‏ Romans 8

HOMÉLIE XIII.

AH NOUS SAVONS QUE LA LOI EST SPIRITUELLE, ET MOI JE SUIS CHARNEL, VENDU COMME ESCLAVE AU PÉCHÉ. (VII, 14, JUSQU’À VIII, 11)

Analyse.

  • 1. La loi est spirituelle et elle a l’approbation de notre raison.
  • 2. Mais la convoitise qui est en nous obscurcit notre raison et ébranle notre bonne volonté.
  • 3. Il en résulte une lutte intérieure entre ce que saint Paul appelle la chair et l’esprit. – Ce n’est pas que la chair soit mauvaise par sa nature et qu’elle soit la cause du mal, non, elle n’en est que l’occasion. – Qui nous délivrera de cette concupiscence dont la victoire fait notre malheur ? Ce sera Jésus-Christ.
  • 4. L’homme qui a parc à la vraie foi en Jésus-Christ est soustrait par l’esprit de Jésus-Christ au péché et à la condamnation. – Il a la vie de l’esprit. – C’est ainsi que Jésus-Christ a fait ce que la loi de Moïse n’avait pu faire.
  • 5. Il n’y a donc lias antagonisme entre Moïse et Jésus-Christ, puisque la loi de Jésus-Christ, ou la loi de grâce est venue en aide à la loi de Moïse. – Moïse avait enseigné à discerner le bien du mal, Jésus-Christ a donné le moyen de faire le bleu. – Enseigner était chose facile, donner la force de pratiquer, voilà ce qui est digne d’admiration. – Comment Jésus-Christ a rendu notre chair victorieuse du péché. – Cette victoire de Jésus-Christ a procuré à ceux qui n’obéissent pas à la convoitise charnelle la justification qui est le but de la loi.
  • 6. Ne perdons pas ce trésor, et pour cela ne vivons plus selon la chair, mais selon l’Esprit. – Le sens charnel a pour conséquence et pour effet la mort, la mortification de la chair par l’Esprit produit la vie.
  • 7. Comment la grâce de l’Esprit a tout renouvelé.
  • 8. Effets de la présence de Jésus-Christ et du Saint-Esprit dans l’âme. – Le Saint-Esprit, source de la résurrection. 9-11. Avantages de la mortification. – Contre les excès du vin et contre l’avarice.

1. Après avoir dit que le mal a été grand, que le péché est devenu plus puissant à l’occasion de la loi, que le contraire de ce que la loi avait en vue est arrivé, et avoir jeté l’auditeur dans un grand embarras, il donne enfin la raison de toutes ces choses, mais sans avoir d’abord dégagé la loi de tout soupçon injuste. De peur qu’en entendant dire que le péché a pris occasion de la loi, que la présence du commandement l’a fait revivre, que c’est par son entremise qu’il a trompé et donné la mort ; de peur, dis-je, qu’en entendant dire cela, quelqu’un ne s’imaginât due la loi était responsable de tous ces maux, il l’a d’abord justifiée surabondamment, et l’a non seulement purgée de toute accusation, mais encore comblée d’éloges. Et il ne parle pas comme faisant ici une concession personnelle, mais comme exprimant le sentiment de t’out le monde. « Nous savons », dit-il, « que la loi est spirituelle » ; comme s’il disait : C’est chose convenue, évidente, qu’elle est spirituelle ; tant il, s’en faut qu’elle soit la cause du péché et responsable des maux survenus. Et voyez comment, non content de la laver de tout reproche, il fait d’elle le plus grand éloge. En effet, en l’appelant spirituelle, il fait voir qu’elle enseignait la vertu et combattait le vice : car être spirituel, c’est éloigner de tolus les péchés : ce que la loi faisait réellement, en effrayant, en avertissant, en punissant, en corrigeant, en donnant tous les conseils qui conduisent à la vertu. Pourquoi donc, demande-t-il, le péché a-t-il existé, puisque le maître était si merveilleux ? Par la lâcheté des disciples. Aussi ajoute-t-il : « Et moi je suis charnel », par où il désigne l’homme qui a vécu sous la loi et avant la loi.

« Vendu comme esclave au péché ». Avec la mort, dit-il, les passions sont arrivées en foule. Le corps, une fois devenu mortel,.a nécessairement subi la concupiscence, la colère, la tristesse et toutes les autres affections ; et il fallait beaucoup de sagesse pour les empêcher de déborder et de plonger la raison dans l’abîme du, péché. Car elles n’étaient point elles-mêmes le péché, mais elles le produisaient si on ne jetait pas le frein à leur intempérance. Ainsi, par exemple, pour en citer une en particulier, la concupiscence n’est pas un péché ; mais quand elle ne garde pas la mesure, qu’elle ne se contient pas dans les lois du mariage, qu’elle convoite même des femmes étrangères, alors elle devient l’adultère, non précisément par sa nature de concupiscence, mais par l’abus et le défaut de mesure. Et voyez la sagesse de Paul. Après avoir fait l’éloge de la loi, il remonte aussitôt aux temps anciens, afin de montrer où en était notre race avant et après avoir reçu la loi, et faire comprendre que la grâce était absolument nécessaire : ce qu’il a soin de démontrer partout. Car en disant : « Vendu au péché comme esclave », il n’entend pas seulement parler de ceux qui ont vécu sous la loi, mais de ceux qui ont vécu avant la loi et dès le commencement. Ensuite il indique comment il a été vendu et livré.

« Aussi ce que je fais, je ne le comprends pas (15) ». Qu’est-ce à dire : « Je ne le comprends pas ? » C’est-à-dire : Je l’ignore. Et quand donc cela est-il arrivé ? Car personne n’a jamais péché par ignorance. Voyez-vous que si nous ne choisissons pas les expressions avec les précautions convenables, et si nous ne faisons pas attention au but de l’apôtre, une foule d’absurdités vont s’ensuivre ? Si en effet les hommes péchaient par ignorance, ils ne méritaient aucun châtiment. De même que plus haut il disait : « Sans la loi, le péché est mort », non pour faire entendre qu’on péchait sans le savoir, mais pour indiquer qu’on le savait imparfaitement ; ce qui occasionnait des punitions, quoique moins sévères ; et de même qu’il a dit encore : « Je ne connaîtrais pas la concupiscence », désignant ici non une ignorance absolue, mais le défaut d’une parfaite connaissance : de même enfin qu’il a dit : « A opéré en moi toute concupiscence », non pour rendre le commandement responsable de la concupiscence, mats pour faire voir que le péché a augmenté la concupiscence à l’occasion du commandement : ainsi il n’entend point exprimer une ignorance complète par ces mots : « Ce que je fais, je ne le comprends pas ». Autrement, comment se complairait-il dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur ? Que signifient donc ces paroles : « Je ne le comprends pas ? » C’est-à-dire : Je suis dans les ténèbres, je suis entraîné, je souffre violence, je suis supplanté sans savoir comment. Nous avons nous-mêmes l’habitude de dire : Je ne sais comment un tel est venu et m’a entraîné ; par quoi nous n’entendons pas prétexter d’ignorance, mais indiquer que nous avons été en quelque façon trompés, circonvenus, pris au piège.

« Car ce que je veux, je ne le fais pas : mais ce que je hais, je le fais ». Comment donc ne savez-vous pas ce que vous faites ? Si vous voulez le bien et haïssez le mal, c’est la preuve d’une parfaite connaissance. Par où l’on voit clairement que, par ces expressions : « Ce que je ne veux pas », il ne prétend point supprimer le libre arbitre ni introduire l’idée d’une nécessité quelconque. Car si nous ne péchons pas librement, mais par forcé, les châtiments qui ont été infligés autrefois n’auraient plus de raison d’être. Mais comme par ces expressions : « Je ne le comprends pas », il n’entend point parler d’une ignorance absolue ; et qu’il faut les interpréter dans le sens que nous avons dit ; ainsi, en ajoutant ces mots : « Ce que je ne veux pas », il n’exprime pas l’idée de la nécessité, mais veut seulement dire qu’il n’approuve pas ce qu’il a fait. Et si ce n’était pas là le sens de ces expressions : « Ce que je ne veux pas, je le fais », comment n’aurait-il pas ajouté : Mais ce que je suis forcé de faire, je le fais ? Car c’est là l’opposé de la volonté et de la faculté d’agir. Mais ce n’est point ce qu’il dit ; au lieu de cela, il emploie ces expressions : « Ce que je hais », pour nous apprendre qu’en disant : « Ce que je ne veux pas », il ne détruit point la liberté. Que signifient donc ces mots : « Ce que je ne veux pas ? » C’est-à-dire, ce que je ne loue pas, ce que je n’approuve pas, ce que je n’aime pas ; et par antithèse il ajoute : « Mais ce que je hais, je le fais. Or, si je fais ce que je ne veux pas, j’acquiesce à la loi comme bonne (16) ».

2. Voyez-vous que l’âme n’est point perverse, mais qu’elle conserve dans l’action sa noblesse originelle ? Si elle commet le mal, c’est en le haïssant : ce qui forme le plus bel éloge de la loi naturelle et de la loi écrite. La preuve, dit-il, que la loi est bonne, c’est que je m’accuse moi-même de ne l’avoir pas écoutée, et que je hais le mal que j’ai fait. Or, si la loi était la cause du péché, comment celui qui se complaît en elle, haïrait-il ce qu’elle aurait commandé ? Car « J’acquiesce à la loi, comme étant bonne. Maintenant ce n’est plus moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que le bien n’habite pas en a moi, c’est-à-dire dans ma chair (17, 18) ». C’est sur ce texte qu’insistent ceux qui calomnient la chair et nient qu’elle soit l’ouvrage de Dieu. Que dirons-nous donc ? Ce que nous disions hier à propos de la loi ; qu’ici, comme là, Paul attribue tout au péché. En effet il ne dit point : C’est la chair qui fait cela, mais il dit au contraire : « Maintenant ce n’est plus a moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi ». Que s’il dit que le bien n’habite « pas dans la chair, ce n’est point encore une accusation contre elle : car de ce que le bien n’habite pas en elle, ce n’est pas une preuve qu’elle ne soit pas bonne. Nous convenons que la chair est inférieure à l’âme, qu’elle est plus défectueuse, sans cependant être son ennemie, ni son adversaire, ni mauvaise en elle-même ; mais nous disons qu’elle est soumise à l’âme comme la lyre au musicien, comme le navire au pilote : instruments qui ne sont point ennemis de ceux qui les dirigent ou les manient, mais s’accordent parfaitement avec eux, sans être leurs égaux en dignité. Comme donc en disant que l’art n’est pas dans la lyre ni dans le vaisseau, mais dans le pilote et dans le musicien, on ne calomnie pas ces instruments, on indique seulement la distance qui les sépare de ceux qui les emploient ; ainsi Paul en disant : « Le bien n’habite pas dans ma chair », ne calomnie pas le corps, mais marque la supériorité de l’âme sur lui, car c’est à l’âme que sont confiées les fonctions de pilote et de musicien ; et c’est ce que Paul veut exprimer, en lui attribuant l’autorité. Partageant l’homme en deux parties, l’âme et le corps, il dit que la chair est dénuée de raison, privée d’intelligence, qu’elle doit âtre conduite et ne saurait conduire ; tandis que l’âme plus sage, pouvant discerner ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter, ne peut cependant modérer le cheval à son gré : reproche qui ne s’adresse pas seulement au corps, mais aussi à l’âme, qui sachant ce qu’il faut faire, n’exécute cependant pas ce qu’elle approuve. « En effet, le vouloir réside en moi », nous dit-il, « mais pour ce qui est d’accomplir le bien, je ne l’y trouve pas ». Ici encore en disant ; « Je ne l’y trouve pas », il n’entend pas parler de l’ignorance ou du doute, mais du tort causé par le péché et des pièges qu’il tend ; ce qu’il exprime plus clairement en ajoutant : « Ainsi le bien que je veux, je ne le fais point ; mais le mal que je ne veux pas, je le fais. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi (19, 20) ». Voyez-vous comment, justifiant la substance de l’âme et celle du corps, il rejette tout sur la mauvaise action ? En effet, s’il ne veut pas le mal, l’âme n’est pas coupable ; s’il ne le fait pas, le corps est exempt de faute : tout est l’effet de la mauvaise volonté. Car il faut distinguer avec soin l’âme, le corps et la volonté : ces deux premiers sont les œuvres de Dieu, et l’autre est un mouvement qui part de nous et tend où nous le dirigeons. La faculté de vouloir est naturelle et vient de Dieu ; mais telle ou telle volonté vient de nous et est l’œuvre de notre choix.

« Je trouve donc, quand je veux faire le bien, cette loi, que le mal réside en moi ». Ces paroles sont obscures : quel en est le sens ? J’approuve la loi dans ma conscience, nous dit-il ; je la trouve d’accord avec moi quand je veux faire le bien, elle fortifie ma volonté ; et comme je me complais en elle, aussi agrée telle mon intention. Voyez-vous comme il démontre que la distinction du bien et du mal nous a été donnée dès le principe, que la loi de Moïse l’approuve et en est approuvée ? En effet, plus haut il n’a pas dit : J’apprends de la loi, mais : « J’acquiesce à la loi » ; il n’a pas dit : La loi m’instruit, mais : « Je me complais en elle ». Qu’est-ce que cela : « Je me complais ? » Je conviens qu’elle est bonne, puisqu’elle est d’accord avec moi quand je veux faire le bien. Ainsi vouloir le bien et ne pas vouloir le mal date du commencement ; mais la loi survenant a accusé davantage chez les méchants et approuvé davantage chez les bons. Le voyez-vous attester partout l’extension et l’augmentation de la loi, mais rien de plus ? Car bien que la loi m’approuve, que je me complaise en elle et que je veuille le bien, le mal est pourtant là et son action n’est pas détruite. Ainsi la loi ne vient en aide à celui qui se propose de faire le bien, qu’autant qu’il veut ce qu’elle veut. Mais comme il n’avait dit cela qu’obscurément, il l’explique ensuite et l’exprime, plus clairement, en faisant voir comment le mal est présent et comment la loi aide celui qui veut faire le bien. « Je me complais », dit-il, « dans la loi de Dieu, selon l’homme intérieur », c’est-à-dire : Je connaissais déjà le bien auparavant, mais je l’approuve quand je le trouve dans la loi écrite. « Mais je vois dans mes membres une autre loi, qui combat la loi de mon esprit (22, 23) ».

3. Sous le nom de loi qui combat, il désigne ici le péché, fion par honneur, mais à cause de la facilité avec laquelle on lui obéit. Car comme on donne à Mammon le nom de Seigneur, au ventre celui de Dieu, non qu’ils aient une dignité Propre, mais à raison de la soumission de leurs esclaves : ainsi l’apôtre appelle le péché loi, parce que ses partisans lui obéissent servilement et craignent de le quitter, comme ceux qui ont reçu la loi craignent de la perdre. Or le péché, dit Paul, est opposé à la loi naturelle ; car c’est là ce que signifient ces mots : « La loi de mon esprit ». Puis il parle d’armée et de combat, et reporte le poids de la lutte sur la loi naturelle. En effet, la loi de Moïse a été donnée par surcroît. Et pourtant toutes les deux, l’une en enseignant, l’autre en approuvant ce qu’il fallait faire, n’ont pas obtenu grand succès dans la bataille : tant est grande la violence du péché, à qui reste le triomphe et la victoire ! C’est ce que Paul déclare, et en constatant la défaite, il dit : « Mais je vois dans moi une autre loi qui combat la loi de mon esprit et me captive » ; il ne dit pas simplement : Qui remporte la victoire, mais : « Qui me captive « sous la loi du péché ». Il ne dit pas : Sous l’impulsion de la chair, ni : Sous la nature de la chair ; mais : « Sous la loi du péché », c’est-à-dire sous la tyrannie, sous la puissance.

Comment dit-il donc. « Laquelle est dans mes membres ? » Et qu’est-ce que cela ? Il n’en résulte pas que les membres soient péché, il les distingué au contraire du péché : car autre chose est le contenu, autre chose le contenant. De même donc que le commandement n’est pas mauvais, parce que le péché en a pris occasion ; ainsi en est-il de la nature de la chair, quoique le péché nous attaque par elle ; autrement l’âme aussi serait mauvaise, et à bien plus forte raison, puisque c’est à elle qu’appartient l’autorité pour agir. Mais cela n’est pas, cela n’est pas du tout. Si un tyran ou un voleur s’emparait d’une magnifique maison et d’un palais royal, ce n’est point à la maison qu’en reviendrait le blâme, mais l’accusation retomberait tout entière sur les auteurs d’une telle surprise. Mais les ennemis de la vérité, outre leur impiété, tombent ici dans une grande folie sans s’en apercevoir. En effet, ils n’accusent pas seulement la chair, mais ils calomnient la loi ; et pourtant si la chair est mauvaise, la loi est bonne, car elle est opposée à la chair et la combat ; et si la loi est mauvaise, la chair est bonne ; car, selon eux, elle lutte et combat contre la loi. Or, si ces deux choses sont opposées, comment les attribuent-ils toutes les deux au démon ? Voyez-vous comme la folie se mêle ici à l’impiété ? Elle n’est point la doctrine de l’Église : elle ne condamne que le péché ; mais elle affirme que les deux lois données par Dieu, la loi naturelle et la loi mosaïque, sont les ennemies du péché et non de la chair ; que la chair n’est point péché, mais œuvre de Dieu, apte à la pratique de la vertu, si nous veillons sur nous.

« Malheureux homme que je suis ! qui me a délivrera de ce corps de mort (21) ? » Voyez-vous jusqu’où va la tyrannie du péché, puisqu’il triomphe même de l’âme qui se complaît dans la loi ? Personne, nous dit Paul, ne peut affirmer que le péché me domine parce que je hais et repousse la loi, car je me complais en elle, j’y acquiesce ; j’y cherche mon refuge ; et pourtant elle ne peut sauver celui qui recourt à elle, tandis que le Christ a sauvé même celui qui s’éloignait de lui. Voyez-vous quelle est la supériorité de la grâce ? Ce n’est cependant pas ainsi que parlait l’apôtre mais gémissant et versant d’abondantes larmes, comme s’il était privé de tout secours, il nous fait voir, par son inquiétude même, la puissance du Christ, et s’écrie : « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? » La loi ne l’a pas pu, la conscience n’y a pas suffi ; et pourtant j’approuvais le bien, et non seulement je l’approuvais, mais, je luttais contre le mal. Car en disant : « Qui combat », il indique qu’il résistait lui-même. Où est donc l’espérance du salut ?

« Je rends grâces à Dieu », dit-il, « par Notre-Seigneur Jésus-Christ (25) ». Voyez-vous comme il fait voir que la présence de la grâce est nécessaire et que les bienfaits sont communs au Père et au Fils ? Si, en effet, il rend grâces au Père, c’est le Fils même qui en est la cause. Et quand vous l’entendez dire : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » ne vous imaginez pas qu’il accuse la chair. Car il ne dit pas : Ce corps de péché, mais : « Ce corps de mort », c’est-à-dire, ce corps mortel, sujet à la mort, mais qui n’a pas engendré la mort : ce qui est un indice, non de la malice de la chair, mais du dommage qu’elle a souffert. De même que si quelqu’un était pris par les barbares, on dirait de lui qu’il leur appartient, non parée qu’i[serait lui-même barbare ; mais parce qu’il serait en leur pouvoir ; ainsi le corps est dit corps de mort, non parce qu’il a causé la mort, mais parce qu’il est sous sa domination. C’est pourquoi Paul ne demande pas à être délivré du corps, mais du corps mortel : insinuant ce que j’ai répété bien des fois, que le corps est très-accessible au péché, précisément parce qu’il est passible.

4. Mais, direz-vous, puisque avant la grâce la tyrannie du péché était si grande, pourquoi les pécheurs étaient-ils punis ? Parce qu’on ne leur commandait que ce qu’ils pouvaient faire sous l’empire même du péché. En effet, Dieu n’exigeait pas d’eux une grande perfection ; il leur permettait l’usage des richesses, ne leur défendait pas d’avoir plusieurs femmes, tolérait la colère dans les limites de la justice, la jouissance des plaisirs modérés ; sa condescendance allait jusqu’au point que la loi écrite était moins exigeante que la loi naturelle. En effet, la loi naturelle voulait qu’un homme n’eût jamais qu’une femme, ce que le Christ rappelle quand il dit : « Celui qui les créa au commencement, les fit mâle et femelle ». (Mat 19,4) Mais la loi de Moïse n’exigeait pas même qu’on renvoyât une première femme pour en prendre une seconde ; elle ne défendait point de les garder toutes les deux. Outre cela, nous voyons les anciens, instruits par la loi naturelle, faire encore, en d’autres points, beaucoup plus que ceux qui ont vécu sous la loi. On n’a donc pas eu de tort envers ceux-ci, puisque leur législation était si modérée. Donc s’ils n’ont pas pu vaincre, la faute en est à leur lâcheté. C’est pourquoi Paul rend grâces de ce que le Christ, laissant de côté toute enquête minutieuse, non seulement n’a pas demandé compte des péchés passés, mais nous a rendus capables de courir dans une voie plus parfaite. Ce qui lui fait dire : « Je rends grâces à Dieu par Jésus-Christ ». Sans parler du salut, bienfait dont tout le monde convient, il passe de la question qu’il vient de traiter à une autre plus élevée, à savoir : que non seulement nous sommes délivrés de nos péchés passés, mais que nous en sommes garantis pour l’avenir.

« Il n’y a donc pas maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ, qui ne marchent pas selon la chair ».(VIII, 1) Il n’a dit cela qu’après avoir rappelé le premier état de choses. En effet, après avoir d’abord dit ; « Ainsi j’obéis moi-même par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché », il ajoute : « Il n’y a donc pas de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ». Puis, comme on pouvait objecter que beaucoup pèchent même après le baptême, il se hâte d’aborder ce point. Et il ne dit pas simplement : « A ceux qui sont en. « Jésus-Christ » ; mais : « A ceux qui ne marchent pas selon la chair », indiquant par là que tout le mal qui se fait est l’effet de notre lâcheté ; car il est possible maintenant de ne pas marcher selon la chair, mais alors c’était difficile. Il donne encore une autre preuve dans ce qui suit, quand il dit : « Car la loi de l’esprit de vie qui est dans le Christ Jésus m’a délivré… (2) » : donnant ici à l’esprit le nom de loi de l’Esprit : Comme il a appelé le péché loi de péché, ainsi il appelle l’esprit loi de l’Esprit. Or, il a aussi donné ce nom à la loi de Moïse, en disant : « Nous savons en effet que la loi est spirituelle ». Où est donc la différence ? Elle est grande, elle est immense : l’une était spirituelle, et l’autre est la loi de l’Esprit. Et en quoi consiste cette différence ? C’est que la première a été simplement donnée par l’Esprit, et que la seconde donne abondamment l’Esprit à ceux qui la reçoivent. Aussi l’appelle-t-il loi de vie, par opposition non à la loi mosaïque, mais à la loi du péché. En effet quand il dit : « M’a délivré de la loi du péché et de la mort », il n’entend point parler de la loi de Moïse, vu que nulle part il ne l’a appelée loi de péché ; et comment pourrait-il lui donner ce nom, puisqu’il l’a déclarée juste, sainte, destructive du péché ? Celle qu’il désigne est donc celle qui combat la loi de l’Esprit. C’est la grâce de l’Esprit qui a mis fin à cette guerre terrible, en tuant le péché, en nous rendant le combat facile, en nous couronnant d’abord, et en nous provoquant à la lutte par des secours abondants.

Et ce qu’il fait toujours, eu passant du Fils à l’Esprit, de l’Esprit au Fils et au Père, et en attribuant tout ce que nous avons à la Trinité, il le fait encore ici. Car, après avoir dit : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » il a montré que c’est le Père par le Fils, puis l’Esprit-Saint avec le Fils : « Car », dit-il, « la loi de l’Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, m’a affranchi » ; puis le Père et le Fils : « Car », dit-il encore, « ce qui était impossible à la loi, parce qu’elle était affaiblie par la chair, Dieu, envoyant son Fils dans une chair semblable à celle du péché, a condamné le péché dans la chair à cause du péché même (3) ». Une fois encore, il semble accuser la loi ; mais, si on y fait attention, il en fait un grand éloge, en montrant qu’elle est d’accord avec le Christ et impose les mêmes commandements. Il ne dit pas : Ce qui était mauvais dans la loi, mais : « Ce qui était impossible sous la, loi » ; et encore : «. Parce qu’elle était affaiblie », mais non : Parce qu’elle faisait le mal, ni. Parce qu’elle tendait des pièges. Encore ce n’est pas même à elle qu’il impute sa faiblesse, mais à la chair, disant : « Parce qu’elle était affaiblie par la chair » ; et par chair ici il n’entend point la substance même et le sujet, mais le sens trop charnel ; ainsi il justifie de toute accusation et le corps et la loi ; non seulement par ce qu’il vient de dire, mais encore par ce qui suit.

5. En effet, si la loi était contraire, comment le Christ serait-il venu à son aide, aurait-il complété sa justification, lui aurait-il tendu la main, en condamnant le péché dans la chair ? C’était tout ce qui restait à faire, puisque depuis longtemps la loi condamnait le péché dans l’âme. Quoi donc ? La loi a-t-elle fait le principal, et le Fils unique de Dieu l’accessoire ? Nullement. Ce principal, Dieu l’avait fait avant tout, en donnant la loi naturelle, et en y ajoutant la loi écrite ; mais, du reste, il eût été inutile, si l’accessoire n’était venu s’y joindre. Car à quoi sert de connaître ses devoirs, si on ne les remplit pas ? À rien, la condamnation n’en est que plus forte. Celui donc qui a sauvé l’âme est précisément celui qui a refréné la chair. Enseigner est facile ; mais montrer le chemin par où tout devient facile ; voilà le merveilleux. C’est pour cela que le Fils unique est venu, et il ne s’en est pas allé avant de nous avoir dégagés de cette difficulté. Et ce qu’il y a de plus grand encore, c’est la manière dont il a remporté la victoire ; car il n’a pas pris d’autre chair que celle que les maux accablaient ; comme si quelqu’un voyant une femme de vile condition, une vagabonde, maltraitée sur une place publique, se déclarait son fils, étant lui-même fils du roi, afin de l’arracher ainsi aux mains de ceux qui l’outragent. C’est ce que le Christ a fait, se déclarant fils de l’homme, prêtant secours à la chair, et condamnant le péché. Et le péché n’osa plus frapper la chair, ou plutôt il l’a frappée du coup de la mort ; mais par là même, a été condamné et détruit, non la chair qui avait reçu le coup, mais le péché qui l’a donné : chose prodigieuse entre toutes. Car si la victoire n’eût pas été remportée dans la chair, ce serait moins étonnant, puisque la loi en faisait autant ; mais la merveille c’est que le trophée ait été élevé avec la chair, et que celle qui avait reçu du péché d’innombrables blessures, ait elle-même remporté contre le péché une éclatante victoire.

Et voyez que de choses incroyables la première, c’est que le péché n’a pas vaincu la chair ; la seconde, c’est qu’il a été vaincu et vaincu par la chair ; car ce n’est pas la même chose de n’être pas vaincu ou de vaincre celui dont on a toujours été vaincu. La troisième, c’est que non seulement la chair a vaincu, mais qu’elle a, infligé un châtiment ; car, n’ayant ; pas péché, le Christ n’a pas été vaincu ; et en mourant il a vaincu et condamné le péché, en lui rendant terrible la chair qui lui avait, paru jusque-là méprisable. Il a donc ainsi détruit sa puissance et aussi la mort qui était venue à sa suite. En effet, tant que le péché avait rencontré des coupables, il avait eu le droit de leur donner la mort ; mais ayant trouvé un corps innocent et l’ayant aussi livré à la mort, il a été condamné comme coupable d’injustice. Voyez-vous combien de victoires ? La chair n’a pas été vaincue par le péché ; elle l’a elle-même vaincu et condamné, et non simplement condamné, mais condamné comme coupable d’injustice : En effet, elle l’a d’abord convaincu d’injustice, puis elle l’a condamné, non seulement parsa force et par sa puissance, mais encore en vertu du droit. C’est ce que l’apôtre entend, en disant du péché : « Il a condamné le péché dans la chair », comme s’il disait : Il l’a convaincu d’une extrême injustice et l’a ensuite condamné. Voyez-vous que le péché est partout condamné, mais non la chair ; que la chair même est couronnée et qu’elle prononce la sentence contre le péché ? Que si l’apôtre nous dit que Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable,'n’allez pas vous imaginer que la chair de Jésus-Christ ait été autre que la nôtre : comme il avait parlé de chair de péché, il a dû se servir de cette expression : « Semblable ». Car le, Christ n’a pas une chair coupable ; il l’a eue semblable à notre chair coupable, de même nature qu’elle, mais impeccable. D’où il résulte clairement que la nature de la chair n’est pas mauvaise. Le Christ n’a point pris une autre chair que la chair primitive, il n’en a point changé la Substance pour la rendre capable de combattre le péché ; mais la laissant subsister dans sa nature propre, il lui a fait remporter la victoire contre le péché, et, après cette victoire, il l’a ressuscitée et rendue immortelle.

Mais, direz-vous, que m’importe que tout cela se soit passé date la chair du Christ ? Cela vous importe beaucoup ; car l’apôtre ajoute « Afin que la justification de la loi s’accomplît en nous, qui ne marchons point selon la chair (14) ». Qu’est-ce à dire, « La justification ? » Le terme, le but, le succès. Car que demandait la loi, que prescrivait-elle ? D’être sans péché. Or le Christ nous a obtenu cette faveur ; résister et vaincre, ç’a été son affaire ; profiter de sa victoire, voilà la nôtre. Désormais donc nous ne pécherons plus ; non, nous ne pécherons plus, à moins d’être absolument dénués de force et de courage. Aussi l’apôtre ajoute-t-il : « Nous qui ne marchons pas selon la chair ». Et de peur qu’en entendant dire que le Christ vous a délivré des assauts du péché, que la justification de la loi est accomplie en vous, que le péché a été condamné dans la chair, vous ne détruisiez toute l’économie de l’œuvre, l’apôtre, après avoir dit : « Il n’y a donc pas de condamnation », a ajouté : « Pour ceux qui ne marchent pas selon la chair ». Et ici, tout en disant : « Afin que la justification de la loi s’accomplisse en nous », il répète la même chose et dit même beaucoup plus. Car, après ces mots : « Qui ne marchons point selon la chair », il ajouté : « Mais selon l’Esprit » ; nous montrant par là qu’il faut non seulement s’abstenir du mal, mais aussi faire le bien. En effet, c’est au Christ de vous donner la couronne, mais c’est à vous de la conserver. Ce qui était le but de la loi, à savoir d’être exempt de la malédiction, le Christ vous l’a accordé.

6. Ne perdez donc pas un si grand bienfait ; mais conservez toujours ce précieux trésor. L’apôtre nous fait voir ici que le baptême ne suffit pas pour, le salut, si nous ne menons ensuite une vie digne d’un si grand don. Ce langage plaidé encore en faveur de la loi. Car dès que nous croyons au Christ, il faut tout faire, tout mettre en œuvre, pour que la justification qu’il a accomplie, persévère en nous et ne soit pas perdue. « En effet, ceux qui sont selon la chair goûtent les choses de la chair ; mais ceux qui sont selon l’esprit, ont le sentiment des choses de l’esprit. Or, la prudence de la chair est mort ; mais la prudence de l’esprit, est vie et paix. Parce que la sagesse de la chair est ennemie de Dieu ; car elle n’est point soumise à la loi de Dieu, et elle ne le peut (5-7) ». Ceci encore n’est point une calomnie contre la chair. Car, tant qu’elle garde son rang, il ne se fait rien de déplacé ; mais quand nous lui permettons tout ; quand, dépassant ses limites, elle se révolte contre l’âme alors elle perd tout, elle gâte tout, non par l’effet de sa propre nature, mais par son intempérance et le désordre qui en est la suite. « Mais ceux qui sont selon l’esprit, ont le sentiment des choses de l’esprit. Or, la prudence de la chair est mort ». Il ne dit pas : La nature de la chair ; ni : La substance du corps ; mais : « La prudence », qui peut se corriger et se détruire. Et s’il parle ainsi, ce n’est pas qu’il attribue à la chair une pensée propre : à Dieu ne plaise ! mais il veut désigner l’instinct de l’âme le plus grossier et lui donne le nom de la partie la plus imparfaite, comme souvent il appelle chair l’homme tout entier quoique doué d’une âme.

« Mais la prudence de l’esprit ». Ici il revient à l’âme spirituelle, comme plus bas, quand il dit : « Mais celui qui scrute les cœurs sait ce que désire l’esprit », et il fait voir que beaucoup de biens en résultent pour le présent, et pour l’avenir. En effet : la prudence spirituelle produit beaucoup plus de biens que la prudence charnelle ne cause de maux ; c’est ce que Paul indique en disant : « Vie et paix » ; l’un, par opposition à ce qu’il a dit : « La prudence de la chair est mort » ; l’autre, par opposition à ce qui suit, puisqu’après avoir dit : « Paix », il ajoute : « Parce que la prudence de la chair est ennemie de Dieu », ce qui est encore pire que la mort. Puis, pour prouver qu’il y a mort et inimitié de Dieu, il ajoute : « Car elle n’est point soumise à la loi de Dieu et ne peut l’être ». Toutefois ne vous troublez pas en entendant dire « Qu’elle ne le peut » ; c’est une difficulté qui se résout aisément. Par prudence de la chair il entend ici la pensée terrestre, la pensée grossière, qui soupire après les jouissances de la vie et les mauvaises actions : celle-là, il déclare qu’elle ne peut être soumise à Dieu. Quelle espérance de salut reste-t-il donc, si le méchant ne peut devenir bon ? Ce n’est point là ce qu’il dit autrement, comment Paul le serait-il devenu ? Et le larron ? Et Manassès ? Et les Ninivites ? Comment David s’est-il relevé après sa chute ? Comment Pierre, après avoir renié son Maître, est-il rentré en lui-même ? Comment le fornicateur a-t-il été reçu dans le troupeau du Christ ? Comment les Galates, qui avaient perdu la grâce, ont-ils recouvré leur première noblesse ? Paul ne dit donc pas que le méchant ne peut devenir bon, mais qu’en restant méchant il ne peut être soumis à Dieu ; une fois changé, il lui est facile de devenir bon et d’être soumis. Il ne dit pas en effet que l’homme ne peut pas être soumis à Dieu, mais qu’une mauvaise action ne saurait être bonne ; comme s’il disait : La fornication ne peut être la chasteté, ni le vice la vertu. Le Christ dit aussi dans l’Évangile : « Un arbre mauvais ne peut produire de bons fruits » (Mat 7,18) ; n’empêchant point le passage du vice à la vertu, mais déclarant que celui qui persévère dans le mal ne peut produire dé bons fruits. En effet, il ne dit pas : Un arbre mauvais ne peut devenir bon ; mais seulement : En demeurant mauvais il ne peut produire de bons fruits. Du reste, qu’un changement soit possible, il le fait voir ici par cette autre parabole, où il parle de la zizanie devenue froment.

Aussi défend-il de l’arracher : « De peur », dit-il, « que vous n’arrachiez aussi le froment avec elle » (Mat 13,29) ; c’est-à-dire, le froment qui en doit sortir. Paul appelle la malice, prudence de la chair ; et prudence de l’esprit ; la grâce qui a été donnée et l’énergie qui se manifeste par la bonne volonté ; il ne parle nullement de nature et de substance, mais de vertu et de vice. Ce que vous n’avez pas pu sous la loi, nous dit-il, vous le pouvez maintenant : marcher droit et sans trébucher, pourvu que vous obteniez le secours de l’Esprit. Car il ne suffit pas de ne pas marcher selon la chair, mais il faut marcher selon l’esprit ; puisqu’il ne suffit pas pour le salut d’éviter le mal, mais qu’il faut encore faire le bien. Or il en sera ainsi, si nous livrons notre âme à l’Esprit, et si nous persuadons à la chair de rester à sa place. Par là nous la rendrons spirituelle ; comme, parla lâcheté, nous rendrons notre âme charnelle.

7. Or, comme le don n’est pas imposé par la nature, mais qu’il est le produit de la libre volonté, il dépend de vous de choisir l’un ou l’autre. Tout ce qui vient de lui est parfait ; car le péché ne combat plus la loi de notre esprit, il ne la captive plus comme auparavant ; c’est est fait, tout est détruit, les passions craintives et tremblantes redoutent la grâce de l’Esprit. Mais si vous éteignez la lumière, si vous jetez le clicher en bas de son siège, si vous chassez le pilote, ne vous en prenez qu’à vous de la tempête. De ce que la vertu est maintenant plus facile, de ce que la sagesse est plus solidement appuyée, apprenez quelle était la situation de l’homme sous l’empire de la loi, et quelle elle est maintenant, depuis que la grâce a brillé. Ce qu’on ne croyait alors possible pour personne, comme la virginité, le mépris de la mort, et tant d’autres sentiments généreux, se pratique aujourd’hui par toute la terre. Ce n’est pas seulement chez nous, mais chez les Scythes, chez les Thraces, chez les Indiens, chez les Perses, chez beaucoup d’autres peuples barbares, que les chœurs de vierges, les troupes de martyrs, les communautés de moines sont plus nombreux que les unions conjugales ; que les jeûnes y sont rigoureux, le détachement parfait : ce qu’aucun de ceux qui vivaient sous la loi, excepté un ou deux, n’eût osé imaginer même en songe. En voyant donc la réalité des faits plus éclatants que le son de la trompette, ne vous laissez point aller à la mollesse, ne trahissez pas une si grande grâce. Quand on a reçu la foi, il n’est plus possible de se sauver avec le relâchement. Si le combat est facile, c’est, pour que vous luttiez et remportiez la victoire ; et non pour que vous vous endormiez, pour que votre lâcheté s’autorise de la grandeur même du bienfait, et que vous vous replongiez dans l’ancien bourbier.

Aussi l’apôtre ajoute-t-il : « Mais ceux qui sont dans là chair ne peuvent plaire à Dieu (8) ». Quoi donc ? direz-vous ; nous tuerons notre corps pour plaire à Dieu ? Vous voulez que nous sortions de notre chair, que nous nous suicidions, pour nous conduire à la vertu ? Voyez-vous que d’absurdités s’ensuivraient, si nous prenions les expressions à la lettre ? Ici, par chair, l’apôtre n’entend pas le corps, ni la substance du corps, mais la vie charnelle et mondaine, livrée complètement à la volupté et à la débauche et qui transforme en chair l’homme tout entier. Car, de même que ceux à qui l’esprit donne des ailes, rendent leur corps spirituel ; ainsi ceux qui repoussent l’esprit et sont esclaves de leur ventre et de la volupté, transforment leur âme en chair, non pas en changeant sa substance, mais en détruisant sa noblesse. Souvent cette métaphore est employée même dans l’Ancien Testament, où le nom de chair désigne une vie grossière, fangeuse, plongée dans des voluptés coupables. Dieu dit à Noé : « Mon esprit ne demeurera pas dans ces hommes, parce qu’ils sont chair ». (Gen 6,3) Pourtant Noé aussi était revêtu de chair ; mais là n’était point le crime, puisque c’est dans la nature ; le mal, c’était d’avoir embrassé la vie charnelle.

Aussi Paul dit-il : « Ceux qui vivent dans la chair ne peuvent plaire à Dieu », et il ajoute : « Pour vous, vous n’êtes point dans la chair, mais dans l’esprit… (9) » ; entendant ici non simplement la chair, mais la chair entraînée, tyrannisée par les passions. Mais, dira-t-on, pourquoi ne s’est-il pas exprimé ainsi et n’a-t-il pas fait1a différence ? Pour élever l’auditeur, et faire voir que celui qui vit bien n’est, pour ainsi parler, plus dans son corps. En effet, puisqu’il est évident pour tout le monde que celui qui est dans le péché n’est pas spirituel, l’apôtre établit quelque chose de plus, à savoir que l’homme spirituel non seulement n’est pas dans le péché, mais pas même dans la chair, et par là même est devenu un ange, s’élevant vers le ciel et portant, simplement une enveloppe de chair. Que si vous accusez là chair, parce que Paul donne son nom à la 'vie charnelle, vous accuserez aussi le monde, parce que souvent on désigne le vice sous son nom, comme quand le Christ dit à ses disciples : « Vous n’êtes point de ce monde » (Jn 15,19) ; et encore, à ses frères : « Le monde ne peut pas vous haïr ; pour moi il me hait ». (Id 7,7) Et il faudra dire aussi que l’âme est étrangère à Dieu, parce que Paul a appelé animaux ceux qui vivent dans l’égarement. Non, non, il n’en est pas ainsi. Ce n’est pas simplement aux expressions qu’il faut s’en tenir, mais à l’intention de celui qui parle ; il faut saisir exactement la différence des termes. Il y a des choses bonnes, des choses mauvaises et des choses indifférentes ; au nombre de ces dernières sont l’âme et le corps, qui peuvent devenir bons ou mauvais ; mais l’esprit est toujours bon et ne peut jamais cesser de l’être. D’un autre côté, la prudence de la chair, c’est-à-dire, une action mauvaise, est toujours mauvaise : car elle n’est point soumise à la loi de Dieu. Si donc vous livrez votre âme et votre corps au bien, vous partagerez le sort du bien, si vous les livrez au mal, vous aurez part à sa ruine, non par la nature de l’âme et de la chair, mais à raison de votre propre volonté qui était libre de choisir l’un ou l’autre. Qu’il en est ainsi, et que Paul n’a point calomnié la chair, nous en aurons une, preuve plus sensible, en reprenant le texte : « Pour vous, vous n’êtes point dans la chair, mais dans l’esprit ».

8. Quoi donc ! Ils n’étaient point dans la chair ? Ils marchaient sans corps ? Est-ce possible ? Voyez-vous que l’apôtre fait ici allusion à la vie charnelle ? Et pourquoi n’a-t-il pas dit : Vous n’êtes pas dans le péché ? Pour vous apprendre que le Christ a non seulement détruit la tyrannie du péché, mais aussi rendu l’âme plus légère et plus spirituelle, non en changeant sa nature, mais plutôt en lui donnant des ailes. Comme le fer, au milieu du feu, devient feu, tout en gardant sa nature propre ; ainsi la chair des fidèles et de ceux qui ont l’esprit, prend l’énergie même de l’esprit et devient toute spirituelle, étant entièrement crucifiée et s’élevant comme l’âme, sur des ailes. Tel était le corps de celui qui tenait ce langage. Aussi prenait-il en pitié toutes les voluptés et toutes les délices ; il mettait son bonheur dans la faim, dans la flagellation, dans la captivité, et n’en ressentait aucune souffrance. C’était ce qu’il entendait quand il disait : « Nos courtes et légères tribulations ». (2Co 4,17) Il avait si bien maté sa chair qu’elle allait du même pas que l’esprit. « Si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous ». Souvent ce terme de « Si toutefois », n’est pas chez lui une expression de doute, mais de foi ferme, et signifie « Puisque » ; comme quand il dit : « Si toutefois il est juste devant Dieu qu’il rende l’affliction à ceux qui vous affligent » (2Th 1,6) ; et encore : « Vous avez tant souffert en vain, si toutefois c’est en vain ». (Gal 6,4) « Or, si quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, celui-là n’est point à lui ». Il ne dit pas : Si vous n’avez pas, mais transporte sur d’autres une supposition pénible.

« Mais si le Christ est en vous… (10) ». De nouveau il suppose que le Christ est en eux. Ce qui pouvait attrister, il l’a dit brièvement et au milieu de son discours ; mais ce qui réjouit, il l’a dit avant et après et dans beaucoup de paroles, ale manière à tenir le reste dans l’ombre. Non qu’il confonde le Christ avec l’esprit : bien loin de là ; mais il montre que celui qui a l’esprit, non seulement est dit appartenir au Christ, mais le possède lui-même. Car il n’est pas possible que le Christ ne soit pas là où est l’esprit. En effet, là où est une, seule personne de là Trinité, se trouve la Trinité tout entière, vu qu’elle est indivisible en elle-même et forme une unité parfaite : Et qu’arrivera-t-il, si le Christ est en vous ? « Le corps, il est vrai, est mort à cause du péché ; mais l’esprit est vie par la justice ». Voyez-vous combien de maux résultent de l’absence du Saint-Esprit : la mort, la haine de Dieu, l’impossibilité d’obéir à ses lois, ne point appartenir au Christ comme on le doit, ne pas le posséder au dedans de soi ? Voyez au contraire que de biens découlent de la présence de l’esprit : appartenir au Christ, le posséder lui-même, être l’égal des anges, c’est-à-dire, avoir mortifié sa chair, vivre de la vie immortelle, posséder un gage de la résurrection, courir sans obstacle dans la voie de la vertu. Il ne dit pas que le corps cesse de pécher, mais qu’il est mort, pour indiquer une plus grande facilité à 'courir. Et on est enfin couronné sans combats et sans, peines. Voilà pourquoi il ajoute : « Au péché », pour vous apprendre que le Christ a détruit une fois la malice, mais non tir nature du corps. Si en effet le corps était détruit, beaucoup de choses qui peuvent être utiles à l’âme, disparaîtraient. Ce n’est point là ce que dit l’apôtre, mais bien que le corps vivant et subsistant doit être mort. Car c’est là le signe que nous possédons le Fils, que l’Esprit habite en nous, lorsque nos corps ne diffèrent point, quant à leur action propre, de ceux qui sont couchés dans le cercueil. Cependant ne vous épouvantez pas en entendant parler de mortification : car vous avez une vie qu’aucune mort ne peut atteindre. Telle est la vie de l’esprit ; elle ne cède plus à la mort, mais elle l’absorbe et la consume, et rend immortel tout ce qui la reçoit. Aussi après avoir dit que le corps est mort, il n’ajoute pas : L’esprit est vivant, mais : « Est vie », pour montrer qu’il peut aussi procurer la vie à d’autres.

Puis, serrant de près l’auditeur, il dit quel est le principe de la vie et quelle en est la preuve : c’est la justice. En effet, une fois le péché détruit, la mort disparaît ; et la mort disparaissant, la vie est indestructible. « Que si l’esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Seigneur, vivifiera aussi vos « corps mortels, par son esprit qui habite en vous (11) ». Il revient encore à la résurrection, percé que cette espérance tenait surtout l’auditeur en haleine et l’affermissait par la pensée de ce qui est arrivé au Christ. Ne vous effrayez – pas, leur dit-il, d’être revêtu d’un corps mortel ; ayez l’esprit, et ce corps ressuscitera certainement. Quoi donc ! Est-ce que les corps qui n’ont pas l’esprit ne ressusciteront pas ? Comment donc tous les hommes doivent-ils paraître devant le tribunal du Christ ? Comment croire alors à tout ce qu’on dit de l’enfer ? Si ceux qui n’ont pas l’esprit ne ressusciteront pas, il n’y aura point d’enfer. Que signifient donc ces paroles ? Tous ressusciteront mais non pas tous pour la vie ; les uns pour le châtiment, les autres pour la vie. Aussi l’apôtre ne dit-il pas : Ressuscitera, mais : « Vivifiera » : ce qui est plus que de ressusciter et n’est réservé qu’aux justes. Puis, pour donner la raison d’un si grand honneur, il ajoute : « Par son esprit qui habite en vous ». En sorte que si, étant sur la terre, vous repoussez la grâce de l’esprit, que vous ne la possédiez pas saine et sauve au moment du départ, vous serez perdre sans ressource, quoique vous ressuscitiez. De même que si le Christ voit briller en vous son esprit, il ne souffrira pas que vous soyez livré au supplice ; ainsi, s’il le voit éteint, il ne permettra pas que vous entriez, dans la chambre nuptiale, non plus que les vierges folles. Ne laissez donc pas vivre votre corps maintenant, afin qu’il vive alors ; faites-le mourir, pour qu’il ne meure pas ; s’il continue à vivre, il ne vivra pas ; s’il meurt, il vivra. Il en sera ainsi dans la résurrection universelle ; il faut d’abord que le corps meure et soit enseveli, puis qu’il devienne immortel. C’est aussi ce qui a eu lieu dans le baptême : le corps y a d’abord été crucifié et enseveli, puis il est ressuscité. Ainsi en a-t-il été du corps du Seigneur : il a été crucifié, puis enseveli, et il est ressuscité.

9. Faisons-en autant : mortifions sans cesse notre corps dans nos actions. Je ne parle pas ici de sa substance, à Dieu ne plaise ! mais de ses penchants aux actions coupables. Ne rien supporter d’humain en soi, n’être point l’esclave des voluptés ; là, et là seulement est la vie. Du reste celui qui se soumet à leur joug, ne peut même plus vivre, à raison des chagrins, des craintes, des périls, des maux sans nombre qu’elles engendrent. Dans l’attente de la mort ; il meurt de peur, avant de mourir ; dans la prévision de la maladie, des injures, de la pauvreté, de quelque autre malheur inopiné, il dépérit, il se consume. Qu’y a-t-il de plus misérable qu’une telle vie ? Il n’en est pas ainsi de celui qui vit par l’esprit ; il est au-dessus de la crainte, du chagrin, des périls, de toute espèce de revers, non parce qu’il ne les éprouve pas, mais, ce qui est bien mieux, parce qu’il méprise leurs assauts. Mais comment cela peut-il être ? Si l’esprit habite toujours en nous. Car l’apôtre n’entend pas parler d’un passage, rapide, mais d’un séjour perpétuel. Aussi ne dit-il pas : Qui a habité, mais : « Qui habite », pour indiquer une demeure permanente. Ainsi celui qui est mort à cette vie est donc le plus rivant. C’est pourquoi Paul dit : « L’esprit est vie par la justice ».

Pour rendre cela plus sensible, supposons deux hommes, dont l’un est livré aux folles dépenses, aux plaisirs, aux séductions de la vie ; et l’autre y est mort, et voyons quel est celui qui vit le plus. Que de ces deux hommes, l’un très-riche, illustre, nourrissant des parasites et des flatteurs, passe toutes ses journées dans les jeux et la débauche ; que l’autre, en proie à la faim, aux privations, à toutes les nécessités de la vie, soit sage, ne prenne que le soir la nourriture strictement nécessaire, ou même, si vous le voulez, passe deux et trois jours sans manger : lequel des deux nous semble le plus vivre ? Je sais que le plus grand nombre répondront que c’est le premier, celui qui danse et dissipe son bien ; mais nous, nous pensons que c’est celui qui garde les bornes de la modération. Mais puisqu’il y a ici matière à débat et à discussion, entrons chez l’un et l’autre, au moment précis où le riche vous semble surtout vivre, dans l’instant même où il se livre aux plaisirs ; entrons, dis-je, et voyons où ils en sont tous les deux : car c’est par les faits qu’on juge d’un vivant et d’un mort. Nous trouverons donc l’un au milieu des livres, ou vaquant à la prière et au jeûne, ou appliqué à quelque autre œuvre nécessaire, veillant dans la sobriété, et conversant avec Dieu ; et nous verrons l’autre plongé dans l’ivresse, et dans un état semblable à celui d’un mort ; et si nous attendons jusqu’au soir, nous verrons la mort l’envahir encore davantage, jusqu’à ce que le sommeil lui succède ; tandis que le premier passera la nuit dans la sobriété et les veilles. Lequel donc appellerons-nous vivant ; de celui qui est étendu insensible, et objet de dérision pour tout le monde, ou de celui qui est plein de vigueur et s’entretient avec Dieu ?

Si vous vous approchez de l’un et que vous soyez obligé de lui parler, il ne vous répondra pas plus que s’il était mort ; si vous allez trouver l’autre, soit de jour, soit de nuit, vous verrez un ange plutôt qu’un homme, appliqué aux choses du ciel. Voyez-vous donc que l’un est le plus vivant des vivants, et que l’autre est dans un état plus pitoyable que les morts ? Que si on le voit agir, il prend un objet pour un autre, il ressemble aux insensés, il est même plus misérable qu’eux. Si en effet quelqu’un insulte ceux-ci, nous avons tous pitié d’eux et nous blâmons l’auteur de l’outrage ; si au contraire nous voyons quelqu’un injurier celui-là, non seulement nous n’éprouvons aucun sentiment de compassion, mais nous le condamnons pour être en pareil état. Est-ce là vivre, dites-moi ? Cette vie n’est-elle pas pire que, mille morts ? Voyez-vous que non seulement l’homme livré aux plaisirs est mort, mais qu’il est dans un état pire que la mort, qu’il est plus misérable que le possédé du démon ? Car celui-ci excite la pitié, et lui l’aversion ; l’un rencontre l’indulgence, et l’autre est puni de sa maladie. Et s’il est ridicule extérieurement, quand il laisse tomber une bave puante, et exhale une fétide odeur de vin, songez à l’état malheureux de son âme, ensevelie dans son corps comme dans un sépulcre. C’est absolument comme si on commandait à une servante barbare, laide, immonde, d’insulter et d’outrager en toute liberté une jeune fille parée, chaste, libre, de noble origine et belle : Voilà l’image de l’ivresse.

10. Quel homme sensé ne préférerait mille fois la mort à un seul jour ainsi passé ? Si le lendemain, au sortir d’une telle orgie, il semble être sage, il ne jouit pas encore des avantages de la tempérance, parce qu’il a devant les yeux le nuage soulevé par la tempête de l’ivresse. Accordons cependant qu’il est vraiment sain, quel profit en retire-t-il ? Sa sobriété ne sert qu’à lui mettre ses accusateurs sous les yeux. Dans sa honteuse situation il gagnait au moins de ne pas s’apercevoir qu’on se moquait de lui ; mais le lendemain, il n’a plus cette consolation, quand il s’aperçoit que ses domestiques murmurent, que sa femme est couverte de confusion, que ses amis le blâment, que ses ennemis le tournent en dérision. Quoi de plus misérable qu’une telle vie : être pendant le jour un objet de mépris, et retomber, le soir, dans les mêmes turpitudes ? Quoi encore ? Voulez-vous que – nous mettions en scène les avares ? C’est encore une autre ivresse, plus grave même que la première ; or si c’est une ivresse, c’est aussi une mort pire, puisque c’est une pire ivresse.

Il n’est pas en effet aussi terrible d’être ivre de vin, qu’ivre de cupidité ; car, là, la punition se borne à la souffrance, et tout se termine à l’insensibilité et à la ruine de celui qui s’enivre ; mais ici le mal passe à des milliers d’âmes et allume des guerres de tout genre. Comparons-les donc l’un à l’autre, et voyons-en quoi l’avare se rapproche de l’ivrogne, en quoi il le surpasse, et faisons aujourd’hui la part de chacun d’eux. Ne les mettons plus en comparaison avec ce bienheureux qui vit de l’Esprit, mais mettons-les en face l’un de l’autre et examinons-les. Mettons au milieu une table, ensanglantée de mille meurtres. Qu’ont-ils donc de commun et en quoi se ressemblent-ils ? Dans la nature même de leur maladie, l’apparence de l’ivresse diffère, puisque l’une est le produit du vin, et l’autre celui des richesses ; mais la maladie est la même : car tous les deux sont tourmentés d’un désir désordonné. Plus celui qui est ivre de vin avale dé coupes, plus il désire en boire ; plus celui – qui est avide de richesses en amasse, plus il attise le feu de la cupidité et augmente sa soif. En ce point ils se ressemblent ; mais, sous un autre rapport, l’avare va plus loin. Comment cela ? C’est que l’ivrogne souffre selon les lois de la nature : car le vin étant chaud et augmentant ainsi la sécheresse naturelle, procure la suif à ceux qui le boivent ; mais l’avare, pourquoi désire-t-il avoir plus ? Pourquoi, puisque plus il est riche, plus il est pauvre ? En vérité c’est un mal étrange, et qui tient de l’énigme. Mais voyons-les, s’il vous plaît, après l’ivresse ; ou plutôt, on ne peut jamais, voir l’avare après l’ivresse, puis qu’il est toujours ivre.

Prenons-les donc dans l’ivresse même, examinons lequel des deux est le plus ridicule, et faisons exactement leur portrait. Nous verrons l’homme ivre de vin déraisonner sur le soir, ouvrir les yeux et ne voir personne, aller çà et là sang but et au hasard, heurter les passants, vomir, se déchirer et se déshabiller honteusement ; et si sa femme est là, ou sa fille, ou sa servante, ou toute autre personne, on rira de lui à gorge déployée. Produisons maintenant l’avare. Ici, ce qui se passe n’est pas seulement visible, mais excite l’horreur, la plus vive indignation, et mérite mille fois la foudre ; voyons pourtant le côté ridicule. Aussi bien que l’autre, celui-ci méconnaît tout le monde, amis et ennemis ; il ouvre aussi les yeux et ne voit pas ; et comme le premier ne voit partout que du vin, lui ne voit partout que de l’argent. Ses vomissements sont bien plus pénibles. Ce n’est point de la nourriture qu’il rejette ; mais des paroles d’injure, d’outrage, de guerre, de mort, qui attirent sur sa tête la foudre du ciel ; comme le corps de l’ivrogne est livide et chancelant, ainsi est l’âme de l’avare. Bien plus, son corps même n’est point exempt de la maladie, il dépérit même davantage : car le souci, la colère, l’insomnie, le minent plus que le vin ne le ferait et le rongent en peu de temps. L’ivrogne peut du moins être sobre pendant la nuit ; mais l’avare est continuellement ivre, le jour et la nuit, qu’il veille ou qu’il dorme, subissant un châtiment plus grand que le prisonnier, que le malheureux condamné aux mines, ou tout autre plus misérable encore.

11. Est-ce donc là une vie, dites-moi ? N’est-ce pas plutôt la mort, et même quelque chose de plus pitoyable que quelle mort que ce soit ? Du moins la mort donne le repos au corps, le soustrait au ridicule, à l’indécence, au péché ; mais ces ivresses précipitent dans tous ces maux, bouchent les oreilles, crèvent les yeux, environnent l’esprit de ténèbres. Car l’avare ne peut entendre parler, ni parler lui-même que d’intérêts et d’intérêts d’intérêts, de profits odieux, de gains ignobles et vils ; aboyant comme un chien contre tout le monde ; haïssant et repoussant tout le monde, faisant sans raison la guerre à tout le monde, ennemi du pauvre, jaloux du riche, désagréable à tous. S’il a une femme, des enfants, des amis, il les regarde comme plus ennemis que des ennemis naturels, s’il n’a pas la liberté de gagner à tout prix, Quoi de pire qu’une pareille folie ? Quoi de plus misérable, puisque, n’ayant qu’un corps, ne servant qu’un ventre, il se crée à lui-même des rochers, des écueils cachés, des précipices, des fossés, des abîmes sans nombre ? Si on vous appelle aux charges publiques, vous vous enfuyez, de peur de la dépense ; mais en sacrifiant à Mammon, vous vous imposez un service bien plus pénible, et non seulement plus coûteux, mais encore plus dangereux ; car vous ne livrez pas seulement à ce tyran cruel de l’argent, des fatigues de corps, des tourments et des peines d’esprit, mais encore votre corps lui-même, pour tirer, misérable que vous êtes, quelque profit de ce barbare esclavage. Ne voyez-vous pas tous les jours ceux qu’on porte au tombeau ; comme ils s’en vont nus, dépouillés de tout, ne pouvant rien emporter de chez eux, mais abandonnant aux vers le linceul même qui les enveloppe ? Contemplez-les chaque jour, et peut-être votre maladie se guérira-t-elle, à moins que l’aspect de somptueuses funérailles n’augmente encore votre folie, car c’est un mal bien grave, c’est une maladie terrible. Voilà pourquoi à chaque réunion nous eu parlons, pourquoi nous en, rebattons si souvent vos oreilles, afin d’obtenir quelque chose à force d’instances.

Du reste ne contestez pas : ce n’est pas seulement au jour du jugement, mais déjà ici-bas que ce mal, si varié dans ses formes, attire de grands châtiments. Car, lorsque je parlerais des prisonniers condamnés à perpétuité, de l’homme cloué sur sa couche par une longue maladie, de celui qui lutte avec la faim, ou de tout autre infortuné, je ne nommerais personne qui souffre autant que les avares. Quoi de plus affreux en effet que de haïr tout le monde, et d’en être haï, de ne vivre en paix avec personne, de n’être jamais rassasié ; d’avoir toujours soif, de lutter continuellement avec la faim, et une faim plus terrible que la faim ordinaire, d’être accablé de soucis quotidiens, de n’être jamais dans son bon sens, d’être toujours dans l’agitation et dans le trouble ? Or les avares subissent ces tourments et bien d’autres encore ; car, même quand ils gagnent, serait-ce la fortune de tout le monde, ils n’en éprouvent aucune satisfaction, à cause du désir de gagner davantage ; et s’ils font une perte, ne serait-ce que d’une obole, ils s’estiment les plus malheureux des hommes, et s’imaginent avoir perdu la vie. Quelles paroles pourraient décrire ces souffrances ? Or, s’il en est ainsi dès ce monde, songez aux maux qui doivent suivre, à la perte du royaume ; aux supplices de l’enfer, aux chaînes éternelles, aux ténèbres extérieures, au ver empoisonneur, au grincement de dents, aux tourments, aux angoisses, aux fleuves de feu, aux fournaises qui ne s’éteignent jamais ; et recueillant tout cela et le comparant aux plaisirs que procurent les richesses, détruisez radicalement cette maladie, afin que, possédant la vraie richesse et délivré de cette affreuse pauvreté, vous obteniez les biens présents et à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui, gloire soit rendue au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIV.

AINSI, MES FRÈRES, NOUS NE SOMMES POINT REDEVABLES A LA CHAIR. CAR SI C’EST SELON LA CHAIR QUE VOUS VIVEZ, VOUS MOURREZ ; MAIS SI, PAR L’ESPRIT, VOUS MORTIFIEZ LES ŒUVRES DE LA CHAIR, VOUS VIVREZ. (VIII, 12, 13, JUSQU’À 27)

Analyse.

  • 1. Il faut mortifier la chair, mais seulement dans ses inclinations mauvaises, et non dans ses fonctions utiles.
  • 2. L’Esprit de Dieu doit tout conduire en nous, l’âme et le corps, c’est à cette condition que nous devenons enfants de Dieu, non simplement comme les Juifs, mais d’une manière plus haute.
  • 3. Commencement de la prière des catéchumènes. – Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, et c’est lui qui nous fait dire à Dieu : Notre Père. – Nous sommes donc les fils de Dieu, et non seulement ses fils, mais ses héritiers, et non seulement ses héritiers, mais les cohéritiers de Jésus-Christ.
  • 4. Cet héritage de la gloire future est tel que les peines de cette vie présente sont sans proportion avec lui.
  • 5. Cette gloire sera telle encore que toute la création soupire après elle de concert avec l’homme. – Car la création faite pour l’homme sera elle-même transformée et délivrée de l’asservissement à la corruption.
  • 6. Nous avons déjà reçu les prémices de cette gloire, les prémices de l’Esprit, comment le reste pourrait-il nous manquer ? – Vivons donc en espérance, attendons dans la patience. – L’espérance a pour objet, non ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas encore.
  • 7. A la patience qui est notre fait se joint le don de l’Esprit-Saint qui nous excite à l’espérance, et par elle adoucit nos peines. Ce n’est pas seulement dans les moments difficiles que la grâce nous assiste, c’est encore dans les circonstances ordinaires de la vie, par exemple elle nous apprend ce qu’il est utile que mous demandions à Dieu. – Explication de cette parole un peu obscure : Mais l’Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements inénarrables.
  • 8. Bonté de Dieu envers les hommes, démontrée par celle dont il a usé envers les Juifs.
  • 9-11. Longue et pathétique exhortation à la pratique de l’aumône.

1. Après avoir montré combien est grande la récompense de la vie spirituelle, qu’elle fait habiter le Christ en nous, qu’elle vivifie les corps morts, qu’elle donne des ailes pour s’élever vers le ciel, qu’elle rend plus facile le chemin de la vertu, il en déduit nécessairement un avertissement, et dit : Donc nous ne devons pas vivre selon la chair. Ce n’est cependant point ainsi qu’il s’exprime : son langage est plus vif et plus ferme : bous sommes redevables à l’Esprit ; car c’est là évidemment le sens de ces mots : « Nous ne sommes point redevables à la chair ». C’est ce qu’il démontre partout, en faisant voir que les dons de Dieu n’étaient point dus, mais sont de purs effets de la grâce ; et que ce que nous avons fait ensuite n’est point libéralité, mais simple dette. Car c’est là ce qu’il entend, quand il dit « Vous avez été achetés chèrement ; ne vous faites point esclaves des hommes ».(1Co 7,23) ; et : « Vous n’êtes plus à vous-mêmes ». (1Co 6,19). Ailleurs il s’exprime encore là-dessus en ces termes : « Parce que si un seul est mort pour tous, donc lotis sont morts ; « et le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux ». (2Co 5,14-15) Ici il rend la même pensée par ces expressions : « Nous sommes redevables ». Après avoir dit : « Nous ne sommes point redevables à la chair », de peur que vous ne l’entendiez de la Rature même de la chair, il ne se fait point là-dessus, et ajoute : « Pour vivre selon la chair ». Au fait nous devons à la chair bien des choses : la nourriture, l’entretien, le repos, les remèdes dans ses maladies, le vêtement et mille autres soins encore. De peur donc que vous ne vous imaginiez que son intention est de supprimer ces devoirs, quand il dit : « Nous ne sommes point redevables à la chair », il interprète lui-même sa pensée en disant : « Pour vivre selon la chair ». Je retranche, nous dit-il, tous les soins qui conduisent au péché, mais je veux tout ce qui est nécessaire à l’entretien : et c’est ce qu’il exprime plus bas. En effet, après avoir dit qu’il ne faut point avoir souci de la chair, il ne s’en tient pas là, mais il ajoute : « Pour les passions », ce qui signifie encore ici Qu’on lui donne des soins, nous les lui devons : mais ne vivons pas selon la chair, c’est-à-dire, ne lui abandonnons pas l’empire sur notre vie. C’est à elle de suivre, et non de commander ; elle ne doit point régler notre vie, mais recevoir les lois de l’Esprit.

Après avoir fixé ce point, et prouvé que nous sommes redevables à l’Esprit, voulant montrer de quels bienfaits, il ne mentionne pas (et c’est ici surtout qu’il faut admirer sa prudence), il ne mentionnera, dis-je, les biens passés, mais les biens à venir. Pourtant les premiers en valaient bien la peine ; néanmoins il n’en dit rien, il ne rappelle point ces ineffables bienfaits, et ne parle que de l’avenir. C’est que d’ordinaire un bienfait passé fait moins d’impression sur la foule qu’un bien à venir et qu’un bien en expectative. Après avoir ainsi complété sa pensée, il lés attriste d’abord et les effraie, en leur rappelant les maux qu’engendre la vie selon la chair : « Car si c’est selon la chair que vous vivez, vous mourrez », faisant allusion à la mort éternelle, au châtiment et au supplice de l’enfer. Et même à y regarder de près, l’homme qui vit selon la chair est mort déjà dès cette vie, comme nous vous l’avons démontré dans le discours précédent. « Mais si, par l’esprit, vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez ». Voyez-vous qu’il ne parle pas de la nature du corps, mais des œuvres de la chair ? En effet, il ne dit pas : Si par l’esprit vous mortifiez la nature du corps, vous vivrez ; niais « Les œuvres » ; non pas même toutes les œuvres, mais les mauvaises, comme la suite le fait voir : Si vous faites cela, dit-il, vous vivrez. Et comment cela pourrait-il se faire, s’il s’agissait de tous les actes ? Car voir, entendre, marcher, sont des actions du corps, et si nous devions les mortifier, nous éteindrions en bous la vie jusqu’à nous rendre coupables d’homicide. Quelles sont donc les actions qu’il nous dit de mortifier ? Celles qui nous portent au mal, celles qui tendent au vice et qui ne peuvent se mortifier que par l’Esprit. Mortifier les autres ce serait vous suicider, ce qui n’est point permis ; mais celles-ci seulement doivent être mortifiées par l’Esprit : quand l’Esprit est là, tous les flots sont apaisés, les passions sont comprimées, plus rien ne se révolte en nous. Voyez-vous, ainsi que je le disais tout à l’heure, comme il nous excite par l’espoir des biens à venir, et montre que nous ne sommes pas seulement redevables pour les bienfaits passés ? La rémission des fautes passées, nous dit-il, n’est pas le seul bienfait de l’Esprit, mais il nous assure encore la possession des biens futurs et nous rend dignes de la vie éternelle. Il y ajoute encore une autre récompense, en disant : « Car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. (4) ».

2. Cette nouvelle couronne est bien plus précieuse que la première. Aussi ne dit-il pas simplement : Ceux qui vivent par l’Esprit de Dieu, mais : « Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu », indiquant ainsi que cet Esprit veut être le maître de notre vie, le pilote de la nacelle, le conducteur du char à deux chevaux. Car ce n’est pas seulement le corps, mais aussi l’âme que l’apôtre assujettit à ses rênes. Il ne veut point que l’âme agisse de sa propre autorité, mais il soumet ses facultés à la puissance de l’Esprit. Et de peur que, se fiant à la grâce du baptême, on ne se néglige dans sa conduite, il affirme que, si étant baptisé, vous ne vous laissez point conduire par l’Esprit, vous perdez la dignité dont vous étiez honoré et le privilège de l’adoption. Aussi ne dit-il point : Ceux qui ont reçu l’Esprit, mais : « Ceux qui sont conduits par l’Esprit ». C’est-à-dire, ceux qui sont ainsi gouvernés pendant toute leur vie, ceux-là sont fils de Dieu. Puis, comme cette dignité avait été accordée aux Juifs, (car il est écrit : « J’ai dit : Vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut. » (Psa 71) ; et encore : « J’ai engendré des fils et je les ai élevés » (Psa. 2) ; et encore : « Israël mon premier-né » (Exo 4,22) ; et dans Paul lui-même : « Auxquels appartient l’adoption » (Rom 9,4) ; il démontre quelle grande différence, il y a entre ces deux honneurs. Si les noms sont les mêmes, nous dit-il, il n’en est pas ainsi des choses. Et il en donne la démonstration, en établissant une comparaison entre les justes, entre les dons eux-mêmes, et en parlant de l’avenir ; et d’abord il rappelle ce qu’on leur avait donné. Qu’était-ce donc ? L’esprit de servitude ; c’est pourquoi il ajoute : « Aussi vous n’avez point reçu de nouveau l’esprit de servitude qui inspire la crainte ». Puis, sans parler de ce qui est opposé à l’esprit de servitude, c’est-à-dire de l’esprit de liberté, il exprime quelque chose de bien préférable : « L’Esprit d’adoption », qui donnait aussi la liberté : « Mais vous avez reçu l’esprit d’adoption des fils ». Voilà qui est évident ; mais qu’est-ce que l’esprit de servitude ? Ceci n’est pas aussi clair. Il est donc nécessaire de l’expliquer : car ce n’est pas seulement une obscurité, mais une grande difficulté.

En effet, le peuple juif n’avait point reçu l’Esprit ; que veut donc dire l’apôtre ? Il donne ce nom à la lettre parce qu’elle était spirituelle, comme il l’a donné à la loi, à l’eau qui sortit du rocher, à la manne. Il a dit en effet : « Ils ont tous mangé la même nourriture spirituelle et ils ont bu le même breuvage spirituel ». (1Co 10,3-4) Il en a dit autant de la pierre : « Car ils buvaient de la pierre spirituelle qui les suivait ». (Id) Comme tout cela était au-dessus de la nature, il lui donnait le nom de spirituel, mais non parce que ceux qui y participaient avaient reçu l’Esprit. Et comment la lettre était-elle une lettre de servitude ? Passez en revue toutes leurs institutions, et vous le verrez clairement. Le châtiment leur venait immédiatement, la récompense ne se faisait point attendre ; réglée dans sa mesure et comparable au salaire quotidien d’un domestique ; de tous côtés ils avaient devant les yeux des sujets de crainte, des purifications corporelles, une modération qui ne s’étendait qu’aux actes.

Chez nous il n’en est pas de même : car l’esprit et la conscience doivent être purs. En effet le Christ ne nous dit pas : Tu ne tueras point, mais : Tu ne te mettras point en colère ; il ne dit pas : Tu ne commettras point l’adultère, mais : Tu ne jetteras point de regard impudique ; afin que la vertu et les bonnes œuvres ne soient plus le résultat de la crainte, mais les fruits de notre amour pour lui. Il ne nous promet plus une terre où coulent des ruisseaux de miel et de lait, mais que nous serons les cohéritiers de son Fils unique : pour nous détacher entièrement des biens présents, il nous en promet qui seront vraiment dignes d’enfants de Dieu, où il n’y aura plus rien de sensible ni de corporel, mais où tout sera spirituel. En sorte que si les Juifs avaient le nom de fils, ils étaient pourtant esclaves ; tandis que, devenus libres, nous avons reçu l’adoption et nous attendons le ciel ; à eux, Dieu parlait par d’autres ; à nous, il parle par lui-même ; ils n’agissaient que par un motif de crainte, tandis que les spirituels agissent par le désir et par l’amour, comme ils le font assez voir en dépassant les préceptes. Les Juifs, comme des mercenaires et des ingrats, ne cessaient jamais de murmurer ; les spirituels ne cherchent que le bon plaisir du Père ; les Juifs, une fois les bienfaits reçus, blasphémaient ; nous, nous rendons grâces même au sein des périls. S’il s’agit de la punition des pécheurs, la différence est grande encore. Nous ne nous convertissons point comme eux, par crainte d’être lapidés, brûlés, mutilés par les prêtres ; il suffit que nous soyons exclus de la table paternelle et condamnés à une absence d’un nombre de jours déterminés. Chez les Juifs, l’adoption était un titre purement honorifique ; chez nous les effets suivent, la purification parle baptême, le don de l’Esprit, tous les autres biens en abondance. Il y aurait bien d’autres choses à dire pour montrer la noblesse de notre condition et la bassesse de la leur ; l’apôtre se contente de les indiquer par ces mots d’esprit, de crainte, d’adoption ; puis il passe à une autre preuve, pour démontrer que nous avons l’esprit d’adoption. Quelle est cette preuve ? « Dans lequel nous crions : Abba, le Père (15) ».

3. Or, ce que cela vaut, les initiés le savent, eux qui reçoivent l’ordre de prononcer ce mot pour la première fois dans la prière mystique. Mais quoi ! direz-vous, est-ce que les Juifs ne donnaient pas aussi à Dieu le noie de Père ? N’entendez-vous pas Moïse dire : « Tu as abandonné le Dieu qui t’a engendré ? » (Deu 32,18) N’entendez-vous pas Malachie dire en forme de reproche : « Un seul Dieu nous a créés, nous n’avons tous qu’un Père ? » (Mal 2,10) Malgré ces textes et bien d’autres encore, nous ne voyons nulle part que les Juifs appelassent Dieu leur père et l’invoquassent sous ce nom. Et nous tous, prêtres et simples fidèles, princes et sujets, nous avons ordre de prier ainsi. Ce mot, nous l’avons prononcé pour la première fois après l’enfantement merveilleux, après cette naissance étonnante et extraordinaire. D’ailleurs, si les Juifs appelaient ainsi Dieu, ce n’était point par une inspiration propre ; tandis que ceux qui vivent sous la loi de grâce, le font par le mouvement et l’action de l’esprit. Car, comme il y a un, esprit de sagesse, par lequel les insensés deviennent sages, ainsi que l’enseignement le fait voir ; un esprit de force, par lequel les faibles ressuscitaient les morts et chassaient les démons ; un esprit de grâce de guérisons, un esprit de prophétie, un esprit de langues ainsi il y a un esprit d’adoption. Et comme nous reconnaissons l’esprit de prophétie, lorsque celui qui le possède prédit l’avenir, non par son inspiration personnelle, mais par le mouvement de la grâce ; ainsi reconnaissons-nous l’esprit d’adoption quand celui qui l’a reçu donne à Dieu le nom de Père, mû en cela par l’Esprit. Et voulant montrer que c’est bien d’enfants légitimes qu’il s’agit, l’apôtre emploie la langue hébraïque. En effet, il ne dit pas seulement : « Père », mais : « Abba, le père » : expression que les enfants légitimes emploient à l’égard de leur père.

Quand il a ainsi donné la différence d’après les institutions, la grâce accordée, la liberté, il produit encore une autre preuve de l’excellence de cette adoption. Qu’elle est cette preuve ?

« L’Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit, que nous sommet enfants de Dieu (16) ». Je ne m’appuie pas seulement sui ce mot, dit-il, mais sur la raison même de ce mot ; je dis tout cela sous l’inspiration même de l’Esprit. C’est ce qu’il explique ailleurs plus clairement en disant : « Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Abba, le Père ». (Gal 4,6) Qu’est-ce que cela veut dire : « Rend témoignage à notre esprit ? » c’est-à-dire : Le Paraclet rend témoignage au don qui nous a été fait. Ce n’est pas seulement la voix du don, mais aussi celle du Paraclet qui nous a fait le don ; car c’est lui-même qui par sa grâce nous a appris à parler ainsi. Or, quand l’Esprit rend témoignage, quel moyen de douter ? Si c’était un homme, un ange, un archange, ou quelque autre puissance de ce genre, qui nous fît cette promesse, on aurait peut-être raison de se défier ; mais quand c’est la puissance suprême, celle qui nous a fait le don, qui nous rend témoignage par la prière même qu’elle nous ordonne de lui adresser, comment élever un doute sur notre dignité ? Si un roi élisait quelqu’un et proclamait devant tout le monde l’honneur qu’il lui fait, aucun de ses sujets n’oserait le contredire.

« Mais si nous sommes enfants, nous, sommes aussi héritiers (17) ». Voyez-vous comme il augmente le don peu à peu ? Car, comme on peut être enfant sans être héritier, (en effet tous les enfants ne sont pas héritiers), il a soin d’ajouter que nous sommes aussi héritiers. Or les Juifs, outre qu’ils n’ont point joui d’une telle adoption, ont été exclus de l’héritage. « Car il fera mourir misérablement ces misérables, et il donnera sa vigne à d’autres vignerons ». (Mat 21,41) Auparavant le Christ avait déjà dit : « Beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident et auront place avec Abraham ; tandis que les enfants du royaume seront jetés dehors ». (Id 8,41, 12) Mais Paul ne s’arrête pas là ; il dit encore quelque chose de plus, savoir que nous sommes « Héritiers de Dieu » ; c’est pourquoi il ajoute : « Nous sommes aussi héritiers de Dieu » ; et non simplement héritiers, mais, ce qui est plus encore : « Cohéritiers du Christ ». Voyez-vous comme il s’efforce de nous amener jusqu’auprès du Seigneur ? Comme tous les enfants ne sont pas héritiers, il montre que nous sommes tout à la fois enfants et héritiers. Puis, comme tous les héritiers n’héritent lias de grands biens, il fait voir que les héritiers de Dieu possèdent cet avantage. Enfin, comme on peut être héritier de Dieu, et cependant n’être pas cohéritier du Fils unique, il déclare que cet honneur nous appartient encore. Et voyez sa sagesse quand il traite un sujet triste, qu’il parle du châtiment réservé à ceux qui vivent selon la chair, et dit, par exemple, qu’ils mourront, il est bref ; mais quand il aborde une question plus agréable, il s’étend, il devient prolixe, il entre dans le détail des récompenses et mentionne des dons aussi grands que variés. Si c’est une grâce ineffable d’être enfant, pensez ce que c’est que d’être héritier. Et si c’est une grande chose d’être héritier, c’est beaucoup plus encore d’être cohéritier. Puis, pour montrer que ce n’est pas seulement un don de la grâce, et pour rendre croyable ce qu’il vient de dire, il ajoute : « Pourvu que nous souffrions avec lui, afin d’être glorifiés avec lui ». C’est-à-dire, si nous avons partagé les tristesses, à bien plus forte raison aurons-nous part aux joies. Comment, en effet, celui qui nous a comblés de bienfaits quand nous n’avions rien mérité, ne nous en accorderait-il pas encore bien davantage, quand il nous aura vus travailler et tant souffrir ?

4. Après avoir donc montré qu’il y a ici rétribution et récompense, pour rendre croyable ce qu’il a dit et dissiper tous les doutes, il fait voir que cette rétribution a cependant le caractère de la grâce ; d’une part, son but est de faire accepter ce qu’il avance par ceux mêmes qui hésitent, et empêcher de rougir ceux qui ont reçu le don, comme s’ils étaient toujours sauvés gratuitement ; de l’autre, il veut nous apprendre que Dieu rétribue toujours le travail bien au-delà du mérite : Aussi, d’un côté il a dit : « Pourvu que nous souffrions avec lui, afin d’être glorifiés avec lui » ; et de l’autre, il ajoute : « Les souffrances du temps présent n’ont point de proportion avec la gloire future qui sera révélée en nous (18) ». Plus haut il demandait de l’homme spirituel la réforme de ses mœurs, en disant : Vous ne devez pas vivre selon la chair ; par exemple, il faut que celui qui est sujet à la concupiscence, à la colère, à l’amour des richesses, à la vaine gloire, triomphe de ces passions ; ici, après lui avoir rappelé le don tout entier, le passé et le futur ; l’avoir exalté par l’espérance ; l’avoir placé près du Christ, et déclaré cohéritier du Fils unique, il l’exhorte à prendre courage et l’appelle enfin aux dangers. Eu effet, ce n’est pas la même chose de surmonter nos passions ou de supporter les épreuves extérieures, la flagellation, la faim, l’exil, la prison, les chaînés, le supplice, car tout ceci demande une âme plus généreuse et plus ardente.

Et voyez comme il contient et exalte tout à la fois l’esprit des combattants ! Après avoir : montré que la rétribution sera plus grande que le travail, il exhorte plus vivement, mais ne souffre pas qu’on s’enorgueillisse, puisque les peines sont bien au-dessous des récompenses. Il a même dit ailleurs : « Car les tribulations si courtes et si légères de la vie présente produisent en nous le poids éternel d’une gloire sublime et incomparable ». (2Co 4,17) Là il parlait à des hommes plut sages ; ici, il ne veut pas que les tribulations soient légères, mais il console par l’espoir de la récompense future, en disant : « Pour moi, j’estime que les souffrances du temps présent n’ont point de proportion… » Il n’ajoute pas : Du repos futur, mais ce qui est beaucoup plus : « De la gloire future ». En effet, là où il y a repos, il n’y a pas nécessairement gloire ; mais là où il y a gloire, il y a certainement repos. Ensuite, tout en disant gloire future, il indique qu’elle est déjà présente, puisqu’il ne dit pas : De la gloire qui sera, mais : De la gloire future qui sera révélée en nous, c’est-à-dire qui existe déjà, quoique cachée ; ce qu’il exprime ailleurs plus clairement, quand il dit « Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». (Col 3,3) Comptez donc sur cette gloire ; car elle est déjà prête, elle attend votre travail. Que si le délai vous attriste, faites-vous-en, au contraire, un sujet de joie : c’est parce qu’elle est grande, ineffable, bien au-dessus de l’état présent, qu’on vous la tient en réserve pour l’autre vie. Car ce n’est pas sans raison que Paul dit : « Les souffrances du temps présent » ; c’est pour noirs faire voir que la gloire les surpasse, non seulement en qualité, mais aussi en quantité. En effet nos souffrances, quelles qu’elles puissent être, se terminent avec la vie présente ; mais les biens futurs s’étendent aux siècles infinis. Et comme il ne peut tout expliquer, tout dire en détail, il résume tout sous le nom de la gloire, la chose qui nous paraît la plus désirable : on la regarde en effet comme le sommaire, comme le comble de tous les biens.

Relevant encore son auditeur d’une autre manière, il parle pompeusement de la création, voulant établir deux points par ce qu’il va dire : le mépris des biens présents, le désir des biens à venir, et un troisième encore qui l’emporte sur les deux premiers : il veut prouver combien Dieu a à cœur les intérêts du genre humain, et en quel honneur il tient notre nature. Ensuite, au moyen de ce seul dogme, il détruit, comme des toiles d’araignée, comme de purs jeux d’enfants, tous les systèmes que les philosophes ont forgés sur ce monde. Mais pour mieux éclaircir ceci, écoutons-le parler : « Aussi la créature attend d’une vive attente la manifestation du Fils de Dieu. Car elle est assujettie à la vanité, non point volontairement, mais à cause de celui qui l’y a assujettie dans l’espérance (19, 20) ». C’est-à-dire : la créature éprouve de vives souffrances, dans l’attente des biens dont nous avons parlé, car le terme grec dont se sert l’apôtre
Άποχαρηδοχία.
signifie une attente impatiente. Et pour rendre la figure plus vive, il personnifie le monde entier : comme faisaient aussi les prophètes, qui nous représentent les fleuves battant des mains, les rochers bondissant et les montagnes tressaillant d’allégresse, non pour nous faire croire que ce soient des êtres animés, ou capables de penser, mais pour nous faire comprendre l’excellence des biens, comme si les êtres inanimés eux-mêmes en sentaient le prix.

5. Ils en font souvent autant dans les sujets tristes, nous dépeignant la vigne versant des larmes, le vin ; les montagnes, les lambris du temple poussant des gémissements, afin de nous faire comprendre l’excès des maux. A leur exemple, l’apôtre personnifie ici la création, et nous dit qu’elle gémit, qu’elle enfante ; non qu’il ait entendu quelques gémissements sortir de la terre ou du ciel, mais pour nous indiquer l’étendue des biens à venir et nous faire soupirer après le terme des maux qui nous enchaînent. « Car la créature est assujettie à la vanité, non point volontairement ; mais à cause de celui qui l’y a assujettie ». Qu’est-ce que cela signifie : « La créature est assujettie à la vanité ? » C’est-à-dire : Elle est devenue corruptible. Pour qui et pourquoi ? À cause de vous, ô homme ! Dès que votre corps est devenu mortel et passible, la terre a été maudite et a produit des épines et des chardons. Or, que le ciel aussi, vieillissant comme la terre, doive subir une transformation en un état meilleur, écoutez-en la preuve tirée du ; prophète : « Au commencement, Seigneur, vous avez fondé la a terre, et les cieux sont les œuvres de vos a mains. Ils périront, mais vous subsisterez ; ils vieilliront tops comme un vêtement ; vous les replierez comme un manteau et ils seront changés ».(Psa 102,26) Isaïe disait aussi dans le même sens : « Regardez le ciel en haut et la terre en bas ; le ciel a la solidité de la fumée, la terre vieillira comme un manteau, et ceux qui l’habitent périront a comme eux ». (Isa 51,6) Voyez-vous comment la créature est assujettie à la vanité, et comment elle est délivrée de la corruption ? En effet le prophète dit : « Vous les replierez comme un manteau et ils seront changés », et Isaïe : « Ceux qui l’habitent, périront comme eux ». Mais il ne veut point parler d’une destruction complète ; car les habitants de la terre, c’est-à-dire les hommes, ne subiront point une telle destruction, mais une destruction temporelle, et par laquelle ils passeront à l’incorruptibilité, aussi bien que la création. Le prophète désigne en effet tous les êtres créés en disant : « Comme eux » ; et c’est aussi ce que Paul dit plus bas. En attendant, il parle de cette servitude, montre pourquoi elle est telle et déclare que nous en sommes cause. Quoi donc ? Est-ce pour un autre que la création a subi ce dommage ? Nullement : car elle a été faite pour moi. Comment donc, si elle a été faite pour moi, a-t-elle été traitée injustement en souffrant pour mon amendement ? D’ailleurs il ne faut parler ni de juste ni d’injuste, à propos d’êtres inanimés et insensibles.

Mais Paul, après l’avoir personnifiée, ne donne aucune des raisons que je viens de dire ; c’est d’une autre façon qu’il se hâte de consoler L’auditeur. Et comment ? Que dites-vous là ? reprend-il. Elle a été maltraitée à cause de vous, et elle est devenue corruptible ? Mais on né lui a fait aucun tort ; car par vous elle redeviendra incorruptible ; c’est ce qu’indiquent ces expressions : « Dans l’espérance ». Et quand il dit : « Elle est assujettie, non point volontairement », il n’entend pas qu’elle soit capable de volonté ; il veut seulement vous apprendre que tout est le fruit de la providence du Christ, et non l’œuvre de la nature elle-même. Dites-moi : de quelle espérance parle-t-il ? « Parce que la créature elle-même sera aussi affranchie ». Qu’est-ce que cela veut dire : « Elle-même aussi ? » Ce ne sera pas vous seulement qui jouirez de ces biens ; mais ce qui vous est inférieur, ce qui n’est point doué de raison ni de sentiment, les partagera aussi avec vous.

« Sera aussi affranchie de la servitude de la corruption » : c’est-à-dire ne sera plus corruptible, mais participera à la beauté de votre corps. Car, comme elle est devenue corruptible, dès que vous l’avez été vous-même ; ainsi, dès que vous serez incorruptible, elle vous accompagnera, elle vous suivra : c’est ce que l’apôtre indique par ces mots : « Pour passer à la liberté de la gloire des enfants de Dieu (21) ». C’est-à-dire, à cause de la liberté. Il en est de la création, nous dit-il, comme d’une nourrice qui, ayant élevé le fils d’un roi, jouit de ses biens, quand il est parvenu au trône paternel. Voyez-vous partout l’homme au premier rang, et tout se faisant à cause de lui ? Voyez-vous comme Paul console celui qui combat, et fait voir l’infinie bonté de Dieu ? Pourquoi, nous dit-il, nous affliger des épreuves ? Vous souffrez pour vous, et la nature souffre à cause de vous. Il ne console pas seulement, mais il montre que ce qu’il a dit est digne de foi. Car si la créature, faite uniquement pour vous, espère, à bien plus forte raison devez-vous espérer, vous par qui elle doit jouir de ces biens. Ainsi, chez les hommes, quand un fils doit paraître revêtu de quelque dignité, le père donne à ses serviteurs des vêtements plus dignes, en l’honneur même de son fils : comme Dieu revêtira la nature d’incorruptibilité pour la faire passer à la liberté de la gloire de ses enfants. « Car nous savons que toutes les créatures gémissent et sont dans le travail de l’enfantement, jusqu’à cette heure (22) ».

6. Voyez-vous comme il fait rougir l’auditeur ? Par là il semble lui dire : Ne soyez pas au-dessous de la nature, ne vous attachez pas aux choses présentes, non seulement il ne faut pas s’y attacher, mais il faut gémir de ce que le départ est retardé. Car si la nature le fait, à bien plus forte raison devez-vous le faire, vous qui êtes doué de raison. Mais ce n’était point là un motif suffisant pour faire rougir : c’est pourquoi il ajoute : « Et non seulement elles, mais aussi nous-mêmes qui avons les prémices de l’Esprit ; oui, nous-mêmes nous gémissons au dedans de nous (23) » ; c’est-à-dire, nous qui avons déjà goûté les biens à venir. Un homme fût-il dur comme la pierre, les dons qu’il a reçus sont bien propres à exciter son ardeur, à le détacher du présent, à le faire voler au-devant des biens à venir, et cela pour deux motifs : et parce qu’il a déjà reçu de si grands bienfaits, et parce que les prémices sont si nombreuses et si considérables. Si en effet ces prémices sont déjà telles que, par elles, on soit délivré du péché, en possession de la justice et de la sanctification, que ceux de ce temps-là aient pu chasser les démons, ressusciter les morts par leur ombre et leurs vêtements ; songez à ce que sera le don dans son entier. Et si la nature, quoique privée d’intelligence et de raison, quoique ne sachant rien de tout cela, gémit cependant ; à bien plus forte raison nous-mêmes devons-nous gémir. Ensuite pour ne point donner prise aux hérétiques et n’avoir pas l’air de calomnier le présent, il dit : « Nous gémissons », non parce que nous accusons le présent, mais parce que nous soupirons pour de plus grands biens ; car c’est ce que signifient ces mots : « Attendant l’adoption ».

Que dites-vous donc, Paul, je vous prie ? vous ne cessez de redire et de crier que déjà nous sommes devenus fils de Dieu, et maintenant vous ne nous offrez plus cet avantage qu’en espérance, et vous écrivez qu’il faut l’attendre ? Pour corriger donc son expression, il ajoute : « La rédemption de notre corps », c’est-à-dire, la gloire complète. Maintenant nous sommes encore dans l’obscurité, en attendant notre dernier soupir : car beaucoup, qui étaient des enfants, sont devenus des chiens et des captifs. Si nous mourons dans cette douce espérance, alors le don sera immuable, plus évident, plus grand, et n’aura plus à craindre de changement de la part de la mort et du péché. Alors le bienfait sera solide, quand notre corps sera délivré de la mort et de ses mille souffrances. Car ce sera la rédemption, et non un simple affranchissement ; en sorte que nous ne pourrons plus retourner à notre ancien esclavage. Et pour que vous ne doutiez pas, quand vous entendez tant parler de gloire sans bien comprendre, il vous découvre l’avenir en partie, en transformant votre corps et avec lui toute la nature : ce qu’il exprime ailleurs plus clairement, en disant : « Qui réformera le corps de notre humilité en le conformant à son corps glorieux ». (Phi 3,21) En un autre endroit il écrit encore : « Et quand ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors sera accomplie cette parole qui est écrite : La mort a été absorbée dans sa victoire ». (1Co 15,54) Et pour montrer que l’état des choses présentes disparaîtra avec la corruption du corps, il écrit encore ailleurs : « Car la figure de ce monde passe ». (1Co 7,31)

« Car », dit-il, « c’est en espérance que nous avons été sauvés (24) ». Comme il a beaucoup insisté sur la promesse des biens à venir, et qu’il semblait avoir attristé l’auditeur, encore trop faible, en lui montrant les biens seulement en espérance ; après avoir prouvé qu’ils sont bien plus évidents que les biens présents et visibles ; après avoir disserté sur les dons déjà reçus et montré que nous avons aussi reçu les prémices des autres : de peur que nous ne cherchions qu’ici-bas, que nous ne soyons infidèles à la noblesse provenant de la foi, il dit : « Car c’est en espérance que nous sommes sauvés ». Il ne faut pas tout chercher ici-bas, mais aussi espérer. C’est, là le seul don que nous ayons fait à Dieu : la foi à l’avenir qu’il nous promet, et nous n’avons été sauvés que par cette voie-là : si nous perdons cette voie, nous perdons aussi toute notre offrande. Je vous le demande, nous dit l’apôtre, n’étiez-vous pas sujet à teille maux ? N’étiez-vous pas désespéré ? N’étiez-vous pas sous le poids de la sentence ? Tous les efforts qu’on faisait pour vous sauver n’étaient-ils pas impuissants ? Qu’est-ce qui vous a donc sauvé ? L’espoir en Dieu seulement, la foi à ses promesses et à ses dons ; vous n’avez rien apporté de plus. Or, si cette foi vous a sauvé, gardez-la donc maintenant. Car si elle vous a déjà procuré de si grands biens, évidemment ses promesses d’avenir ne vous failliront pas. Après volis avoir recueilli quand vous étiez mort, perdu, prisonnier, ennemi, et vous avoir fait ami, fils, libre, juste, cohéritier ; après vous avoir accordé des avantages que personne n’eût jamais osé espérer : comment, après une telle libéralité, une telle bienveillance, ne vous assisterait-elle pas dans la suite ? Ne me dites donc pas : encore des espérances, encore l’attente, encore la foi. Car c’est par là que vous avez été sauvé, et c’est la seule dot que vous ayez apportée à l’Époux. Tenez-y donc et conservez-la ; si vous demandez tout à la vie présente, vous perdez votre mérite, le principe de votre gloire.

C’est pourquoi l’apôtre ajoute : « Or, l’espérance qui se voit n’est pas de l’espérance ; car ce que quelqu’un voit, comment l’espérerait-il ? Et si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience… (25) ». C’est-à-dire : Si vous cherchez tout ici – bas, qu’avez-vous besoin d’espérer ? Qu’est-ce donc que l’espérance ? La confiance dans l’avenir. Qu’est-ce que Dieu vous demande donc de si coûteux, lui qui vous a donné tous les biens de son fond ? Il ne vous demande qu’une seule chose, l’espérance, afin que vous puissiez ainsi contribuer en quelque chose à votre salut ; et c’est à cela que Paul fait allusion, quand il ajoute : « Et si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience ». En effet, Dieu récompense celui qui espère, comme un homme qui travaille, qui est malheureux et accablé de misère : car le mot de patience est synonyme de fatigue et de courage à souffrir. Cependant il accorde cette consolation à celui qui espère, pour soulager son âme pliant sous le fardeau.

7. Ensuite pour montrer que, dans ces légères tribulations nous avons un puissant secours, Paul ajoute : « De même l’esprit aussi aide nos faiblesses ». A vous la patience ; à l’esprit, d’exciter eu vous l’espérance et par elle d’alléger vos travaux. Puis, pour vous faire comprendre que la grâce ne vous assiste pas seulement dans les travaux et dans les dangers, mais qu’elle agit avec vous, même dans les opérations les plus faciles et qu’en tout elle vous prête son aide, il ajoute : « Car nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière ». Et il dit cela, soit pour montrer la providence de l’Esprit à notre égard, soit pour leur apprendre à ne pas croire nécessairement utile tout ce qui paraît tel à la raison humaine. »En effet, comme il était probable que, flagellés, chassés, maltraités de mille manières, ils chercheraient le repos et croiraient utile de demander, cette grâce à Dieu, il leur dit : ne vous figurez pas que tout ce qui vous semble utile, le soit réellement. Car, en cela encore « nous avons besoin du secours de Dieu : tant l’homme est faible, tant il est néant par lui-même ! Voilà pourquoi il disait : « Nous ne savons ce que nous de vous demander dans la prière ». Et pour que le disciple ne rougisse plus désormais de son ignorance, il fait voir que les maîtres se trouvent dans le même cas. En effet, il ne dit point : « Vous ne savez pas » ; mais : « Nous ne savons pas ». Il indique d’ailleurs qu’il ne parle pas ainsi par modestie. Car sans cesse il demandait dans ses prières de voir Rome, et néanmoins sa prière était sans résultat ; il priait aussi souvent à l’occasion de l’aiguillon qui lui avait été donné dans sa chair, c’est-à-dire à raison des dangers qu’il courait, et il n’était nullement exaucé non plus que, dans l’Ancien Testament, Moïse demandant à voir la Palestine, Jérémie priant pour les Juifs et Abraham pour les habitants de Sodome.

« Mais l’Esprit lui-même demande pour nous par des gémissements inénarrables ». Cette parole est obscure, parce que beaucoup des prodiges de ce temps-là, ont cessé aujourd’hui. Il est donc nécessaire de vous exposer quel était alors l’état des choses, et par là tout s’éclaircira. Quelle était donc alors la situation ? Dieu accordait des dons différents à ceux qui étaient baptisés, et ces dons s’appelaient esprits. « Les esprits des prophètes », nous dit-il, « sont soumis aux prophètes ». L’un avait le don de prophétie et prédisait l’avenir, l’autre, le don de sagesse et enseignait la foule ; celui-ci, le don des guérisons, et guérissait les malades ; celui-là, le don des vertus et ressuscitait les morts ; un autre, celui des langues, et parlait différents dialectes. En outre il y avait le don de prière, qu’on appelait aussi esprit ; et celui qui l’avait, priait pour tout le peuple. Car, comme dans l’ignorance où nous sommes de beaucoup de choses utiles, nous en demandons qui ne le sont point, le don de prière venait en l’un d’eux, et celui-ci, se tenant debout, demandait ce qui était avantageux pour toute.1 'Enlise et instruisait les autres à en faire autant. Or ici l’apôtre appelle esprit ce don même, et l’âme qui, l’avant reçu, priait Dieu et gémissait. Celui qui avait été honoré de cette grâce, debout dans des sentiments de vive componction, se prosternant ensuite devant Dieu avec de grands gémissements intérieurs, demandait des choses utiles à tous. Nous en avons encore une figure dans le diacre qui prie pour le peuple. Et c’est ce que Paul entend quand il dit : « L’Esprit lui-même demande pour nous par des gémissements inénarrables. Mais celui qui scrute les cœurs… (26, 27) ».

Voyez-vous qu’il ne s’agit pas ici du Paraclet, mais du cœur inspiré par l’Esprit-Saint ? Autrement il aurait fallu dire : Celui qui scrute l’Esprit. Et pour vous faire comprendre qu’il parle de l’homme spirituel et de celui qui a le don de prière, il ajoute : « Celui qui scrute les cœurs sait ce que désire l’Esprit », c’est-à-dire, ce que désire l’homme spirituel. « Qui demande selon Dieu pour les saints ». Non pas, nous dit Paul, qu’il apprenne à Dieu quelque chose que Dieu ignore ; mais c’est pour nous apprendre à demander à Dieu ce qui est conforme à sa volonté : car c’est là le sens de ces mots : « Selon Dieu ». En sorte que cela avait lieu pour la consolation des assistants et pour enseigner la perfection : en effet, celui qui distribuait ces dons et ces biens sans nombre, c’était le Paraclet. Or, nous dit Paul, « tous ces dons, c’est le seul et même Esprit qui les opère » (1Co 12,11). Et tout cela a pour but de nous instruire et de nous prouver combien l’Esprit nous aime, puisqu’il porte jusque-là la condescendance. Aussi celui qui priait était-il exaucé, parce qu’il priait selon Dieu. Voyez-vous par combien de preuves l’apôtre démontre l’amour de Dieu pour eux et l’honneur qu’il leur fait ?

8. En effet, qu’est-ce que Dieu n’a pas fait pour nous ? Il a fait le monde corruptible à cause de nous, puis incorruptible encore à cause de nous ; pour nous il a permis que tes prophètes fussent maltraités ; pour nous il les a envoyés en captivité, lassé jeter dans la fournaise, subir des maux sans nombre. Pour nous il a fait les prophètes, pour nous il a fait les apôtres ; pour nous il a livré son Fils unique ; pour nous il punit le démon ; il nous a fait asseoir à sa droite ; pour nous il a été couvert d’opprobre : car il est écrit : « Les injures de ceux qui vous injuriaient sont retombées sur moi ». (Psa 68) Et quand, après tant de bienfaits, nous nous éloignons de lui, il ne nous abandonne pas ; il nous rappelle, il nous procure des intercesseurs, afin de pouvoir nous rendre sa grâce : comme on le voit par l’exemple de Moïse, à qui il disait : « Laisse-moi agir et je les détruirai » (Exo 32,10), afin de l’exciter à prier pour les coupables ; et c’est ce qu’il fait, encore aujourd’hui. C’est pour cela qu’il a accordé le don de la prière ; non pas qu’il ait besoin de supplications, mais de peur que, une fois sauvés, nous ne retombions dans un état pire : C’est pour cela que souvent il se déclare réconcilié avec les pécheurs à causé de David, à cause d’un tel ou d’un tel, dans l’intention de donner un modèle d’intercession ; bien que sa bonté éclaterait davantage s’il déposait sa colère de lui-même et non par l’entremise d’un tel et d’un tel. Mais il ne l’a pas voulu, de peur que ce mode de réconciliation ne servît de prétexte à notre lâcheté. Voilà pourquoi il disait à Jérémie : « Ne prie point pour ce peuple, car je ne t’exaucerai pas » (Jer 11,14) ; non pour l’empêcher de prier, (il désire vivement notre salut), mais pour les épouvanter : ce que le prophète savait bien, car il ne cessait pas de prier. Et pour preuve que Dieu ne voulait point l’empêcher de prier, mais seulement le faire rougir, écoutez ce qu’il dit : « Ne vois-tu pas ce qu’ils font ? » Et s’il dit, en parlant de Jérusalem : « Quand même tu te laverais avec du nitre et amoncellerais l’herbe sur toi, tu es souillée devant mes yeux » (Id 11,22), ce n’est point pour la jeter dans le désespoir, mais pour l’exciter au repentir.

En effet, comme il frappa les Ninivites d’une plus grande épouvante et les amena à la pénitence en lançant contre eux un arrêt qui n’exceptait personne et ne laissait aucune espérance ; de même fait-il ici, pour tirer les Juifs de leur sommeil et entourer le prophète d’une plus grande considération, afin qu’ils lui prêtent au moins l’oreille. Mais comme leur maladie était incurable, que tant de désastres éprouvés ne les avaient pas rendus sages, il les engagea d’abord à rester où ils étaient ; ils ne le voulurent point et passèrent en Égypte ; il y consentit, en leur demandant seulement de ne point participer à l’impiété de ce peuple. Ils ne l’écoutèrent point encore ; alors il leur envoya le prophète, pour les sauver d’une ruine totale. Et comme le prophète les appelait en vain, Dieu lui-même les suit pour les corriger, pour les empêcher de descendre plus bas dans la voie du vice, ainsi que fait un père tendre qui conduit et accompagne partout un fils accablé par l’infortune. Pour cela il envoie non seulement Jérémie en Égypte, mais aussi Ézéchiel à Babylone. Et les deux prophètes ne résistèrent point. Voyant que leur maître aimait tendrement son peuple, ils l’aimaient aussi, pareils à un serviteur reconnaissant qui prend pitié d’un enfant indocile, parce qu’il voit le père affligé et abattu.

Et que n’ont-ils pas souffert pour eux ? On les sciait, on les chassait, on les injuriait, on les lapidait, on leur faisait subir mille mauvais traitements ; et après tout cela, ils revenaient encore. Samuel ne cessa point de pleurer Saül, malgré les graves injures et les tourments insupportables que ce prince lui avait infligés ; niais il avait tout oublié. Jérémie a écrit ses lamentations pour le peuple Juif ; et quand le général des Perses lui permettait d’habiter en sécurité et en toute liberté où il lui plairait, il préféra partager l’infortune, de son peuple et supporter les misères de l’exil. Ainsi Moïse quitta le palais et la vie qu’il y menait, pour courir partager le malheur des Hébreux. Ainsi Daniel jeûna vingt-six jours, s’infligeant cette rude abstinence pour apaiser Dieu irrité contre son peuple ; et les trois enfants, au milieu de la fournaise embrasée, priaient aussi dans le même but. Ils ne s’affligeaient point pour eux-mêmes, puisqu’ils restaient sains et saufs ; mais comme ils se croyaient là plus en liberté, ils intercédaient pour leur peuple. Aussi disaient-ils : « Puissions-nous être agréés dans un cœur contrit et un esprit d’humilité ». (Dan 3,39) Pour eux Josué déchira ses vêtements ; pour eux Ézéchiel pleurait et se lamentait, en les voyant mis en pièces ; et Jérémie
Le texte est d’Isaïe.
disait : « Laissez-moi, je pleurerai amèrement ». (Isa 22,4) Et auparavant, n’osant demander pardon de leurs crimes, il demandait quel serait le terme, en s’écriant : « Jusqu’à quand, Seigneur ? » (Id 6,11) Car toute la race des saints est remplie de charité. Voilà pourquoi Paul disait : « Revêtez-vous, comme élus de Dieu, et saints, d’entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité ». (Col 3,12)

9. Voyez-vous l’exactitude du terme, et comme il veut que nous soyons toujours miséricordieux ? Il ne dit pas simplement : Ayez pitié, mais : « Revêtez-vous », afin que la miséricorde soit toujours avec nous, comme un manteau. Il ne dit pas non plus simplement De miséricorde, mais : « D’entrailles de miséricorde », afin que nous imitions l’amour naturel. Mais nous faisons le contraire : Si quelqu’un s’approche pour nous demander une obole, nous l’injurions, nous lui disons des sottises, nous le traitons d’imposteur. Vous ne craignez pas, ô homme, vous ne rougissez pas de traiter quelqu’un d’imposteur, à propos d’un morceau de pain ? Et quand il le serait, il faudrait encore en avoir pitié, puisque c’est la faim qui le pousse à jouer ce rôle. Cela même accuse notre dureté. Comme nous ne savons pas donner facilement, les mendiants sont forcés d’inventer mille moyens pour tromper notre inhumanité et amollir notre dureté. Du reste, s’il vous demandait de l’argent ou de l’or, vous auriez peut-être quelque raison de le suspecter ; mais quand il ne s’adresse à vous que pour avoir la nourriture qui lui est nécessaire, pourquoi philosopher hors de propos, discuter inutilement, et lui lancer les reproches d’oisiveté et de paresse ? S’il faut adresser ces reproches, c’est à nous, et non à d’autres. Quand donc vous vous approchez de Dieu pour lui demander pardon de vos péchés, souvenez-vous de ces paroles et vous comprendrez que vous méritez plutôt de les entendre de la part de Dieu, que le pauvre de votre part. Cependant jamais Dieu ne vous les a adressées ; jamais, par exemple, il ne vous a dit : Retire-toi, car tu es un imposteur, toi qui viens souvent à l’église, y apprends nos lois, et, une fois sorti, préfère l’or, la passion, l’amitié, tout en un mot, à mes commandements ; qui es humble dans la prière, puis, quand elle est achevée, te montres audacieux, cruel, inhumain ; va-t’en et cesse de me prier. Nous méritons ces reproches et bien d’autres encore ; et pourtant jamais Dieu ne nous a rien dit de semblable ; il est patient, au contraire, il fait tout de son côté et nous accorde plus que nous ne demandons.

Songeant à cela, soulageons les besoins des pauvres, et ne nous inquiétons pas trop de savoir s’ils nous mentent. Car nous avons besoin d’être sauvés avec indulgence, avec bonté, avec une grande pitié. Et si l’on entre en un compte sévère avec nous, il n’y a pas moyen, non, il n’y a pas moyen d’être sauvés ; nous devrons tous être punis, tous être perdus. Ne soyons donc point juges impitoyables des autres, de peur d’être nous-mêmes examinés sévèrement : car nous avons tous des péchés qui ne méritent point de pardon. Ayons surtout pitié de ceux qui en sont indignes, afin de nous attirer aussi une pareille indulgence ; et néanmoins, quoi que nous fassions, jamais nous ne pourrons montrer autant de bienveillance qu’il nous en faut de la part du bon Dieu. Quelle absurdité, quand on est si indigent, d’être si sévère à l’égard de ses compagnons de pauvreté, et de tout faire contre eux ! Jamais vous ne prouverez que cet homme est aussi indigne de vos bienfaits que vous l’êtes de ceux de Dieu. Celui qui est exigeant à l’égard de son père sera traité par Dieu bien plus rigoureusement. Ne crions donc pas contre nous ; donnons, même à l’insolent, même au paresseux. Car, nous aussi, nous péchons souvent, et même toujours, par lâcheté, et Dieu ne nous en punit pas immédiatement ; mais il nous donne le temps de nous repentir, il nous nourrit chaque jour, il nous élève, nous instruit, ne nous refuse rien, afin que nous imitions ainsi sa miséricorde.

Dépouillons donc notre dureté, rejetons notre cruauté, et, en cela, nous nous rendrons service plus qu’aux autres. Aux pauvres, en effet, nous donnons de l’argent, du pain, des vêtements ; mais nous nous préparons une gloire immense, une gloire qu’il n’est pas possible d’exprimer. Car, reprenant des corps incorruptibles, nous serons glorifiés avec le Christ et nous régnerons avec lui ; par là nous voyons ce que ce sera, ou plutôt nous ne le comprendrons jamais clairement ici-bas ; néanmoins je ferai mots possible pour vous en donner une faible idée, d’après les biens mêmes de cette vie présente. Dites-moi : Si quelqu’un vous promettait, à vous vieux et pauvre, de vous rajeunir tout à coup, de vous ramener à la fleur de l’âge, de vous donner une force et une beauté sans égales, puis de vous faire régner sur le monde entier pendant mille ans, au sein de la paix la plus profonde que ne feriez-vous pas, que ne souffririez-vous pas, pour la réalisation d’une telle promesse ? Et voilà que le Christ vous promet, non pas cela, mais beaucoup plus. Car la distance entre la vieillesse et la jeunesse, entre l’empire et la pauvreté, est loin d’égaler celle qui sépare la corruptibilité et l’incorruptibilité, la gloire présente de la gloire future : c’est la différence des songes à la réalité.

10. Jusqu’ici, je n’ai encore rien dit : car il n’est pas possible d’exprimer en paroles l’immense distance qu’il y a entre les choses à venir et les choses présentes ; et quant à ce qui regarde la durée, il est absolument impossible de la concevoir.. Comment en effet comparer à la vie présente une vie sans fin ? Il y a autant de différence entre cette paix et celle-ci qu’il y en a entre la paix et la guerre ; autant de différence entre la corruptibilité et l’incorruptibilité qu’entre urne motte de terre et une perle précieuse ; ou plutôt ; personne ne peut expliquer cette différence. Si je compare la beauté de ces corps à l’éclat du rayon de lumière ou au plus brillant éclair, je n’ai rien dit qui approche de cette splendeur.

Est-il des richesses, est-il des corps et même des âmes qu’on ne doive sacrifier pour de tels avantages ? Si maintenant quelqu’un vous introduisait dans un palais, vous procurait un entretien avec le roi en présence de tout le monde, et l’honneur de vous asseoir à sa table, vous vous estimeriez le plus heureux des hommes ; et quand il s’agit de monter au ciel, d’habiter chez le Roi de l’univers, de le disputer en éclat aux anges et de jouir d’une gloire ineffable, vous hésitez à sacrifier des richesses ; quand, fallût-il même sacrifier votre vie, vous devriez tressaillir de joie, être transporté de bonheur et avoir des ailes ! Pour obtenir une charge, qui vous devient une occasion de vol (car je ne saurais appeler cela un gain), vous prodiguez vos biens, vous empruntez l’argent d’autrui, vous n’hésitez pas même, au besoin, à donner en gage votre femme et vos enfants ; et quand vous avez devant les yeux le royaume du ciel, un empire où personne ne peut prendre votre place ; quand Dieu vous invite à entrer en possession, non pas d’un coin de terre, mais du ciel entier, vous balancez, vous reculez ; vous ambitionnez de l’argent, sans vous dire à vous-même : Si les parties du ciel que nous découvrons sont déjà si belles et si agréables, que doit-ce être des régions supérieures et du ciel des cieux ?

Mais puisqu’il n’est pas possible de les voir des yeux du corps, montez-y par la pensée, et debout sur le ciel visible, contemplez le ciel supérieur, cette hauteur immense, cette lumière éblouissante, ces multitudes d’anges, ces innombrables légions d’archanges, et les autres puissances incorporelles. Puis, redescendant de ces hauteurs, reprenez l’image des choses d’ici-bas, figurez-vous un roi terrestre, c’est-à-dire, des hommes chamarrés d’or, des attelages de mules blanches caparaçonnées d’or, des chars incrustés de pierres précieuses ; des tapis blancs comme neige, des lames s’agitant sur les chars, des dragons figurés sur des manteaux de soie, des boucliers dorés, des baudriers couverts de pierres précieuses se rattachant du centre au pourtour, des chevaux ornés d’or, des freins d’or. Mais dès que le roi paraît, nous ne voyons plus rien de tout cela ; lui seul attire nos regards, avec son manteau de pourpre, son diadème, son siège, ses agrafes, ses chaussures, la distinction de ses traits.

Après vous être exactement représenté tout ce tableau, remontez ensuite par là pensée vers la sphère supérieure, reportez-vous à ce jour terrible, où le Christ apparaîtra. Vous ne verrez point alors d’attelages de mules, ni de chars dorés, ni de dragons, ni de boucliers mais des choses pleines d’épouvante et qui causeront un tel effroi que les puissances incorporelles elles-mêmes en seront frappées de stupeur. « Car », est-il écrit, « les vertus des cieux seront ébranlées ». (Mat 24,29) Alors, en effet, le ciel entier sera à découvert, les portes de ce temple s’ouvriront, le Fils unique de Dieu descendra, accompagné, non pas de vingt ou de cent satellites, mais dé milliers et de millions d’anges, d’archanges ; de chérubins, de séraphins et d’autres puissances : tout sera saisi de craint ; et de tremblement, quand la terre se brisera, quand tous les hommes qui auront existé depuis Adam jusqu’à ce jour, sortiront du tombeau et seront enlevés ; quand le Christ paraîtra environné d’une telle gloire que la lune, le soleil ? toute lumière disparaîtront dans sa splendeur. Quelle langue pourrait dire cette félicité, cet éclat, cette gloire ?

O mon âme ! je sens naître mes larmes et mes soupirs, quand je songe quels biens nous perdons, de quel bonheur nous nous privons ; et nous nous en privons (je parle ici pour moi), si nous ne faisons quelque chose de grand et de merveilleux. Que personne ne vienne ici me parler de l’enfer ; la perte d’une telle gloire est plus terrible que tous les enfers, la privation de ce bonheur est pire que mille et mille supplices, Et pourtant nous soupirons encore après les choses du temps, et nous ne songeons pas à la malice du démon, qui nous enlève de grandes choses pour de petites ; qui nous donne de la boue pour nous prendre de l’or, que dis-je de l’or ? le ciel même ; qui nous montre l’ombre pour nous séparer de la réalité, et joue notre imagination par des songes (car la richesse de ce monde n’est qu’un songe), pour nous faire paraître nus et dépouillés, quand le jour viendra.

11. En songeant à tout cela, évitons ses pièges, quoiqu’il soit peut-être bien tard, et reportons-nous vers l’avenir. Il ne nous est pas possible de dire que nous ignorons la condition des choses présentes, quand chaque jour la voix des événements, plus éclatante que le son de la trompette, nous en proclame la vanité, le ridicule, fa honte, les périls, les abîmes. Comment nous excuserons-nous d’avoir poursuivi avec tant d’ardeur des objets dangereux ou honteux, au détriment de biens sûrs, qui pouvaient nous procurer la gloire et l’éclat, et de nous être entièrement livrés à la tyrannie des richesses ? Car cet esclavage est la pire des tyrannies ; ceux-là le savent, qui ont mérité d’en être délivrés. Et pour connaître, vous aussi, cette belle liberté, brisez vos liens, arrachez-vous au filet ; qu’il n’y ait pas d’or chez-vous, mais qu’un trésor plus précieux que toutes les richesses, la miséricorde et la bonté, en tienne place. Voilà ce qui nous permettra de paraître avec confiance devant. Dieu, tandis que l’or nous couvre de honte et rendre démon audacieux contre nous. Pourquoi donner des armes à votre ennemi, et le rendre plus fort ? Armez votre droite contre lui, reportez sur votre âme toute la richesse de votre maison, mettez toute votre fortune dans votre intérieur ; que le ciel garde votre or ; au lieu de votre coffre-fort ou de votre domicile ; portons en nous-mêmes toute notre fortune, car nous valons beaucoup mieux que des murs, et nous sommes plus respectables que des parquets.

Pourquoi donc nous négliger nous-mêmes, épuiser notre sollicitude sur de tels objets, que nous ne pourrons point emporter avec nous, que nous perdons souvent même dès ce monde, quand nous avons la faculté de nous enrichir de manière à être opulents, non seulement en ce monde, mais encore en l’autre ? En effet, celui qui porte dans son âme ses terres, ses maisons, son or, se montre avec sa fortune partout où il paraît. Comment cela ? direz-vous ; c’est bien facile. Si, en effet, vous transportez tout cela dans le ciel, par les mains des pauvres, vous le faites aussi tout passer dans votre âme, en sorte que quand la mort arrivera, personne ne pourra vous en dépouiller, et que vous emporterez votre richesse dans l’autre vie. Tel était le trésor de Tubithe ; voilà pourquoi ce ne sont point une maison, des murs, des pierres, des colonnes qui l’ont rendue célèbre ; mais les vêtements donnés aux veuves, les larmes répandues, la mort qui s’est enfuie, la vie qui est revenue. Amassons-nous donc de semblables trésors, bâtissons-nous de telles demeures. Ainsi Dieu travaillera avec nous, et nous avec lui. En effet, il a tiré les pauvres du néant ; et vous, vous n’aurez point laissé ses créatures périr de faim et de misère, vous les aurez soignées, restaurées, vous aurez soutenu le temple de Dieu : y a-t-il une œuvre aussi utile, aussi glorieuse ? Si vous n’avez pas encore compris quel ornement Dieu vous a ménagé, en vous confiant le soulagement des pauvres, faites cette réflexion : Si Dieu vous avait donné le pouvoir de soutenir le ciel prêt à tomber, ne regarderiez-vous pas cela comme un honneur bien au-dessus de vous ? Or, l’honneur qu’il vous, accorde ici est bien plus grand. Il vous confie le soin de relever un ouvrage bien plus précieux que le ciel : car Dieu ne voit rien qui égale l’homme. En effet, c’est pour l’homme qu’il a fait le ciel, la terre et la mer et il a plus de plaisir à habiter en lui que dans le ciel.

Et cependant, nous qui savons cela, nous n’avons ni soins ni attentions pour les temples de Dieu ; mais, les laissant dans l’abandon, nous nous construisons de vastes et splendides demeures. Voilà pourquoi nous sommes dénués de tout bien, plus pauvres que les plus pauvres, parce que nous ornons des maisons que nous ne pouvons pas emporter avec nous, et que nous négligeons celles qui nous suivraient dans l’autre vie. Car les corps des pauvres ressusciteront après avoir été réduits en poussière ; et alors Dieu, l’auteur de ces commandements, les fera paraître, louera ceux qui en auront eu soin, et les comblera d’éloges pour avoir soutenu de toutes manières ceux qui allaient succomber à la faim, à la nudité, au froid. Et cependant, malgré la perspective de ces éloges, nous hésitons encore, et nous reculons devant ces glorieuses sollicitudes. Et le Christ ne sait où loger ; il erre çà et là, étranger, nu, mourant de faim ; et vous construisez des maisons de campagne, des bains, des promenades, des lits sans nombre, au hasard et sans but, et tandis que vous ornez des appartements pour des corbeaux et des vautours, vous n’avez pas un coin de toit pour le Christ.

Qu’y a-t-il de pire qu’une pareille folie ? Qu’y a-t-il de plus coupable qu’une telle démence ? car c’est bien là l’excès de la démence, et tout ce qu’on en pourrait dire serait au-dessous du sujet. Cependant, si nous le voulons, nous pouvons encore chasser cette maladie, quelque affreuse qu’elle soit ; il est non seulement possible, mais facile, non seulement facile, mais beaucoup plus facile de la guérir que les maladies du corps ; d’autant que le médecin est plus habile. Attirons-le donc à nous, prions-le de mettre la main à l’œuvre, et fournissons ce qui est en notre pouvoir : la bonne volonté et le zèle. Il n’a pas besoin d’autre, chose ; qu’il trouve en nous ces dispositions, et il se chargera du reste. Donnons donc ce que nous avons, afin de jouir d’une parfaite santé et d’obtenir les biens à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et aussi au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XV.

OR, NOUS SAVONS QUE TOUT COOPÈRE AU BIEN POUR CEUX QUI AIMENT DIEU. (VIII, 28, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

Analyse.

  • 1. Tout, sans aucune exception, et les afflictions même de la vie, et le retard même de la vocation, contribue au bien de ceux qui aiment Dieu et qui sont appelés à être saints ?
  • 2. Si Dieu est pour nous qu’est-ce que les hommes pourront contre nous ? – Et que nous refusera Dieu qui nous a donné son Fils ?
  • 3. Comment saint Paul, après avoir énuméré les preuves d’amour que Dieu nous a données, se laisse aller à ce mouvement sublime : qui donc nous séparera de la charité de Jésus-Christ ? – Que l’élection est un signe de vertu.
  • 4. Que nous pouvons mourir tous les jours et gagner autant de couronnes.
  • 5. Amour de l’apôtre saint Paul pour Notre-Seigneur Jésus-Christ.
  • 6. L’orateur condamne l’amour des choses de la terre, il fait parler Notre-Seigneur qui nous exhorte à la pratique de l’aumône.

1. Il me semble que tout ce passage est destiné à ceux qui sont dans les dangers ; et non seulement ce passage, mais encore ceux qu’on a lus un peu plus haut. En effet cette phrase : « Les souffrances du temps présent n’ont point de proportion avec la gloire future qui sera révélée » ; et celle-ci : « Toutes les créatures gémissent » ; puis : « C’est en espérance que nous avons été sauvés » ; et encore : « Nous attendons par la patience » ; et enfin : « Nous ne savons ce que nous devons demander, dans la prière a : tous ces textes, dis-je, semblent aller à la même adresse. Paul leur apprend en effet que ce n’est point ce qu’ils jugent utile qui l’est réellement et qu’ils doivent toujours choisir, mais bien ce que l’Esprit leur inspire. Car beaucoup de choses qui leur paraissent avantageuses, leur sont quelques fois très nuisibles. Le repos, par exemple, l’éloignement du danger, la sécurité de la vie, leur semblaient des avantages. Et comment s’étonner qu’ils jugeassent ainsi, quand le bienheureux Paul lui-même partageait cette opinion ? Et cependant il apprit plus tard que la situation contraire est celle qui procure les vrais avantages, et dès qu’il le sut, il s’y attacha. Ainsi, lui qui avait trois fois prié le Seigneur de le délivrer des périls, lui ayant entendu dire : « Ma grâce te suffit ; car ma puissance se montre tout entière dans la faiblesse », triomphait de joie plus tard quand il était persécuté, injurié, accablé de maux intolérables. « Je me complais », disait-il, « dans les persécutions, dans les outrages, dans les nécessités ». (2Co 12,9-10) C’est pour cela qu’il disait : « Nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière », et il les exhortait tous à s’en remettre là-dessus à l’Esprit. Car l’Esprit-Saint a grand soin de nous, et c’est le bon plaisir de Dieu.

A ces continuelles exhortations, il ajoute ce que nous venons de dire : un raisonnement propre à leur rendre le courage. « Nous savons », dit-il, « que tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu ». Or, ce mot : « Tout » renferme aussi les choses pénibles. Que ce soit l’affliction qui survienne, ou la pauvreté, ou la prison, ou la faim, ou la mort, ou toute autre chose, Dieu peut tourner tout cela en sens contraire, puisque son infinie puissance sait nous alléger et changer en moyen de salut tout ce qui nous semble pénible. Aussi l’apôtre ne dit-il, point : l’adversité n’atteint pas ceux qui aiment Dieu, mais : « Coopère au bien » ; c’est-à-dire, Dieu fait tourner les périls à la gloire de ceux à qui on tend des embûches ; ce qui est bien plus que d’écarter le danger, ou d’en délivrer quand il survient. C’est ce qu’il a fait dans la fournaise de Babylone. Il n’a pas empêché qu’on y jetât les trois saints, et quand ils y furent, il n’éteignit point la flamme ; mais il la laissa brûler pour les rendre par là même plus glorieux. A l’occasion des apôtres, il a fait constamment d’autres prodiges du même genre. S’il suffit à l’homme d’être sage pour savoir tourner en sens contraire la nature des choses, paraître au sein de la pauvreté plus a l’aise que les riches, et tirer de la gloire du mépris même dont ils sont l’objet ; à bien plus forte raison Dieu peut-il en faire autant, et beaucoup plus encore, à l’égard de ceux qui l’aiment. Une seule chose est nécessaire : l’aimer sincèrement, et tout le reste vient à la suite. Et de même que les choses qui semblent nuisibles sont profitables à ceux qui l’aiment ; ainsi, celles qui sont utiles deviennent nuisibles à ceux qui ne l’aiment pas. Les miracles, la pureté des dogmes, la sagesse de la doctrine ont fait tort aux Juifs ; à cause des miracles, ils appelaient le Christ démoniaque, à cause de sa doctrine ils le traitaient d’impie ; ils essayaient même de le faire mourir à raison de ses prodiges. D’autre part, le larron crucifié, percé de clous, accablé d’injures, souffrant des douleurs sans nombre ; non seulement n’en éprouva aucun dommage, mais en tira le plus grand profit. – Voyez-vous comme tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu ?

Après avoir établi que c’est là un grand bien, un avantage qui surpasse de beaucoup la nature humaine, comme cela semblait incroyable à un grand nombre, il le confirme par le passé, en disant : « Pour ceux qui, selon son décret, sont appelés ». Considérez qu’il parle ainsi en présupposant la vocation. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas dès l’abord appelé tous les hommes, ou pourquoi n’a-t-il pas appelé Paul avec les autres apôtres, puisque ce délai semblait désavantageux ? Et pourtant l’événement a prouvé que ce délai était utile. Il parle ici de décret, pour ne pas tout attribuer à la vocation, parce que les Gentils et les Juifs auraient pu le contre-dire. Si en effet la vocation avait suffi, pourquoi tous n’étaient-ils pas sauvés ? Voilà pourquoi il dit que ce n’est pas la vocation seule, mais le décret, qui a opéré le salut des élus : car la vocation n’imposait aucune nécessité, ne faisait point de violence. Tous donc étaient appelés, mais tous n’ont pas obéi. « Car ceux qu’il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à être cou« formes à l’image de son Fils ». Voyez-vous ce comble d’honneur ? Ce que le Fils unique était par nature, ceux-ci le deviennent par grâce. Et cependant il ne se contente pas de dire « Conforme » ; il y ajoute encore autre chose : « Afin qu’il fût lui-même le premier né (29) ». Et il ne se borne encore pas là, car il ajoute : « Entre beaucoup de frères », voulant en tout montrer le lien de parenté. Mais comprenez bien que tout ceci s’entend de l’Incarnation ; car, selon la divinité, le Christ est Fils unique.

2. Voyez-vous que de grâces il nous a accordées ? Ne doutez donc point de l’avenir ; car l’apôtre nous fait assez voir la Providence quand il nous parle de préfiguration. En effet, les hommes changent d’opinion d’après les événements ; mais les pensées de Dieu et ses dispositions à notre égard sont anciennes. L’apôtre dit donc : « Et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ». Il les a justifiés par la régénération du baptême. « Et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés (30) ». Il les a glorifiés par la grâce, par l’adoption. « Que dirons-nous donc après cela ? » C’est comme s’il disait : Ne me parlez donc plus de périls, ni d’embûches dressées de toutes parts. Si quelques-uns doutent encore de l’avenir, au moins ne peuvent-ils nier les bienfaits déjà accordés, par exemple l’amour de Dieu pour nous, la justification, la gloire. Or il a accordé tout cela par des moyens qui semblaient fâcheux ; ce que vous regardiez comme un opprobre, la croix ; la flagellation, les chaînes, c’est ce qui a restauré l’univers entier. Comme donc c’est par ses souffrances, en apparence si tristes, qu’il a procuré la liberté et le salut à tout le genre humain ; ainsi en agit-il avec vos propres souffrances, en les faisant tourner à votre gloire et à votre honneur. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (31) ? »

Et qui n’est pas contre nous ? dira-t-on. Nous axons contre nous le monde entier, les tyrans, les peuples, nos parents, nos concitoyens ; et pourtant tous ces ennemis sont si loin de nous nuire qu’ils nous tressent malgré eux des couronnes, qu’ils nous procurent des biens infinis : la sagesse de Dieu tournant leurs embûches à notre gloire et à notre salut. Voyez-vous comme personne n’est contre nous ? Ce qui a augmenté la gloire de Job c’est que le démon s’est armé contre lui. Le démon a en effet tout mis en œuvre pour lui nuire : ses amis, sa femme, ses plaies, ses serviteurs ; et rien de cela ne lui a fait de mal. Ce n’était pas encore beaucoup pour lui, bien que cela eût déjà une grande importance ; mais ce qui était bien plus, c’est que tout a tourné à son profit. Car comme Dieu était pour lui, tout ce qui semblait être contre lui, lui est devenu avantageux. Ainsi en a-t-il été pour les apôtres. En effet les Juifs, les gentils, les faux frères, les princes, les peuples, la faim, la pauvreté, mille autres choses encore étaient contre eux, et pourtant rien n’était contre eux. C’est même 1à ce qui les a rendus glorieux, illustres et louables devant Dieu et devant l’es hommes. Pensez donc quelle grande parole Paul a prononcée en faveur des fidèles, de ceux qui sont vraiment crucifiés, parole que ne sauraient s’appliquer ceux mêmes qui sont ceints du diadème. En effet, contre un prince les barbares prennent les armes, les ennemis font irruption, les gardes du corps tendent des embûches, les sujets se révoltent souvent, mille autres dangers se présentent ; mais contre le fidèle, attentif à observer exactement les lois de Dieu, l’homme ni le démon ne peuvent rien. En lui enlevant ses richesses, vous lui préparez une récompense ; en disant du mal de lui, vous le rendez par là même plus glorieux devant Dieu ; en le réduisant à la faim, vous augmentez sa gloire et sa récompense ; en le livrant à la mort, ce qui semble être le pire, vous lui tressez la couronne du martyre. Qu’y a-t-il donc de comparable à cette vie où rien ne peut nuire ; où ceux mêmes qui tendent des pièges ne sont pas moins utiles que des bienfaiteurs ? Aussi Paul dit-il : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »

Ensuite, non content de ce qu’il vient de dire, il rappelle encore le plus grand signe de l’amour de Dieu pour nous, celui qu’il ne perd jamais de vue : l’immolation du Fils. non seulement, nous dit-il, Dieu les a justifiés, glorifiés, rendus conformes à l’image de son Fils ; mais il n’a pas même épargné ce Fils pour vous. Aussi ajoute-t-il-: « Lui qui n’a pas épargné même son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui (32) ? » L’apôtre emploie ici des expressions énergiques et brûlantes, pour faire comprendre l’amour divin. Comment donc Dieu nous abandonnerait-il, lui qui n’a pas ménagé son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous ? Et songez quelle bonté c’est de ne pas ménager son propre Fils, mais de le livrer, et de le livrer pour tous, pour des êtres sans valeur, pour des ingrats, des ennemis, des blasphémateurs : « Comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui ? » L’apôtre veut dire : S’il nous a donné son Fils, non pas simplement donné, mais donné pour être immolé, comment mettrez-vous le reste en doute, quand vous avez reçu le Maître lui-même ? Comment douterez-vous de la propriété, quand vous avez le propriétaire ? Comment celui qui a donné le plus à des ennemis, refusera-t-il le moins à des amis ? « Qui accusera les élus de Dieu ? (33) ».

3. Ici Paul s’adresse à ceux qui disaient que la foi ne sert à rien, et qui ne croyaient pas à un changement soudain. Et voyez comme il leur ferme promptement la bouche en parlant de la dignité de celui qui a élu. Il ne dit pas Qui accusera les serviteurs de Dieu, ni : Les fidèles de Dieu, mais : « Les élus de Dieu » car l’élection est un signe de vertu. Si, en effet, quand un dompteur de chevaux choisit les poulains propres à la course, personne ne peut l’en blâmer à moins d’encourir le ridicule : à bien plus forte raison, quand Dieu choisit les âmes, serait-on ridicule de lui en faire un reproche. « C’est Dieu qui les justifie ; qui est celui qui les condamnerait ? » Il ne dit pas : C’est Dieu qui remet les péchés ; mais, ce qui est beaucoup plus : « C’est Dieu qui les justifie ». Quand le suffrage du juge, et d’un tel juge, proclame quelqu’un juste ; quelle sera la peine de l’accusateur ? Donc il ne faut pas craindre les épreuves, car Dieu est pour nous, et il l’a assez prouvé par les faits ; ni les niaiseries judaïques, car Dieu nous a Choisis et justifiés, et justifiés, chose étonnante ! par la mort de son Fils. Qui donc nous condamnera quand Dieu nous couronne, quand le Christ a été immolé pour nous, et non seulement a été immolé, mais intercède encore en notre faveur ? « C’est le Christ Jésus », nous dit-il, « qui est mort pour eux, qui de plus est ressuscité des morts, est à la droite du Père et qui même intercède pour nous (34) ».

Bien qu’en possession de sa dignité propre, il n’a point cessé de s’occuper de nous, mais il intercède en notre faveur, et nous conserve toujours la même affection. Car il ne s’est pas contenté d’être mis à mort ; pour nous donner une plus grande preuve de son amour, il n’a pas seulement payé de sa personne, il en engage encore un autre à agir dans le même but. C’est là uniquement ce que Paul entend par le mot intercéder ; employant une expression plus humaine, plus humble, pour désigner cet amour. Si on ne le prenait pas dans ce sens, le terme : « N’a pas épargné », entraînerait beaucoup d’absurdité. Et la preuve que c’est là ce qu’il veut dire, c’est qu’après avoir d’abord dit : « Est à la droite », il ajoute : « Il intercède pour nous » ; montrant par là tout à la fois que lé Fils est égal au Père, et que son intercession n’est point un indice d’infériorité, mais uniquement une preuve de son amour. Car comment celui qui est la vie et la source de tous les biens, qui a la même puissance que le Père, qui ressuscite les morts, qui vivifie, et qui fait tout le reste, comment, dis-je, aurait-il besoin d’intercéder pour nous être utile ? Comment celui qui, par sa propre puissance, a sauvé, de la condamnation ceux qui étaient désespérés et condamnés, qui les a faits justes et enfants de Dieu, qui les a conduits aux suprêmes honneurs, qui a réalisé ce qu’on n’eût jamais osé espérer ; comment, après avoir accompli tout cela et avoir fait asseoir notre nature sur le trône royal, aurait-il eu besoin de prier pour des œuvres plus faciles ?

Voyez-vous comme il est démontré de toutes manières que Paul ne parle ici d’intercession que pour faire comprendre l’ardeur, la vivacité de l’amour du Christ pour nous ? En effet, il est dit aussi que le Père exhorte les hommes à se réconcilier avec lui. « Nous faisons donc les fonctions d’ambassadeurs pour le Christ, Dieu exhortant par notre bouche ». (2Co 5,20) Et pourtant quand – Dieu nous exhorte, quand des hommes font les fonctions d’ambassadeurs pour le Christ vis-à-vis d’autres hommes, nous ne voyons rien là qui soit indigne de la majesté divine ; tout ce que nous en pouvons conclure, c’est l’étendue de l’amour de Dieu. Faisons de même ici. Si donc l’Esprit demande avec des gémissements inénarrables, si le Christ est mort, s’il intercède pour nous, si le Père n’a point ménagé pour vous son propre Fils, s’il vous a élu et justifié, que craignez-vous encore ? Quand vous êtes l’objet d’un tel amour, d’une telle Providence, pourquoi tremblez-vous ? Aussi, après avoir montré cette Providence, l’apôtre continue en toute liberté, et ne se contente plus de dire : Donc vous devez aussi l’aimer ; mais, comme saisi d’enthousiasme à l’aspect de cette bonté infinie, il s’écrie : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? » Il ne dit pas : De Dieu ; tant il lui est indifférent de nommer le Christ ou Dieu. « Est-ce la tribulation ? Est-ce l’angoisse ? Est-ce la persécution ? Est-ce la faim ? Est-ce la nudité ? « Est-ce le péril ? Est-ce le glaive (35) ? »

Voyez la prudence de Paul : Il ne parle point des pièges où nous tombons tous les jours, de l’amour des richesses, de la passion de la gloire, de la tyrannie de la colère ; mais de choses bien plus tyranniques, qui font violence à la nature elle-même, qui ébranlent souvent malgré nous la fermeté du caractère, à savoir les tribulations et les angoisses. Bien que l’on puisse compter toutes ses expressions, néanmoins chacune d’elle renferme des milliers d’épreuves ; ainsi quand il parle d’affliction, il entend la prison, les chaînes, la calomnie, l’exil, toutes les misères ; d’un mot il parcourt un vaste océan de périls, d’une seule expression il indique tout ce qu’il y a de pénible pour l’homme. Et cependant il brave tout cela. Aussi procède-t-il par interrogation, comme si la contradiction était impossible, puisque rien ne peut séparer de l’objet de son amour celui qui est aimé à ce point et qui jouit du soin d’une telle Providence.

4. Ensuite, pour que ces épreuves ne soient pas considérées comme un signe de délaissement, il cite le prophète qui les a prédites longtemps d’avance en ces termes : « A cause de vous nous sommes mis à mort tout le jour, on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie (36) », c’est-à-dire Nous sommes exposés à subir des mauvais traitements de la part de tout le monde, néanmoins contre tant et de si grands périls, contre tant de nouvelles et sanglantes cruautés, une consolation nous suffit : la raison même de ces combats, non seulement elle nous suffit, mais elle dépasse de beaucoup nos besoins. Car, ce n’est pas pour les hommes ni pour rien de terrestre que nous souffrons tout cela, mais pour le Roi de l’univers. Et ce n’est point là la seule couronne que Dieu réserve à ses élus, mais il leur en prépare une autre multiple et variée. Car comme, en qualité d’hommes, ils ne sauraient souffrir mille morts, il leur montre que la récompense n’en sera pas moindre pour autant : Bien que ce soit une loi de notre nature que nous ne mourions qu’une fois, Dieu cependant nous donne la faculté de mourir tous les jours, si nous le voulons. D’où il suit clairement que nous aurons, à l’heure du départ, autant de couronnes que nous aurons vécu de jours, et même beaucoup plus : car on peut mourir une fois, deux fois, bien des fois par jour. Et celui qui est prêt à cela, reçoit toujours la récompense entière.

C’est à quoi font allusion ces mots du prophète : « Tout le jour ». Aussi l’apôtre invoque-t-il son témoignage, pour mieux exciter leur ardeur. Si en effet, leur dit-il, ceux qui vivaient sous l’Ancien Testament, qui n’avaient pour prix de leurs travaux que la terre et ce qui passe avec la vie, ont pu ainsi dédaigner la vie présente, les épreuves, les périls comment serions-nous excusables de tomber dans le relâchement, de ne pas même atteindre à leur mesure, quand on nous a promis le royaume du ciel et des biens ineffables ? L’apôtre n’exprime pas cette pensée, mais, l’abandonnant à la conscience de ses auditeurs, il se contente du témoignage du prophète, il leur montre que leurs corps sont une victime, et qu’ils ne doivent point s’en troubler, ni s’en effrayer, puisque Dieu l’a ainsi réglé. Il les anime encore d’une autre manière. Pour qu’on ne dise pas qu’il fait là simplement de la spéculation avant l’expérience des faits, il ajoute : « On nous regarde comme des brebis de tuerie », indiquant par là que les apôtres mouraient tous les jours. Voyez-vous sa force et sa modestie ? Comme, dit-il, les brebis qu’on égorge n’opposent aucune résistance, ainsi en est-il de nous. Mais comme la faiblesse de l’esprit humain redoutait encore, même après tant et de si grandes choses, la multitude des épreuves, voyez comme il relève l’auditeur, comme il le rend haut et fier, en disant : « Mais en tout cela nous triomphons par celui qui nous a aimés (37) ».

Ce qu’il y a d’étonnant, ce n’est pas seulement que nous triomphions, mais que nous triomphions par les pièges même qu’on nous tend. Et non seulement nous triomphons, mais nous faisons plus que triompher, c’est-à-dire que nous remportons la victoire avec une extrême facilité, sans fatigues et sans peines. Et ce n’est pas en souffrant réellement, mais par la simple disposition à souffrir, que nous dressons des trophées contre nos ennemis. Et cela est juste : car c’est Dieu qui combat avec nous. Ne faites donc aucune difficulté de croire que, flagellés, nous sommes vainqueurs de ceux qui nous flagellent ; que, proscrits, nous dominons ceux qui nous proscrivent ; que, mourants, nous supplantons ceux qui vivent. Une fois supposé la puissance de Dieu et son amour pour nous, rien ne s’oppose à ce que ces choses étonnantes, incroyables, aient lieu, et que, le triomphe soit éclatant. Et ils ne remportaient pas une simple victoire, mais une victoire miraculeuse, en sorte que leurs ennemis comprissent qu’ils faisaient la guerre non plus à des hommes, mais à la puissance invincible. Voyez-vous les Juifs les tenir au milieu d’eux, puis hésiter et dire : « Que ferons-nous à ces hommes ? » (Act 4,16) Et voilà la merveille : c’est que, les retenant, les regardant comme coupables, les jetant dans les fers, les frappant, ils étaient dans l’embarras et dans l’incertitude, et se trouvaient vaincus par ceux mêmes par qui ils espéraient vaincre. Ni le tyran, ni les bourreaux, ni les légions infernales, ni le démon lui-même ne purent triompher d’eux ; la défaite fut complète ; on vit tourner à leur profit les moyens mêmes qu’on employait contre eux. Aussi l’apôtre dit-il : « Nous sommes plus que vainqueurs ». C’était la nouvelle loi de la guerre, de vaincre par les contraires, de n’être jamais défait et d’aller au combat comme si on était assuré du succès. « Car je suis certain que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni choses présentes, ni choses futures, ni ce qu’il y a de plus haut, ni ce qu’il y a de plus bas, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus (38, 39) ».

5. Voilà de grandes paroles, mais nous ne les comprenons pas, parce que nous ne savons pas aimer ainsi. Cependant bien qu’elles soient grandes, pour montrer que son amour n’est rien en comparaison de l’amour de Dieu pour lui, il n’en parle qu’en second lieu, de peur de paraître se vanter. Voici ce qu’il veut dire A quoi bon parler du présent, et des maux attachés à cette vie ? Quand même on parlerait de choses à venir et de puissances, de choses comme la mort et la vie, de puissances comme les anges et les archanges, de tout ce qu’il y a de plus élevé dans la création : tout cela me paraîtrait petit, en comparaison de l’amour du Christ. Quand on me menacerait d’une mort éternelle, quand on me promettrait une vie sans terme pour me séparer du Christ, je n’accepterais pas. A quoi bon me parler de tel ou tel roi terrestre, de tel ou tel consul ? Quand vous me parleriez des anges et de toutes les puissances célestes, de tout ce qui est, de tout ce qui sera, de tout ce qui est sur la terre ou dans les cieux, de tout ce qui est sous la terre ou au-dessus des cieux, tout me semblerait peu de chose en comparaison de cet amour. Et comme si cela ne suffisait pas encore à exprimer son amour, il y ajoute autre chose, en disant : « Ni aucune autre créature », c’est-à-dire : aucune autre création aussi grande que celle que nous voyons, aussi grande qu’on puisse l’imaginer, rien ne me détachera de cet amour.

S’il parle ainsi, ce n’est pas que quelque ange ou quelque autre puissance ait essayé de lui enlever cet amour, à Dieu ne plaise ! mais il emploie ces hyperboles pour montrer l’amour qu’il porte au Christ. Car il n’aime pas le Christ à cause de ses dons, mais, les dons à cause du Christ ; c’est lui seul qu’il a en vue, et il ne craint qu’une chose : perdre cet amour. Le perdre serait pouf' lui plus terrible qui l’enfer, comme y persévérer lui est plus cher qu’un empire. Comment donc, quand Paul n’estime pas même les choses du ciel en comparaison de l’amour du Christ, comment serions-nous excusables de mettre de la boue et de l’argile au-dessus du Christ ? Paul est prêt, sil le faut, à tomber en enfer et à être privé du ciel plutôt que de perdre l’amour du Christ ; et nous ne méprisons pas même la vie présente ! Sommes-nous seulement dignes de délier les cordons de ses souliers, nous qui sommes à une telle distance de cette âme magnanime ? A cause du Christ il dédaigne même le royaume du ciel, et nous, nous méprisons le Christ et estimons beaucoup ses dons.

Et plût au ciel que nous estimassions ses dons ! mais ce n’est pas même cela : le royaume du ciel est devant nous, et nous le laissons pour courir chaque jour après des ombres et des songes. Pourtant Dieu qui est bon et miséricordieux fait comme un père tendre qui, voyant son fils dégoûté de vivre toujours avec lui, invente d’autres moyens de le retenir. En effet comme son amour n’est pas pour nous un lien assez puissant, il met en couvre beaucoup d’autres moyens pour nous rattacher à lui. Mais cela ne nous retient pas encore, et nous courons à des jeux d’enfants. Il n’en était pas ainsi de Paul ; comme un fils bien né, généreux et plein de piété filiale, il ne recherche que la compagnie de son père, et se soucie bien moins du reste ; que dis-je ? il est plus qu’un fils ; car il n’unit pas dans son estime son père et ses dons ; mais quand il voit son père, il dédaigne tout le reste, et aimerait mieux être puni et flagellé en restant avec lui, que de vivre dans les délices loin de lui.

6. Tremblons donc, nous qui ne méprisons pas même les richesses pour Dieu, bien plus, qui ne les méprisons pas pour nous-mêmes. Paul seul souffrait tout pour le Christ, non en vue 'du royaume, non en vue de l’honneur, mais par pure affection pour lui. Et nous, ni le Christ, ni les biens du Christ, ne sauraient nous détacher des choses terrestres ; mais comme les serpents, comme les vipères, comme les pourceaux ou d’autres animaux de ce genre, nous nous traînons dans la fange. En quoi, en effet, différons-nous de ces animaux, nous qui, après tant et de si beaux exemples, avons encore les yeux fixés sur la terre et ne supportons pas même de les diriger un instant vers le Ciel ? Et pourtant Dieu nous a donné son Fils ; et vous, vous 'ne donnez pas même un morceau de pain à celui qui a été livré et immolé pour vous ! Pour vous, le Père n’a pas même ménagé son Fils, son Fils légitime ; et vous, vous le dédaignez, ce Fils, quand il meurt de faim, quand vous ne dépenseriez que ce qui vient de lui et que vous le dépenseriez pour vous. Qu’y a-t-il de pire qu’une telle iniquité ? Il a été livré pour vous, il a été immolé pour vous, il erre çà et là dévoré par la faim ; vous donneriez de ce qu’il vous a donné lui-même, et vous le donneriez pour votre profit, et vous ne donnez cependant rien ! Ceux qui, malgré tant de motifs propres à les toucher, persévèrent dans cette inhumanité diabolique ne sont-ils pas plus insensibles que les pierres ?

Il ne s’est pas contenté de la mort et de la croix ; mais il a voulu être pauvre, étranger, errant, nu, prisonnier, malade, afin de vous attirer à lui. Si vous ne me rendez rien, nous dit-il, pour tout ce que j’ai souffert pour vous, ayez pitié de ma pauvreté ; et si la pauvreté ne vous touche pas, que ce soit au moins la maladie, la captivité ; et si rien de tout cela ne vous inspire un sentiment de bonté, faites attention au peu que je demande. Je ne demande rien de coûteux ; mais dû pain, tin abri, une parole de consolation. Que si votre dureté persiste, eh bien ! songez au royaume céleste, aux récompenses que je vous ai promises, et devenez meilleur. Vous ne tenez encore aucun compte de cela ? Cédez au moins à la nature, et en voyant cet homme nu, songez à la nudité que j’ai supportée pour vous sur la croix. Si cette nudité-là ne vous émeut pas, souvenez-vous de celle que je subis maintenant dans la personne des pauvres. J’ai été alors dans le besoin à cause de vous, j’y suis encore aujourd’hui à cause de vous, afin que, pour l’une ou l’autre de ces raisons, vous nie fassiez quelque aumône ; j’ai jeûné à cause de vous, j’ai encore faim à cause de vous ; j’ai eu soif sur la croix, j’ai encore soif dans la personne des pauvres, afin que par tous ces motifs je puisse vous attirer à moi et vous rendre humain dans votre propre intérêt. Et pour les services sans nombre que je vous ai rendus, je vous demande un retour, non comme dette, mais comme grâce, et, pour le peu que je demande, je vous couronne, je vous donne un royaume. Je ne vous dis pas : Délivrez-moi de la pauvreté, ni : Donnez-moi la richesse, bien que j’aie été pauvre pour vous ; je vous demande simplement du pain, un vêtement, un faible soulagement à ma faim. Et si je suis en prison, je ne vous oblige pas à briser mes chaînes ni à me tirer delà ; je vous demande seulement de jeter un regard sur un homme enchaîné à cause de vous, et cette grâce me suffit, et pour ce simple fait je vous donne le ciel. Pourtant je vous ai délivré d’une captivité bien plus dure ; mais je suis content, si vous venez me voir comme prisonnier. Je pourrais vous couronner sans cela ; mais je veux être votre débiteur, afin que vous ayez quelque confiance à saisir la couronne. Voilà pourquoi, pouvant me nourrir moi-même, je vais mendier de tous côtés, je me tiens à votre porte et vous tends la main. C’est de vous que je désire recevoir ma nourriture ; car je vous aime beaucoup ; je désire m’asseoir à votre table, comme c’est le propre des amis, et j’en suis fier ; en présence du monde entier, je proclame vos louanges, et, devant l’auditoire attentif, je montre celui qui m’a nourri.

Pourtant, nous autres hommes, quand quelqu’un nous nourrit, nous en rougissons, nous le tenons dans l’ombre ; mais lui, parce qu’il nous aime beaucoup, proclame le fait, même quand nous gardons le silence, le relève par de grands éloges et ne rougit point de dire que nous l’avons vêtu quand il était nu et nourri quand il avait faim. Pensons donc à tout cela, et ne nous en tenons pas aux éloges, mais accomplissons tout ce qui a été dit. À quoi bon ces applaudissements et ce bruit ? Je ne vous demande qu’une chose : la démonstration parles faits, l’obéissance par les œuvres ; voilà mon éloge, voilà votre profit, voilà qui brillera plus qu’un diadème à mes yeux. Donc, au sortir d’ici, tressez cette couronne pour vous et pour moi par les mains des pauvres, afin de vivre tous ensemble ici-bas, dans une douce espérance, et d’obtenir des biens sans nombre, lors du départ pour l’autre vie. Puissions-nous tous avoir ce bonheur, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire, l’empire, l’honneur appartiennent au Père en même temps qu’au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il. Tome IV

HOMÉLIE SUR CETTE PAROLE DE L’APÔTRE : NOUS SAVONS QUE TOUT TOURNE A BIEN A CEUX QUI AIMENT DIEU ; ET AUSSI SUR LA PATIENCE ET L’AVANTAGE DES TRIBULATIONS.

AVERTISSEMENT.

L’exorde de cette homélie est tout à fait semblable à celui du sermon sur le débiteur des dix mille talents ; dans l’un comme dans Vautre, Chrysostome se félicite de ce qu’après une longue maladie, il lui est donné de se retrouver et de s’entretenir de nouveau, comme au retour d’un long voyage, avec cette assemblée dont il est aimé, et qu’il aime à son tour d’une égale affection. De là, certains savants tirent cette conclusion que l’homélie sur le débiteur des dix mille talents ayant été prononcée certainement à Antioche, en 387, celle-ci le fut probablement à Constantinople. Car, disent-ils, il n’aurait pas fait deux fois le même exorde dans la même ville ; mais, après s’être rétabli d’une maladie étant à Antioche, il s’y servit d’abord de ce début ; et ensuite, étant à Constantinople, après un autre retour à la santé, il commença ce discours-ci de la même manière, devant des auditeurs dont pas un n’avait entendu l’autre. Cet argument ne semble pas tout à fait invraisemblable ; pourtant comme Chrysostome a été souvent malade à Antioche, comme on le voit par plusieurs de ses discours, et que d’ailleurs il avait coutume, après un intervalle de quelques années, de répéter dans la même ville d’Antioche, non seulement des exordes, mais des sermons tout entiers, qu’il remaniait et qu’il modifiait un peu, comme nous l’avons déjà vu souvent, rien n’empêche qu’il ne se soit servi quelques années plus tard, également à Antioche, du même début qu’en 387. Ce discours a donc pu être prononcé, soit dans l’une de ces villes, soit dans l’autre, et il est assez difficile de se déterminer entre les deux.

ANALYSE.

Tendresse de Chrysostome pour ses auditeurs. – La charité est une dette qu’on ne peut jamais payer. – Les chrétiens patients dans les persécutions. – Efficacité des paroles de l’Apôtre. – Ingratitude des Macédoniens envers les apôtres. – Pourquoi saint Paul chassa le démon qui forçait la servante à reconnaître la mission des apôtres. – Ferveur et délivrance de Paul et de Silas. – De l’efficacité du chant des hymnes : pourquoi Paul et Silas s’y livrèrent au milieu de la nuit. – L’affliction nous rend attentifs et vigilants. – En fait de choses spirituelles, il ne faut jamais différer. – Pourquoi Dieu permet les tentations.

1. Je me sens aujourd’hui comme si je ne m’étais pas rendu au milieu de vous depuis longtemps. Car bien que je ne fusse retenu à la maison que par ma mauvaise santé, je me trouvais comme exilé bien loin de votre amour. En effet, lorsque l’on aime véritablement et qu’on ne peut se trouver avec celui qu’on aime, on a beau habiter la même ville, on n’est pas moins affecté que si l’on vivait dans un autre pays. C’est là ce que savent tous ceux qui savent aimer. Pardonnez-nous donc, je vous en prie ; car ce n’est pas la négligence qui a causé cette séparation ; c’était le silence de la maladie. Et d’une part, je sais que vous vous réjouissez tous à présent de notre retour à la santé ; et de mon côté, je me réjouis aussi, non pas seulement de l’avoir recouvrée, mais encore de ce qu’il m’est donné de revoir vos visages qui me faisaient faute, et de jouir de l’amour selon Dieu que vous me portez. La plupart des hommes, revenus à la santé, ne pensent qu’à se faire apporter du vin, à remplir leurs verres, à boire frais : pour moi, votre compagnie m’est plus agréable que toutes les réjouissances, et elle est pour moi et la condition de ma santé, et la source de ma joie. Eh bien ! donc, puisque par la grâce de Dieu nous nous sommes retrouvés mutuellement, il faut que nous vous payions la dette de la charité, si une telle dette se peut jamais payer. C’est qu’en effet, elle est la seule des obligations qui ne connaisse point de terme ; plus on s’en acquitte, plus elle se prolonge, et si en fait d’argent nous donnons des éloges à ceux qui ne doivent rien, ici nous félicitons ceux qui doivent beaucoup. C’est pourquoi saint Paul, le docteur des nations, a écrit cette parole : Ne soyez redevables de rien à personne, excepté de la charité mutuelle (Rom 13,8), voulant que nous nous acquittions sans cesse de cette obligation, tout en continuant d’y être tenus, et que jamais nous ne soyons affranchis de cette dette jusqu’au jour où nous le serons de la vie présente elle-même. Si donc une dette pécuniaire est un poids et une gêne, c’est, au contraire, une chose blâmable de ne pas devoir toujours la dette de la charité. Et pour preuve, écoutez avec quelle sagesse cet admirable docteur amène ce conseil. Il commence par dire : Ne soyez redevables de rien à personne; puis il ajoute : excepté de la charité mutuelle. Il veut que nous acquittions toutes nos autres dettes ici-bas, mais il entend que pour cette dernière il n’y ait jamais d’extinction possible. En effet, c’est elle surtout qui forme et discipline notre vie. Eh bien ! donc, puisque nous connaissons tout le profit à retirer de cette dette, puisque nous savons qu’on ne fait que l’augmenter en s’en acquittant, efforçons-nous aujourd’hui, nous aussi, de tout notre pouvoir, de payer celle que nous avons contractée envers vous, non par nonchalance ni ingratitude, mais par l’effet du mauvais état de notre santé ; acquittons – nous, en adressant quelques paroles à votre charité, et, en prenant pour sujet de cet entretien l’Apôtre lui-même, ce merveilleux docteur du monde, mettons, sous vos yeux, et méditons à fond ce qu’il disait aujourd’hui en écrivant aux Romains ; servons ainsi à votre charité le festin spirituel que nous avons été longtemps sans vous offrir. Quelles sont ces paroles que nous avons lues ? Il est nécessaire de vous le dire, afin que les ayant présentées à votre souvenir, vous saisissiez mieux ce que nous vous dirons.Nous savons, dit l’Apôtre, que tout tourne à bien à ceux qui aiment, Dieu. (Rom 8,28) Quel est le but de cette entrée en matière ? Car cette âme bienheureuse ne dit rien au hasard, ni en pure perte, mais elle applique toujours aux maux qui se présentent les remèdes spirituels qui leur conviennent.

Quel est donc le sens de ses paroles ? De nombreuses épreuves assiégeaient de toutes parts ceux qui s’avançaient alors dans la foi, les ruses de l’ennemi se succédaient incessamment, ses embûches étaient continuelles ; ceux qui combattaient avec l’arme de la prédication n’avaient point de relâche : les uns étaient jetés en prison, d’autres en exil, on traînait les autres à mille abîmes divers ; en conséquence, il agit comme un excellent général, qui, voyant son adversaire respirer la fureur, parcourt les rangs de ses soldats, relève partout leur courage, les fortifie, les prépare au combat, augmente leur audace, accroît leur désir d’en venir aux mains avec l’ennemi, les enhardit à ne pas craindre ses attaques, mais à se tenir en face, la fermeté dans le cœur pour le frapper, s’il est possible, au visage même, et ne point s’effrayer de lui résister. De même le bienheureux apôtre, cette âme d’une élévation toute céleste, voulant réveiller les pensées des fidèles, et brûlant de relever leur âme en quelque sorte gisante à terre, commença par leur dire : Or nous savons que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. Voyez-vous la prudence apostolique ? Il n’a point dit : Je sais, mais : Nous savons ; il les range eux-mêmes dans le nombre de ceux qui conviennent de ce qu’il dit, que tout tourne à bien à ceux qui, aiment Dieu. Considérez aussi l’exactitude du langage de l’Apôtre. Il n’a pas dit : Ceux qui aiment Dieu échappent aux maux, sont délivrés des épreuves ; mais : Nous savons, c’est-à-dire, nous sommes assurés, nous avons la certitude ; l’expérience nous a démontré : Nous savons que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu.

2. Quelle force ne trouvez-vous pas dans cette courte expression : Tout tourne à bien ? En effet, n’allez pas me parler des avantages d’ici-bas, ne songez pas seulement au bien-être et à la sécurité, mais aussi à ce qui leur est tout opposé : à la prison, aux tribulations, aux embûches, aux, attaqués journalières, et alors vous verrez parfaitement la portée de cette parole. Et pour ne pas entraîner au loin votre charité, prenons, si vous le voulez bien, quelques petits faits parmi ce qui arriva au bienheureux apôtre, et vous verrez la force de ce langage. Alors que, parcourant toutes les contrées, semant la parole de piété ; arrachant les épines, et se hâtant d’implanter la vérité dans l’âme de chacun, il fut arrivé dans une ville de Macédoine, comme nous le raconte saint Luc, l’auteur des Actes, il rencontra là une jeune servante qui, possédée d’un malin esprit, ne pouvait garder le silence, et qui, s’en allant de côté et d’autre, voulait proclamer partout les apôtres par la suggestion de ce démon. Saint Paul, parlant alors avec grande autorité, employant un langage impérieux, comme quelqu’un qui chasserait un vil malfaiteur, délivra cette femme du malin esprit : les habitants de cette ville auraient dû considérer dès lors les apôtres comme des bienfaiteurs, comme des sauveurs, et, cri échange d’un tel bienfait, les traiter avec toute espèce d’égards. Ils firent pourtant tout le contraire. Écoutez comment on récompense les apôtres : Les maîtres de cette servante, dit saint Luc, voyant que l’espoir de leur trafic était perdu, s’emparèrent de Paul et de Silos, les traînèrent sur la place publique devant les magistrats, puis ils les menèrent aux préteurs, et leur ayant donné un grand nombre de coups, ils les jetèrent en prison, en recommandant au geôlier de les garder soigneusement. (Act 16,19, 23) Voyez-vous l’excessive méchanceté des habitants de cette ville ? voyez-vous en même temps la patience et la fermeté des apôtres ? Attendez un peu, et vous verrez aussi la miséricorde de Dieu. En effet, comme il est sage et fécond en ressources, il ne fait point cesser les maux tout d’abord et dès le début, mais, après que toutes les dispositions des adversaires ont pris de l’accroissement, après que la patience de ses athlètes a été prouvée par des faits, c’est alors que lui aussi montre à son tour son influence ; afin que personne – ne puisse alléguer que si les serviteurs de Dieu courent ainsi aux dangers, c’est qu’ils se fient sur ce qu’ils n’auront rien de pénible à souffrir. C’est pour cela que dans les secrets de sa sagesse il laisse les uns devenir victimes des maux, et qu’il y soustrait les autres ; il vent que l’exemple de tous vous instruise de son extrême miséricorde, il veut vous apprendre que lorsqu’il réserve à ses serviteurs de plus grandes récompenses, il permet souvent que leurs maux se prolongent. C’est ce qu’il a fait ici. Car après un tel miracle, après un si grand bienfait que celui par lequel ils se signalèrent en chassant cet esprit impudent, Dieu permit qu’ils fussent battus de verges et jetés en prison. C’est là surtout qu’apparut la puissance de Dieu. Aussi le saint Apôtre disait-il : Je me glorifierai donc le plus volontiers dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ habite en moi. Et un peu plus loin : Quand je suis faible, c’est alors que je suis puissant (2Co 12,9-10) ; il entend par faiblesse les tentations continuelles. Mais peut-être on se demandera ici pourquoi il a chassé un démon qui ne disait rien qui leur fût hostile, mais qui, au contraire, les faisait ouvertement connaître ; car il y avait plusieurs jours qu’il criait : Ces hommes sont les serviteurs du Dieu très-haut, qui vous annoncent le chemin du salut. (Act 16,17) Ne soyez point surpris, bien-aimé frère : ceci encore était l’effet de la prudence apostolique et de la grâce du Saint-Esprit. Car, bien qu’il ne dise rien qui leur fût hostile, il ne fallait point que le démon acquit par là un crédit qui l’eût mis à même, à d’autres égards, d’entraîner la croyance des simples voilà pourquoi saint Paul lui ferma la bouche et le chassa, ne voulant pas lui permettre de parler de choses dont il était indigne. Et, en agissant de la sorte, saint Paul suivait l’exemple de son Maître, car lorsque les démons venaient au-devant de Jésus, et lui disaient : Nous savons qui tu es, tu es le saint de Dieu (Luc 4,34), quoiqu’ils parlassent ainsi, Jésus les chassait. Et cela arrivait pour confondre les Juifs impudents qui voyaient tous les jours des miracles et une foule de prodiges, et qui refusaient de croire, tandis que les démons les avouaient, et confessaient Jésus pour le Fils de Dieu.

3. Mais passons à la suite de notre discours. Afin donc que vous appreniez que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu, il est nécessaire de vous lire toute cette histoire : elle vous apprendra comment, après les coups et la prison, toutes choses ont été, par la grâce de Dieu, changées en avantages pour eux. Voyons comment saint Luc nous le fait voir ; il dit : Le geôlier ayant reçu cette recommandation, les jeta dans la prison la plus intérieure, et leur mit des entraves aux pieds. (Act 16,24) Voyez comme leurs maux se prolongent, afin que la patience des apôtres devienne plus éclatante, et en même temps pour que la puissance ineffable de Dieu acquière aux yeux de tous une grande évidence. Écoutez encore ce qui suit. Saint Luc ajoute : Au milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et louaient Dieu. (Id 5,25) Voyez ces âmes qui semblent avoir des ailes, ces esprits en éveil : ne passons point légèrement, mes frères bien-aimés, sur cette parole. Ce n’est pas au hasard ni pour indiquer seulement l’heure que saint Luc dit : Au milieu de la nuit; mais il veut nous montrer que pendant le temps où le sommeil enchaîne agréablement les autres hommes, et ferme leurs paupières à l’heure où il est naturel que des personnes en proie à de nombreuses souffrances se laissent entraîner au sommeil, alors que de tous côtés le sommeil fait sentir son pouvoir absolu, c’est à cette heure que les apôtres priaient et louaient Dieu, donnant ainsi la plus grande preuve de leur amour envers lui. Car de même que si nous sommes affligés parles douleurs corporelles, nous recherchons la présence de nos proches, pour trouver dans leur conversation de quoi soulager la violence de notre mal ; ainsi les saints apôtres, embrasés d’amour pour leur Maître, et lui adressant les hymnes sacrés, ne sentaient même pas leurs douleurs ; mais, tout entiers à leurs supplications, ils lui offraient cet admirable chant des hymnes : leur prison était devenue un temple, et elle était sanctifiée tout entière par les cantiques de ces bienheureux apôtres. C’était un spectacle merveilleux et admirable que ces hommes, dont les pieds étaient dans les entraves, mais dont la voix n’en avait aucune qui les empêchât de chanter les hymnes. C’est que pour l’âme austère et vigilante, qui a pour Dieu une charité ardente, il n’est rien qui soit capable de la séparer de son Maître : Car, dit l’Écriture, je suis le Dieu qui se rapproche, et non pas un Dieu qui se tient à distance (Jer 23,23) ; et elle dit encore autre part : Tu parleras encore, que je dirai : Me voici. (Isa 58,9) En effet, là où l’âme est en éveil, la pensée a des ailes et se dégage, pour ainsi dire, des liens du corps ; elle prend son vol vers le Dieu qu’elle aime, et regarde avec dédain la-terre au-dessous d’elle s’élevant au-dessus des choses visibles, elle court vers Dieu : c’est ce qui est arrivé à nos saints apôtres. Voyez en effet la vertu soudaine des hymnes, et comment ces hommes, quoique en prison et les entraves aux pieds, quoique mêlés avec des imposteurs et des prisonniers, non seulement n’éprouvèrent aucun dommage, mais encore n’en brillèrent que mieux, et éclairèrent par la lumière de leur propre vertu tous ceux qui étaient dans la prison. Car la voix de ces hymnes sacrés, pénétrant dans l’âme de chacun des prisonniers, la transformait, pour ainsi dire, et la corrigeait. En effet l’Apôtre ajoute : Aussitôt un grand tremblement de terre eut lieu : les fondements de la prison furent ébranlés, et à l’instant toutes les portes s’ouvrirent, et les liens de tous furent défaits. (Act 16,26) Vous voyez la puissance des hymnes auprès de Dieu ! non seulement ceux qui les lui offraient obtinrent leur propre soulagement, mais ils furent cause aussi que les liens de tous se détachèrent : c’était pour montrer par des faits que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. En effet, voyez un peu quel tableau ! des coups, une prison, des entraves, la compagnie des prisonniers. Eh bien ! tout cela est devenu un sujet d’avantages, une occasion de gloire, non pas pour les apôtres seulement, non pas seulement pour les autres qui étaient en prison, mais pour le geôlier lui-même. En effet, que lisons-nous ? Le geôlier s’étant réveillé, et ayant vu que les portes de la prison étaient ouvertes, tira son épée et allait se tuer, croyant que les prisonniers s’étaient échappés. (Id 5,27) Considérez ici avec moi la miséricorde de Dieu, laquelle surpasse toute expression ! Pourquoi tout cela arrive-t-il vers minuit ? Uniquement pour que l’affaire se passe sans tumulte et dans le calme, et pour assurer le salut du geôlier. Car lorsque le tremblement de terre fut arrivé, et que les portes se furent ouvertes, les liens de tous les prisonniers se détachèrent, et Dieu ne permit pas qu’aucun d’entre eux s’évadât. Remarquez encore ici avec moi un nouveau trait de la sagesse divine. Toutes les autres circonstances, je veux dire, le tremblement de terre, l’ouverture des portes, ont eu lieu pour que tout le monde apprît par l’événement quels étaient ceux que renfermait alors la prison, et que ce n’étaient pas des hommes ordinaires, mais s’il arriva que personne ne sortit, c’est afin que ceci ne devînt pas pour le geôlier une source de dangers. Pour vous en convaincre, écoutez comment, rien qu’au soupçon du fait, à la seule pensée de quelques évasions, il fit bon marché même de sa vie ! Saint Luc dit en effet : Ayant tiré son épée, il allait se tuer. Mais le bienheureux Paul, toujours attentif, toujours vigilant, arracha par ses paroles l’agneau de la gueule du loup. Il s’écria : Ne te fais aucun mal ! nous sommes tous ici. (Act 16,28) O comble d’humilité ! il ne conçut aucun orgueil de ce qui venait de s’accomplir, il ne se révolta pas contre le geôlier, il ne se permit aucune expression de hauteur ; mais il se comptait lui-même au nombre des prisonniers, des bourreaux, des malfaiteurs, en disant : Nous sommes tous ici. Vous venez de le voir usant de la plus grande humilité, et ne s’arrogeant rien de plus qu’aux malfaiteurs qui sont avec lui. Examinez enfin la conduite du bourreau : il ne s’adresse pas à saint Paul comme à quelqu’un des autres. Ayant pris courage et ayant demandé une lumière, il s’élança dans la chambre, et se jeta tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas ; puis les ayant reconduits dehors, il leur dit : Maîtres, que faut-il que je fasse pour être sauvé? (Act 5,29-30) Voyez-vous que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu ? voyez-vous les stratagèmes du démon, et comment ils furent déjoués ? Voyez-vous comme ses artifices manquèrent leur but ? Quand les apôtres eurent chassé l’esprit malin, Satan fit en sorte qu’on les jetât en prison, croyant empêcher par là le cours de leurs prédications. Mais voilà que cette prison est devenue pour eux l’occasion d’un nouveau bénéfice spirituel.

4. Ainsi donc, nous aussi, si nous sommes vigilants, non seulement dans les moments de calme, mais encore dans les tribulations, nous pouvons trouver notre profit, et plus encore dans la tribulation que dans le calme. Car ce dernier état nous rend presque toujours plus négligents ; la tribulation au contraire nous dispose à la – vigilance, elle nous rend dignes aux yeux de Dieu de l’assistance d’en haut, alors surtout que, par notre espérance en lui, nous faisons preuve de patience et de fermeté dans toutes les afflictions qui nous surviennent. Ne soyons donc pas chagrins, quand nous sommes éprouvés, mais au contraire réjouissons-nous ; car c’est l’occasion de notre gloire. C’est dans ce sens que saint Paul a dit : Nous savons que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. Considérons aussi l’âme ardente de nos saints apôtres. Quand ils entendirent cette question du geôlier : Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? tardèrent-ils à répondre ? remirent-ils à plus tard ? négligèrent-ils de l’instruire ? nullement. Et que lui dirent-ils ? Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé, toi et toute ta famille. (Id 5,31) Voyez la sollicitude apostolique. Ils ne se contentent pas du salut de lui seul, ils veulent aussi, grâce à lui, envelopper tous les siens dans les lacs de la religion, et infliger à Satan une blessure cruelle : Et le geôlier fut baptisé à l’instant, lui et tous les siens, et il fut ravi de joie, avec toute sa famille, d’avoir cru en Dieu. (Id 5,33-34)

Cela nous apprend à ne jamais différer même d’un instant dans les affaires spirituelles, mais à considérer toujours comme favorable l’occasion qui se présente. Si en effet nos saints apôtres n’ont pas voulu différer alors qu’il était nuit, quelle excuse aurons-nous si dans les autres moments du jour nous laissons échapper des profits spirituels ? Vous avez vu cette prison devenant une église ? ce repaire de bourreaux transformé soudain en une maison de prière ; vous avez vu s’y accomplir la sainte initiation ? Voilà l’effet de la vigilance, c’est là ce que l’on gagne à ne jamais négliger les profits spirituels, mais à tirer parti de toutes les occasions pour réaliser d’aussi nobles bénéfices. Le saint apôtre a donc bien eu raison d’écrire : Que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. Et nous aussi, je vous y engage, ayons cette parole bien gravée dans notre âme, et n’entrons jamais en dépit, quand il nous arrive des afflictions dans cette vie, événements, maladies, ou autres circonstances fâcheuses ; armons-nous d’une grande sagesse pour résister à toutes les épreuves, sachant que si nous sommes vigilants, nous pouvons tirer parti de tout, et des épreuves plus que des consolations. Ne nous troublons jamais, songeant combien la patience est profitable, et n’ayons pas même de sentiments de haine contre ceux qui nous attirent nos épreuves. Car s’ils agissent de la sorte pour atteindre leur but particulier, notre Maître commun le permet, voulant par ce moyen nous faire trouver nos bénéfices spirituels, nous faire obtenir le salaire de notre patience. Si nous pouvons donc supporter avec reconnaissance ce qui nous est infligé, nous effacerons par là une grande partie de nos péchés. Et si le Seigneur, en voyant un tel trésor, le docteur des nations, tomber chaque jour dans les dangers, supportait qu’il en fût ainsi, non par insouciance de son athlète, mais parce qu’il lui préparait une plus longue lutte, pour lui accorder ensuite de plus brillantes couronnes, que pourrions-nous dire, nous autres, qui sommes couverts d’une foule de péchés, et qui, à cause de ces péchés, rencontrons maintes et maintes épreuves, afin qu’ayant porté ici-bas la peine de nos fautes, nous soyons au moins jugés dignes d’un peu d’indulgence, et que nous puissions en ce jour terrible goûter les biens mystérieux ? Réfléchissons à tout cela, et résistons généreusement à toutes les afflictions, afin de recevoir du Dieu de miséricorde la récompense de notre patience, de pouvoir diminuer la multitude de nos péchés, et obtenir les biens éternels, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire, puissance et honneur au Père, ainsi qu’au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. 

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