre du Seigneur ? C’est qu’il est impossible, absolument impossible que celui dont l’esprit est vigilant soit négligé de Dieu. Ne vous troublez pas à mes paroles ; mais tous parfaitement convaincus que tout dépend de la bonne volonté, regardons, considérons bien où nous en sommes, afin de devenir meilleurs. Ne demandons pas à Dieu des comptes, ne cherchons pas à savoir pourquoi il a négligé un tel, appelé, au contraire, un tel. Ce serait faire comme un serviteur en faute qui perdrait le temps à censurer l’administration de son maître. Malheureux, infortuné, au lieu de t’inquiéter de tes propres comptes, des moyens d’apaiser ton maître, tu t’avises de demander des comptes à celui à qui tu en dois rendre ! tu négliges ce qui doit te faire punir un jour ! Que dirai-je donc au païen, me demande-t-on ? Précisément ce qui vient d’être dit. Et considérez non seulement ce que vous pouvez dire au païen, mais la manière de le corriger. Quand l’examen qu’il fait de votre vie, est pour lui une occasion de scandale, pensez alors à ce que vous lui direz. Vous ne payerez pas pour lui-même, s’il est scandalisé ; toutefois si votre manière de vivre le blesse, vous courez les plus affreux dangers. Il vous entend disserter sur le royaume de Dieu, et il vous voit épris des choses présentes ; il vous voit craindre l’enfer, et en même temps redouter les malheurs d’ici-bas ; voilà ce qui doit vous donner des inquiétudes. Le païen vous accuse, et vous dit : Si vous aspirez au royaume du ciel, pourquoi ne méprisez – vous pas les choses présentes ? Si vous êtes dans l’attente du redoutable tribunal, pourquoi ne méprisez-vous pas les malheurs présents ? Si vous espérez l’immortalité, pourquoi ne vous moquez-vous pas de la mort ? A de tels discours, méditez votre défense. On vous voit trembler pour une perte d’argent, vous qui attendez le bonheur du ciel ; pour une obole de profit, la joie vous inonde ; vous trahissez votre âme pour un peu d’argent, voilà ce qui doit vous donner des inquiétudes ; car voilà, voilà ce qui scandalise le païen. Donc, si vous avez souci de votre salut, préparez votre défense à cette occasion, votre défense, non par des paroles, mais par vos actions. Jamais la question dont nous parlions tout à l’heure n’a été pour personne un sujet de blasphémer Dieu, mais une mauvaise conduite provoque des milliers de blasphèmes. Corrigez-vous donc de ces désordres. Le païen, d’ailleurs, ne manquera pas de vous dire encore : et comment pais-je savoir que Dieu n’a commandé que ce qu’il est possible de pratiquer ? Vous êtes chrétien de père en fils, élevé dans cette bonne religion, et pourtant vous ne faites rien de digne de cette religion. Que lui répondrez-vous ? Il faudra vous borner pour toute réponse à lui dire : Je vous montrerai d’autres personnes qui pratiquent les vertus chrétiennes, à savoir les moines des déserts. Ne rougissez-vous pas, vous qui vous confessez chrétien, de vous en remettre aux autres parce que vous ne pouvez pas montrer en vous-même la pratique des devoirs d’un chrétien ? Le païen vous répondra sur-le-champ : Quelle est donc la nécessité de se transporter sur les montagnes et dans les déserts ? Si la sagesse n’est pas possible au milieu des villes, vous attaquez gravement cette religion qui fait un devoir de sortir des cités pour courir aux déserts. Montrez-moi un homme ayant femme et enfants, une maison à lui, et pratiquant la vertu chrétienne. Eh bien ! que répondrons-nous ? n’y a-t-il pas là à baisser la tête et rougir ? Le Christ, en effet, n’a pas commandé d’aller vivre au désert, mais qu’a-t-il dit ? « Que votre lumière brille devant les hommes » (Mat 5,16) ; il ne dit pas Devant les montagnes, ni les déserts ou les lieux inaccessibles. Ce que je dis maintenant, ce n’est pas pour dénigrer ceux qui ont occupé les montagnes, mais pour déplorer le malheur de ceux qui habitent les villes, et qui en ont banni la vertu. C’est pourquoi, je vous en conjure, rappelons cette sagesse qui est sur les montagnes, faisons-la rentrer dans nos murs, afin que les cités deviennent réellement des cités : voilà la manière de corriger le païen, voilà la manière d’éviter mille scandales. Voulez-vous à la fois, et le délivrer de tout scandale, et vous assurer à vous-même le bonheur de jouir d’innombrables récompenses ? Corrigez votre propre vie, rendez-vous de tous les côtés, resplendissant. « Afin que les hommes voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre père qui est dans les cieux ». C’est ainsi que nous pourrons jouir de cette gloire, nous aussi, gloire éclatante, ineffable ; puissions-nous tous l’obtenir, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.