Ephesians 4:3
HOMÉLIE VIII.
JE VOUS CONJURE DONC, MOI CHARGÉ DE LIENS POUR LE SEIGNEUR, DE MARCHER D’UNE MANIÈRE DIGNE DE LA VOCATION À LAQUELLE VOUS AVEZ ÉTÉ APPELÉS AVEC TOUTE HUMILITÉ ET TOUTE MANSUÉTUDE. (IV, 1) Analyse.
- 1-5. Éloge des chaînes. – Captivité de saint Paul.
- 6-9. Exemples analogues empruntés à l’histoire de saint Pierre, à celle des trois jeunes gens de Babylone.
1. C’est une vertu chez les docteurs de ne rechercher ni les hommages ni les éloges de leurs subordonnés, mais uniquement le salut de ceux-ci, et de tout faire dans ce but : celui qui agirait autrement ne serait pas un docteur, mais un tyran. Car si Dieu vous a préposé à eux, ce n’est pas pour que vous obteniez plus de respect ; mais pour que, négligeant ce qui vous concerne, vous ne songiez qu’à les édifier. Tel est l’office d’un docteur : et tel se montrait le bienheureux Paul, qui, exempt de tout orgueil, se considérait comme un homme vulgaire, pour ne pas dire comme le dernier des hommes. Voilà pourquoi il s’appelle leur serviteur, et parle ordinairement en suppliant. Ici même, voyez comment son langage, loin d’être impérieux ou despotique, est humble et modeste : « Je vous conjure donc, moi chargé de liens pour le Seigneur, de marcher d’une manière digne de la vocation à laquelle vous avez été appelés ». Pourquoi cette exhortation, dis-moi ? Est-ce que tu désires quelque chose pour toi-même ? Nullement, répond-il, je ne veux que sauver autrui. Cependant, quand on conjure, c’est généralement dans son propre intérêt. – C’est justement que cela m’intéresse, répondra Paul voyez ce qu’il écrit ailleurs : « Maintenant nous vivons, si vous restez fermes dans le Seigneur ». Il ne cessait de souhaiter ardemment le salut de ses disciples. « Moi, chargé de liens pour le Seigneur ». Haute et sublime dignité, qui éclipse la royauté, le consulat et tous les autres honneurs. De même il écrit à Philémon : Comme moi, le vieux Paul, qui de plus suis maintenant prisonnier de Jésus-Christ (9)… C’est que rien n’est beau comme les chaînes portées pour Jésus-Christ, les chaînes qui ont étreint des mains si saintes. Être enchaîné pour Jésus-Christ, c’est plus glorieux que d’être apôtre, que d’être docteur, que d’être évangéliste. Qui aime Jésus-Christ, me comprend. Oui, il sait le prix des chaînes, celui qui brûle, qui est fou de l’amour du Seigneur, et il aimerait mieux être enchaîné pour Jésus-Christ que d’habiter les cieux. Plus resplendissantes que l’or, plus qu’aucun diadème ; étaient les mains de Paul : ce bandeau couvert de pierreries qui ceint la tête des rois, ne leur donne pas tant de majesté que cette chaîne de fer subie pour Jésus-Christ. La prison de l’apôtre l’emportait en magnificence sur la demeure impériale ; que dis-je ? sur le ciel lui-même : car elle possédait en ce moment le prisonnier de Jésus-Christ. Et, si vous aimez Jésus-Christ, vous comprenez cette dignité, vous comprenez cette vertu, cette grâce accordée à la nature humaine de porter des chaînes pour Jésus-Christ. C’est peut-être plus glorieux que d’être assis à sa droite, plus auguste que d’occuper un des douze trônes qui entourent le sien. Et que dirai-je des choses humaines ? Je rougirais de comparer à l’éclat de ces chaînes les plus riches parures d’or. Quand on n’aurait d’ailleurs aucune rémunération à attendre, n’est-ce pas une récompense suffisante et très grande, de souffrir beaucoup pour celui qu’on aime ? Ils me comprennent sans effort, ceux dont le cœur est plein d’une affection profonde, sinon pour Dieu, au moins pour la créature. Ne leur est-il pas plus doux de s’immoler pour l’objet aimé que d’en recevoir les hommages ? Mais il faut appartenir au chœur des saints apôtres pour avoir l’intelligence de cela. Entendez ce que raconte Saint Luc : « Ils sortaient du sanhédrin, pleins de joie, parce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir un affront pour le nom de Jésus-Christ ». (Act 5,41) Que d’autres nous regardent comme ridicules, quand nous disons que c’est une gloire d’être outragé, une joie d’être couvert d’opprobre ; ceux qui soupirent après Jésus-Christ regardent cela comme très heureux. Si l’on me donnait à opter entre le ciel tout entier et la chaîne de saint Paul, je préférerais cette chaîne. J’aimerais mieux être en prison avec saint Paul, que d’être au ciel avec les anges. Si j’avais à me déterminer entre l’honneur de vivre au milieu des trônes et des puissances célestes, et celui d’être enchaîné avec saint Paul, je demanderais à être enchaîné, et j’aurais raison. Nul bonheur, en effet, ne vaut une telle captivité. Je voudrais être dans ces lieux où l’on garde encore, dit-on, ces fers qui ont pressé les mains de l’apôtre ; je voudrais les voir, et admirer ces hommes enflammés de l’amour du Christ ; je voudrais voir ces chaînes que les démons redoutent, que les anges révèrent. Rien n’est doux comme de souffrir pour Jésus-Christ. Ce que j’envie, ce que j’admire dans saint Paul, c’est moins son ravissement au paradis que son cachot, moins les mystères qui lui furent révélés, que ses chaînes et ses souffrances. Et lui-même ; il pensait ainsi ; car il ne dit pas : Je vous prie, moi, à qui Dieu « A fait entendre des paroles que l’homme ne saurait redire », mais : « Moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur ». 2. Que s’il ne redit pas la même chose dans toutes ses épîtres, c’est qu’il n’était pas toujours prisonnier. Oui, j’aime mieux souffrir pour Jésus-Christ, que d’être glorifié par Jésus-Christ. Souffrir pour Jésus-Christ, c’est un honneur immense, c’est une gloire qui surpasse tout. Si Jésus lui-même, devenu esclave pour moi, et dépouillé volontairement de sa gloire, ne se trouva jamais glorieux comme au jour où il fut crucifié pour moi, que ne dois-je pas souffrir moi-même ? Écoutez plutôt ses propres paroles : « Glorifiez-moi, mon Père ». Que dites-vous ? On vous conduit à la croix avec des brigands et des voleurs sacrilèges ; vous allez subir le supplice des scélérats, être en butte aux crachats, aux soufflets, et vous appelez cela de la gloire ? Oui, répond-il : car je souffre pour ceux que j’aime, et c’est là que je mets ma gloire. Si Jésus, dans son amour pour des malheureux, des misérables, mettait sa gloire en cela, et non à siéger sur le trône paternel, s’il trouvait sa gloire, non dans la gloire même, mais dans les humiliations, et en faisait l’objet de sa préférence, à plus forte raison dois-je, moi, mettre là ma gloire. O heureuses chaînes ! Heureuses mains que ces chaînes ont décorées ! Les mains de saint Paul, quand elles guérissaient, en le touchant, le perclus de Listres, étaient moins digues de vénération que serrées et meurtries de fers. Si j’avais vécu au temps de l’apôtre, j’aurais aimé à les embrasser, à les approcher de mes yeux, à les couvrir de baisers, ces mains jugées dignes d’être enchaînées pour le Seigneur. Vous vous étonnez qu’une vipère attachée à la main de Saint Paul ne lui fit aucun mal ? La bête venimeuse respectait les chaînes qui enveloppaient cette main : la mer aussi révérait en elle la captivité passée de l’apôtre. Le pouvoir de ressusciter les morts me fût-il donné, je l’estimerais moins que celui de porter ces fers. Et maintenant, si j’étais affranchi des sollicitudes du saint ministère, si j’avais une santé plus valide, rien ne m’empêcherait d’entreprendre un long voyage pour voir les chaînes de saint Paul, pour visiter la prison où il fut captif. Bien qu’en plusieurs endroits il y ait des monuments de ses grandes actions, je ne trouve rien de si aimable que les stigmates de ses souffrances ; et, dans les saintes Écritures, il me plaît moins quand il opère des miracles que lorsqu’il est maltraité, battu de verges, emprisonné. Sans doute, ils sont merveilleux, ces suaires, ces tabliers qui font des prodiges après l’avoir revêtu ; mais voici qui est plus merveilleux encore. « Après l’avoir meurtri et l’avoir chargé de coups, ils le jetèrent dans un cachot », et encore : « Enchaînés, ils louaient Dieu », enfin : « Après l’avoir lapidé, ils le traînaient hors de la ville, croyant qu’il était mort ». (Act 16) 3. Je proclame les chaînes heureuses, non parce qu’elles ouvrent le ciel, mais parce qu’elles sont portées pour le Maître élu ciel. Quel plaisir, quel honneur, quelle gloire de se dire qu’on est prisonnier pour Jésus-Christ ! Ce sont là des choses dont je voudrais sans cesse parler. Je voudrais tenir cette chaîne, y être attaché, et, privé en réalité de cet avantage, je veux que du moins ; par la pensée, par le désir, mon âme en soit enlacée. « Le cachot fut ébranlé », est-il écrit, « quand Paul était enchaîné, et les chaînes de tous tombèrent ». (Act 16,26) Voyez-vous ces chaînes qui font tomber d’autres chaînes ? Car, ainsi que la mort du Seigneur tua la mort, ainsi les chaînes de Paul délivrèrent ceux qui étaient enchaînés, ébranlèrent la prison, en ouvrirent les portes : et cependant le propre des chaînes est de produire un effet tout contraire, de tenir-le prisonnier solidement attaché, et non de lui ouvrir un passage dans les murailles. Mais si la nature des chaînés n’est point telle en soi, telle est celle des chaînes portées pour le Christ. Le geôlier tomba aux pieds de Paul et de Silas. Ce n’est pas non plus un effet propre à toutes les chaînes, que de faire tomber aux pieds des prisonniers les auteurs de leur captivité, mais tout au contraire de mettre les premiers à la disposition des seconds. Ici, c’est l’homme en liberté qui tombe aux pieds du captif ; c’est celui qui avait rivé les fers, qui conjure le prisonnier de calmer son épouvante. N’est-ce donc pas toi, dis-moi, qui as formé ces nœuds ? n’est-ce pas toi qui as jeté ces hommes au fond de ce cachot ? qui as serré leurs pieds dans des entraves ? D’où te vient ce tremblement ? ce trouble, ces larmes ? Pourquoi tirer ton glaive ? Jamais je n’ai enchaîné rien de pareil, répond-il : je ne savais pas quel était le pouvoir des prisonniers du Christ. Que dis-tu ? Ils ont reçu la permission d’ouvrir les cieux, et ils ne pourraient ouvrir un cachot ? Ils ont délié ceux qui étaient au pouvoir des démons, et les fers auraient eu raison d’eux-mêmes ? Tu ne les connaissais pas : voilà ton excuse. Ce prisonnier, c’est Paul, que tous les anges ont en vénération ; c’est Paul, dont les suaires et les tabliers ont mis les démons en fuite, chassé les maladies ; et pourtant les chaînes du démon sont bien plus dures et bien plus difficiles à briser que le fer, car elles enchaînent l’âme, tandis que le fer ne lie que le corps. Comment donc celui qui délie les âmes, n’aurait-il pas eu la force de délier son corps ? Comment celui qui brise les liens des démons, n’aurait-il pas brisé des attaches de fer ? Comment celui dont les vêtements, d’eux-mêmes, délivrent les captifs que j’ai dit, et éloigne d’eux les démons, comment ne se serait-il pas mis lui-même en liberté ? S’il a été enchaîné, pour remettre ensuite les captifs en liberté, c’est pour que tu voies combien les serviteurs du Christ, dans les fers, ont plus de force que des hommes en liberté. S’il avait fait la même chose étant en liberté, la merveille serait moins grande : de sorte que ses chaînes témoignent non de sa faiblesse, mais de son pouvoir. En effet, rien n’est plus propre à faire éclater la puissance du saint, que de le voir triompher, dans les fers, de ceux qui n’en portent pas, que de le voir, dans les fers, délivrer en même temps que lui-même ses compagnons de captivité. A quoi bon ces murailles ? à quoi bon l’avoir précipité dans la partie la plus reculée de la prison, puisqu’il a su ouvrir jusqu’à la partie extérieure ? Mais pourquoi ce miracle s’opéra-t-il de nuit, et fut-il accompagné d’un tremblement de terre ? Pardonnez-moi si je m’écarte un peu des paroles des apôtres pour m’arrêter avec complaisance sur leurs actions ; laissez-moi m’enivrer de cette captivité de Paul, et souffrez que j’en parle encore. J’ai saisi la chaîne, personne ne me l’arrachera ; me voilà mieux retenu par l’amour que Paul lui-même par ses entraves. Cette chaîne-ci, personne ne la brise : car elle vient de l’amour du Christ ; ni les anges, ni le royaume des cieux ne sauraient la rompre écoutez plutôt ce que dit Paul lui-même : « Ni les anges ni les principautés, ni les choses présentes ni les choses futures, ni la hauteur ni la profondeur, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Jésus-Christ ». (Rom 8,39) Pourquoi donc ce miracle advint-il au milieu de la nuit ? et pourquoi ce tremblement de terre ? Écoutez le dessein de Dieu, et reste confondus. Les chaînes de tous furent brisées, et les portes s’ouvrirent. Mais ce prodige arriva uniquement à cause du geôlier, non pour l’éblouir, mais pour le sauver. La preuve que les prisonniers ignoraient leur délivrance, elle résulte des paroles de Paul. En effet, il cria à haute voix : « Ne te fais aucun mal, car nous sommes tous ici ». (Act 16,28) Ils n’auraient pas été tous là, s’ils avaient vu les portes ouvertes, et leurs chaînes à leurs pieds. Des hommes habitués à percer les cloisons, à monter sur les toits et les corniches, et prêts à tout tenter en dépit de leurs chaînes, une fois leurs chaînes tombées et tes portes ouvertes ; n’auraient pu se résigner à rester dans la prison, surtout lorsque le geôlier était lui-même endormi. Mais s’ils n’étaient plus retenus par des chaînes de fer, ils l’étaient par celles du sommeil… Les choses avaient été ainsi disposées afin que le miracle pût avoir lieu sans causer aucun préjudice au gardien qui devait être sauvé ; sans compter que les prisonniers sont attachés la nuit avec un soin particulier. On peut donc les voir de nouveau très solidement enchaînés et dormant. Si cela était arrivé de jour, le désordre eût été grand. Mais pourquoi donc la maison fut-elle ébranlée ? Afin que le geôlier se réveillât pour voir ce qui se passait car il méritait seul d’être sauvé. 4. Veuillez considérer maintenant l’infinie bonté du Christ. Car il ne faut pas que la captivité de Paul nous fasse oublier la grâce du Sauveur ; ou plutôt n’en est-elle pas, elle-même, une preuve. Quelques-uns trouvent mauvais que le geôlier ait été sauvé, et au lieu d’un sujet d’admirer la bonté divine, ne voient là qu’une occasion de critiques : il ne faut pas s’en étonner. Telle est l’humeur des faibles : ils s’en prennent à l’aliment même dont ils se nourrissent, au lieu de le vanter, et proclament que le miel est amer. Les aveugles ne reçoivent que ténèbres du foyer qui devrait les éclairer : ce n’est point la faute de la nature, mais celle de leurs organes incapables d’user des choses comme il faudrait. Que disais-je donc ? Au lieu d’admirer que Dieu ait relevé et rendu meilleur un homme tombé dans un abîme de méchanceté, ils disent : Et comment ne vit-il pas là une supercherie, un sortilège ? Comment, plutôt, ne resserra-t-il pas leur captivité, n’appela-t-il point au secours ? Pour bien des raisons : d’abord il les avait entendus louer Dieu ; et des enchanteurs n’auraient jamais chanté de tels hymnes. Il est écrit : « Il les entendit louer Dieu ». En second lieu, loin de s’enfuir, ils l’empêchèrent de se donner la mort : s’ils avaient agi dans leur intérêt, ils ne seraient pas restés dans le cachot, et auraient commencé par se tirer d’affaire eux-mêmes. Mais ils firent preuve d’une grande bonté : ils l’empêchèrent de se tuer, lui qui les avait chargés de fers : c’est comme s’ils lui avaient dit : Tu nous as mis en lieu sûr, en nous enfermant dans la partie la plus reculée du cachot ; tu nous as durement enchaînés : c’est pour que tu sois affranchi toi-même de la plus rigoureuse des captivités. Chacun, en effet, est étreint dans les chaînes de ses propres péchés : chaînes maudites ; celles-ci, au contraire, sont des chaînes de félicité, qu’il faut souhaiter de tous ses vœux… Que ces dernières brisent les autres, Dieu te l’a fait voir par un exemple sensible. As-tu vu tomber les chaînes de fer qui chargeaient les prisonniers ? Eh bien ! tu te verras toi-même déchargé d’autres chaînes pesantes. Ces chaînes, j’entends celles des prisonniers, non celles de Paul, représentent celles du péché. Ces prisonniers l’étaient doublement. Le geôlier était prisonnier lui-même. Les prisonniers étaient enchaînés dans leurs fers et dans leurs péchés ; le geôlier était captif de ses seuls péchés. Paul délivra les premiers pour éclairer l’autre : car ces chaînes étaient visibles. Jésus tint une conduite pareille, ou plutôt inverse. Il avait affaire à une double paralysie, celle des péchés et celle du corps. Que fit-il en cette occurrence ? « Aie confiance, dit-il, mon enfant, tes péchés te sont remis ». (Mat 9,2) Il commence par la vraie paralysie, avant d’arriver à l’autre… « Quelques-uns des scribes dirent en eux-mêmes : Celui-ci blasphème. Mais comme Jésus avait vu leurs pensées, il dit : Pourquoi pensez-vous mal en vos cœurs ? Lequel est le plus facile de dire : tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il alors au paralytique, prends ton lit et retourne en ta maison ». (Mat 9,3-6) Il prouvait ainsi la vérité impalpable par le fait sensible, il partait du corps pour arriver à l’âme. Et pourquoi agit-il ainsi ? Afin d’accomplir la parole : « Mauvais serviteur, c’est par ta propre bouche que je te jugerai ». (Luc 19,22) Que disaient les scribes ? Nul ne peut remettre les péchés, si ce n’est, Dieu seul : ni ange, ni archange, ni aucune autre puissance créée n’a cette faculté. Vous en êtes tombés d’accord. Que fallait-il donc dire ? Si je montre que je remets les péchés, il est évident que je suis Dieu… Il ne dit pas cela : que dit-il donc ? « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il alors au paralytique, prends ton lit, et retourne en ta maison ». C’est comme s’il disait : Quand j’aurai fait le plus difficile, il est clair qu’en ce qui regarde le plus facile il ne vous restera plus de refuge ni de prétexte à m’opposer. S’il commence par ce miracle impalpable, c’est parce que ses adversaires étaient en grand nombre. Après cela, il passa à un prodige sensible. Donc le geôlier pouvait croire sans faiblesse d’esprit : il avait vu les prisonniers : il ne les avait ni vus ni entendus faire ou dire rien de coupable ; il n’avait été témoin d’aucun sortilège : ils louaient Dieu ; il les avait vus déployer en toutes choses une bonté parfaite : car ils ne s’étaient pas vengés de lui, le pouvant. Ils auraient pu s’échapper et délivrer en même temps les prisonniers : ou tout au moins s’évader eux-mêmes. Ils n’en firent rien : de sorte qu’ils le pénétrèrent de respect, non seulement par le miracle, mais encore par leur manière d’agir. Écoutez plutôt Paul crier d’une voix, forte : « Ne te fais aucun mal ; car nous sommes tous ici ». Voyez-vous cette simplicité, cette modestie, cette charité. Il ne dit pas : Cela est arrivé à cause de nous : il dit comme s’il était le premier venu des prisonniers : « Car nous sommes tous ici ». Cependant s’ils n’avaient pas pris les devants et profité du miracle pour s’évader, ils pouvaient au moins se taire, et délivrer tous les prisonniers : car s’ils avaient gardé le silence, au lieu de retenir le geôlier par un grand cri, cet homme se serait percé la gorge de son épée. Si Paul cria, c’est encore parce qu’on l’avait relégué au fond de la prison. C’est comme s’il avait dit : Tu as agi contre toi-même, en jetant au fond du cachot ceux qui devaient te sauver. Mais ils n’imitèrent pas sa conduite à leur égard. S’il était mort, tous se seraient enfuis. 5. Vous le voyez : ils aimèrent mieux rester captifs, que de laisser périr leur gardien. Aussi raisonna-t-il ainsi en lui-même : Si c’étaient des sorciers, ils n’auraient pas manqué de s’évader et de délivrer les autres : car sans doute il avait vu entrer dans le cachot bien des hommes de cette espèce. D’ailleurs il avait bien des fois eu des sorciers sous sa garde, jamais rien de pareil n’était arrivé. Il reste donc étonné. Un sorcier n’aurait pas ébranlé les fondations pour réveiller le geôlier, et rendre sa fuite à lui plus difficile. Mais considérons maintenant la foi de cet homme : « Ayant demandé de la lumière, il entra : et, tout tremblant, il tomba aux pieds de Paul et de Silas ; et, les faisant sortir, il demanda : Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Il tenait du feu, une épée : et il dit : « Seigneur, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Ils lui répondirent. « Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison ». (Act. chap. 16) Ce ne sont pas des enchanteurs, pensa-t-il, qui pourraient m’enseigner cette doctrine : il n’est pas question ici du démon. Voyez-vous combien il méritait d’être sauvé ? – Témoin du prodige, délivré de sa frayeur, il n’oublie pas les choses importantes : dans un tel péril il se préoccupe du salut de son âme, il aborde les docteurs comme il convenait de le faire ; il tombe à leurs pieds : « Et ils lui annoncèrent la parole du Seigneur, à lui et à tous ceux qui étaient dans sa maison. Et lui, les prenant à cette même heure de la nuit, il lava leurs plaies, et il fut baptisé, lui et toute sa maison aussitôt après ». Voyez-vous la ferveur de cet homme ? Il ne diffère point, il ne dit pas : Attendons le jour, nous verrons, nous examinerons : pleins de ferveur, lui, toute sa maison courent au baptême. Ce n’est pas comme de nos jours, où tant de personnes souffrent que leurs serviteurs, leurs femmes, leurs enfants, restent étrangers à nos mystères. Devenez, je vous en conjure, pareils à ce geôlier, je ne dis point par le rang, mais par la volonté. Et quelle est l’utilité du rang, quand, la volonté est impuissante ? Chose admirable ! Ce cruel, ce barbare, ce pervers, occupé sans cesse à faire le mal, devient tout à coup la bonté, la charité même. « Il lava leurs blessures ». Considérez de nouveau la ferveur de Paul ; c’est dans les chaînes, c’est tout meurtri de coups, qu’il évangélisait. O bienheureuse chaîne ! quel enfantement fut le sien dans cette nuit ! quelle progéniture elle mit au monde ! Voilà ceux dont on peut dire : « Ceux que j’ai engendrés, dans mes fers ». Voyez-vous comment il se vante de son sort, afin qu’il en rejaillisse un peu d’éclat jusque sur ses enfants ? Voyez-vous quelle est cette gloire des chaînes, qui illustre non seulement celui qui les porte, mais encore ceux qu’il engendre durant sa captivité ? Ceux que Paul a engendrés étant captifs ont un avantage sur les autres, je ne dis pas selon la grâce, qui est la même pour tous, ni selon la rémission qui est commune à tous, mais à cause de cet enseignement qui leur est donné tout d’abord afin qu’ils trouvent un sujet de joie et d’allégresse dans les contre-temps de ce genre. « Les prenant à cette même heure de la nuit, il lava leurs plaies, et il fut baptisé ». Voyez-en maintenant le fruit : sur-le-champ il reconnaît ce bienfait par des présents charnels : « Les ayant conduits chez lui, il leur servit aussitôt à manger ; et il se réjouit avec toute sa maison de ce qu’il avait cru en Dieu ». Que ne devait-il pas faire en effet, quand le ciel venait de lui être ouvert, en même temps que s’était ouvert le cachot. Il lave son maître, lui sert à manger, et se livre à l’allégresse. En pénétrant dans le cachot, la chaîne de Paul en avait fait une église, avait transformé tout le monde en un corps, celui du Christ, servi le banquet spirituel, et enfanté les fruits qui font la joie des anges. Avais-je tort de dire que cette maison était plus glorieuse que le ciel ? En effet, si le ciel se réjouit, ce fut grâce à cet événement terrestre. Que si c’est fête au ciel pour un seul pécheur repentant, si deux personnes réunies au nom du Christ ont le Christ même au milieu d’elles, à combien plus forte raison devait-il être ainsi de cette réunion où figuraient Silas, Paul, le geôlier et toute sa maison, avec une foi pareille. Voyez l’ardeur de cette foi. Mais cette prison m’en rappelle une autre. Laquelle donc ? Celle de Pierre. Mais là rien de pareil. Pierre avait été mis sous la garde de quatre bandes de quatre soldats : il ne chantait, ni ne veillait ; il était endormi. Il n’avait pas été non plus flagellé : mais le péril était plus grand. Tout était accompli pour Paul et Silas ; ils avaient été punis : Pierre n’avait pas encore subi sa peine. De sorte que s’il ne ressentait pas la douleur des coups, il était en proie aux tourments de l’attente. Mais voici un nouveau prodige : « Un ange du Seigneur se présenta et une lumière brilla dans la prison ; alors l’ange, frappant Pierre au côté, le réveilla, disant : Lève-toi promptement. Et les chaînes tombèrent de ses mains ». (Act 12) Afin que Pierre ne croie pas n’avoir devant lui qu’une lueur, il le réveille. Personne ne voyait la lumière, excepté lui, et il croyait à une vision : ceux qui dorment ne s’aperçoivent pas des bienfaits de Dieu. « Alors l’ange lui dit : Ceins-toi, et mets ta chaussure à tes pieds. Et il fit ainsi. Et l’ange dit : Prends ton vêtement autour de toi, et suis-moi. Et sortant, il le suivait, et il ne savait pas que ce qui se faisait par l’ange fût véritable, car il croyait avoir une vision. Or, ayant passé la première et la seconde garde, ils vinrent à la porte de fer qui mène à la ville ; elle s’ouvrit d’elle-même à eux. Et sortant, ils s’avancèrent dans la rue ; et aussitôt l’ange le quitta ». 6. Pourquoi les choses ne se passèrent-elles pas ici comme pour Paul et Silas ? Parce qu’on devait relâcher ceux-ci ; voilà pourquoi Dieu ne voulut pas qu’ils fussent délivrés de leurs chaînes. Saint Pierre, au contraire, devait être conduit au supplice. Mais quoi, dira-t-on, n’aurait-il pas été plus merveilleux qu’il fût traîné au supplice, remis entre les mains du roi, et alors seulement arraché sain et sauf du milieu des périls ? de cette façon les soldats aussi auraient échappé à la mort. C’est soulever une grande question. On dit que Dieu, pour sauver son serviteur, a frappé, exterminé d’autres personnes. Que répondre à cela ? D’abord, que Dieu n’a frappé personne ; et en second lieu, que si ces gens périrent, leur mort n’est imputable qu’à la barbarie de leur juge et non au plan de la Providence. Comment cela ? Dieu avait arrangé les choses de telle sorte qu’Hérode, loin de perdre autrui, fût sauvé lui-même, comme le geôlier de Paul : mais il ne sut pas profiter de ce bienfait. « Quant il fit jour, est-il écrit, il n’y eut pas peu de trouble parmi les soldats, au sujet de ce que Pierre était devenu ». Après ? Hérode fait une enquête, interroge les gardiens, les fait conduire au supplice. On pourrait l’excuser, s’il ne les avait point interrogés. Mais il les avait mandés, questionnés ; il avait appris que Pierre était enchaîné, que la prison était bien fermée, que les gardes veillaient aux portes : il n’y avait ni cloison percée, ni porte ouverte, ni aucun autre indice de fraude. Hérode, alors, aurait dû admirer la puissance de Dieu qui avait su arracher Pierre, du milieu des périls, et adorer ce Dieu puissant ; loin de là, il fit emmener les soldats au supplice. Comment donc Dieu serait-il responsable en ceci ? S’il avait fait percer une cloison, et qu’il eût sauvé Pierre par cette voie, l’évasion aurait pu être imputée à la négligence des soldats : mais s’il avait tout disposé pour qu’il fût démontré que la ruse humaine n’était pour rien dans l’affaire, et que la puissance divine avait seule opéré le prodige, pourquoi Hérode agit-il de la sorte ? Si Pierre avait voulu fuir, il se serait enfui avec ses chaînes ; s’il avait dû fuir tout alarmé, il n’aurait pas eu la présence d’esprit de prendre ses sandales. Si l’ange lui dit : Chausse tes sandales, c’est afin que l’on vît bien qu’il était parti non en fugitif, mais tout à son aise. Enchaîné entre deux soldats, il n’aurait pas eu le temps de rompre ses chaînes, et cela, quand il était dans l’endroit le plus retiré du cachot. C’est donc à l’iniquité du juge qu’il faut imputer le supplice des gardes. Sinon, pourquoi les Juifs ont-ils agi autrement ? En effet cette captivité m’en rappelle encore une autre : la première avait Rome pour théâtre, la seconde Césarée, celle-ci Jérusalem. Les princes des prêtres et les pharisiens reçoivent de ceux qu’ils avaient envoyé chercher Pierre dans sa prison, la nouvelle suivante : Nous n’avons trouvé personne ; les portes étaient fermées pourtant, et les gardes en sentinelle devant les portes. Pourquoi ne firent-ils pas alors périr les gardes, au lieu de se demander les uns aux autres dans leur incertitude : Qu’est-ce que cela peut être ? Que si malgré la soif de sang qui les dévorait, ils n’imaginèrent rien de pareil, à plus forte raison devais-tu faire comme eux, toi qui ne songeais qu’à leur plaire. Aussi le châtiment d’Hérode ne se fit-il pas longtemps attendre. Si vous accusez Dieu de ces exécutions, il faut l’accuser aussi des meurtres qui se commettent sur les routes, et de tant d’autres homicides, et de la mort des enfants tués à cause du Christ : car c’est, dites-vous, le Christ qui causa leur mort ; mais c’est bien plutôt la fureur et la tyrannie du père d’Hérode. Direz-vous : Pourquoi Dieu ne les a-t-il pas arrachés des mains d’Hérode ? Il pouvait le faire. Mais cela n’eût servi de rien. Combien de fois le Christ n’est-il pas échappé des mains de ses ennemis ? Et quel profit en revint-il à ces ingrats ? Dans l’histoire qui nous occupe, le profit que les fidèles ont retiré des événements est manifeste : le récit qui en a été fait, le témoignage rendu par les ennemis eux-mêmes, ont rendu les faits avérés. Si dans l’autre histoire, ce qui ferma la bouche aux Juifs, ce fut de venir sur le théâtre des événements, et d’en reconnaître la vérité, il en était de même ici. Pourquoi le geôlier ne fit-il rien de pareil ? Cependant, ce qui était arrivé à Hérode n’était pas moins miraculeux. – Voir les portes ouvertes, n’était pas une chose plus merveilleuse que d’apprendre une évasion consommée, portes closes. Et même dans le premier cas on pouvait croire à une illusion : tandis qu’ici un récit exact ne laissait nulle place à un pareil soupçon. – En conséquence, si cet homme avait été aussi méchant qu’Hérode, il aurait égorgé Paul, comme Hérode, les soldats. Mais il était meilleur. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu a permis le meurtre des petits enfants, leur répondre, ce serait nous engager dans un discours plus long que celui que nous nous proposions de vous tenir en commençant… 7. Nous venons de rendre grâces aux chaînes de Paul, de montrer combien nous leur sommes redevables : arrêtons ici ce discours, après vous avoir exhortés non seulement à ne pas gémir des épreuves que vous pouvez avoir à endurer pour le Christ, mais encore à vous en réjouir comme les apôtres, et à vous en glorifier, suivant le mot de Paul : « Je me glorifierai avec délices dans mes infirmités ». Voilà pourquoi il lui fut dit : « Ma grâce te suffit ». (2Co 12,9) Paul se glorifie de ses fers, et vous êtes fiers, vous, de vos richesses. Les apôtres se réjouissaient d’avoir été jugés dignes de la flagellation, et vous, vous recherchez le repos, la mollesse ? Comment donc voulez-vous être récompensés comme eux, si vous suivez une voie tout opposée ? « Et maintenant, dit Paul, lié par l’Esprit, je m’en vais à Jérusalem, ignorant ce qui doit m’y arriver ; si ce n’est que, dans toutes les villes, l’Esprit-Saint m’atteste que des chaînes et des tribulations m’attendent à Jérusalem ». (Act 20,22-23) Pourquoi donc y aller, si des chaînes et des tribulations t’attendent ? C’est justement pour cela que j’y vais, répond-il, afin d’être enchaîné pour le Christ, afin de mourir pour lui. Car je suis prêt, non seulement à porter des fers, mais encore à mourir pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Rien de plus fortuné qu’une âme pareille. Où trouve-t-elle sa gloire ? Dans les chaînes, les tribulations, les liens, les stigmates… « Je porte dans ma bouche les stigmates du Seigneur Jésus-Christ », dit-il, comme si c’était un glorieux trophée ; et encore : « A cause d’Israël, je suis enveloppé de cette chaîne » ; et ailleurs : « Dont j’exerce la légation dans les chaînes ». Qu’est-ce à dire ? tu ne rougis point ? Tu n’as pas peur de ce monde que tu traverses en prisonnier ? Tu ne crains pas que quelqu’un n’accuse ton Dieu de faiblesse ? que cela n’empêche quelqu’un de venir à lui ? Telles ne sont pas mes chaînes, répond-il elles brillent jusque dans les palais. « En sorte que mes liens sont devenus célèbres dans tout le prétoire ; et que plusieurs de nos frères dans le Seigneur, encouragés par mes liens, ont beaucoup plus osé annoncer sans crainte la parole de Dieu ». (Phi 1, 13-14) Voyez-vous le pouvoir des liens, supérieur à celui des résurrections : ils m’ont vu enchaîné, et n’en sont que plus confiants. Car où il y a des liens, il se passe nécessairement quelque grande chose ; où il y a tribulation, il y a nécessairement salut, nécessairement repos, nécessairement œuvres de grande vertu. C’est quand le diable regimbe, qu’il est frappé ; c’est quand il enchaîne les serviteurs de Dieu, que la parole fait le plus de progrès. Et voyez comment partout la même chose arrive. Il est emprisonné, et dans sa prison, voilà ce qui l’occupe : « Dans mes fers », écrit-il. Il est emprisonné à Rome, et convertit beaucoup de personnes : car il n’était pas le seul qui eût confiance : beaucoup d’autres étaient en sécurité grâce à lui. Il est emprisonné à Jérusalem ; chargé de chaînes, il harangue le roi, l’épouvante, effraye son juge qui, dans sa terreur, dit-il, le mit en liberté, et ne rougit pas d’être instruit au sujet de l’avenir par celui qu’il avait enchaîné… Enchaîné sur un vaisseau, il empêche un naufrage et réprime une tempête. Chargé de chaînes, il est assailli par une bête dangereuse qui ne réussit pas à lui faire aucun mal. Il est lié à Rome, et, tout lié qu’il est, il harangue le peuple, il convertit des milliers de personnes ; pour toute arme, n’ayant qu’une simple chaîne. Mais on ne peut plus aujourd’hui se faire enchaîner. On le peut d’une autre manière, pour peu qu’on le veuille. Comment cela ? Il suffit de commander à ses mains de ne point s’abandonner à la convoitise. C’est de cette chaîne qu’il faut nous lier nous-mêmes : que la crainte de Dieu nous tienne lieu de fers. Délions ceux qui sont enchaînés par la pauvreté, par la tribulation. Ouvrir les portes d’une prison, c’est moins méritoire que de mettre en liberté une âme captive ; ôter à des prisonniers leurs liens, c’est moins que de délivrer ceux qui souffrent. Dans le premier cas, il n’y a point de récompense promise ; dans le second, il y en a d’innombrables. Longue est la chaîne de Paul, car elle a pu nous envelopper tous ; oui, longue, et plus magnifique que la première venue des chaînes d’or. Elle attire au ciel, comme au moyen d’une machine, ceux qui en sont enlacés ; comme une chaîne d’or suspendue, elle nous élève jusque dans les cieux ; et ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’elle attire en haut ceux qu’elle enlace ici-bas. Cela répugne à la nature. Mais ne cherchez pas à retrouver l’ordre de la nature dans les événements que Dieu conduit : tout y surpasse l’ordre naturel. Apprenons à ne pas nous décourager, à ne pas nous irriter dans les tribulations. Voyez ce bienheureux : il avait été flagellé, et flagellé cruellement : « Leur ayant donné nombre de coups », est-il écrit. Il avait été enchaîné, et enchaîné avec rigueur : car on l’avait jeté dans la partie la plus reculée du cachot, et mis sous bonne garde. Eh bien ! au milieu de toutes ces épreuves, au fort de la nuit, quand les plus éveillés succombent au sommeil, comme au poids d’une chaîne plus lourde encore, ces hommes chantaient, louaient le Seigneur. Quel bronze ne paraîtrait faible auprès d’âmes pareilles ! Ils songeaient aux trois enfants qui, eux aussi, chantaient dans le feu de la fournaise : peut-être se disaient-ils Jamais nous n’avons été soumis à une aussi rude épreuve. Mais sachons gré au discours de nous avoir amenés devant ces autres chaînes et cet autre cachot. 8. Que faire ? Je voudrais me taire, et cela m’est impossible. Me voici en présence d’une autre captivité encore bien plus merveilleuse et plus étonnante. Veuillez m’écouter, comme si je commençais à parler, et me prêter une attention toute fraîche. Je voudrais couper court et le sujet m’en empêche. Quoi qu’on vienne dire à un buveur, on ne lui persuadera pas de déposer la coupe qu’il porte à ses lèvres : et moi, à présent que j’ai saisi cette coupe miraculeuse des captivités souffertes pour le Christ, je ne puis m’arrêter, je ne puis me taire. Si Paul lui-même ne se tut point quand il était en prison, quand il faisait nuit, et pas même quand on le flagellait, irai-je me taire, moi, quand il est jour, que je suis tranquillement assis, que je parle tout à mon aise, au rebours de ces prisonniers, de ces flagellés, que la nuit même ne pouvait réduire au silence ? Les enfants ne se taisaient point dans le feu de la fournaise : et nous ne rougirions pas de nous taire ? Considérons donc encore cette nouvelle captivité. Paul aussi était lié ; mais dès le principe il avait été signifié qu’il n’était pas destiné au feu, mais à la prison. Car à quoi bon lier des hommes qui doivent être brûlés ? Les trois enfants avaient les pieds et les mains liés, ainsi que Paul ; leur bourreau n’avait pas moins de fureur. En effet, si l’autre fit jeter Paul au fond de la prison, celui-ci fit chauffer fortement la fournaise. Mais voyons ce qui suivit. Nos chrétiens louaient Dieu : leur prison fut ébranlée, et les portes s’ouvrirent. Les enfants louaient Dieu : les chaînes tombèrent de leurs pieds et de leurs mains ; leur prison s’ouvrit, les portes de la fournaise cédèrent car la rosée de l’Esprit y pénétrait. Mais je me sens déborder. Je ne sais par où commencer, par quoi continuer. Je vous prie donc de n’exiger de moi aucun ordre : tout ici se tient. Ceux qui étaient avec Paul et Silas furent déliés, bien qu’endormis. Ici, ce fut autre chose qui arriva : ceux qui avaient jeté les enfants dans la fournaise furent brûlés. Mais voici ce que je voulais dire. Le roi vit les enfants délivrés, et il tomba à leurs pieds ; il les entendit chanter, il vit quatre personnes marcher, et il les appela. Ainsi que Paul n’avait pas voulu sortir, bien qu’il le pût, jusqu’à ce qu’il eût été mandé et mis en liberté par celui qui l’avait jeté en prison, les trois enfants ne sortirent pas non plus, avant qu’ils en eussent reçu l’ordre de celui qui les avait condamnés. Quel enseignement lirons-nous de la ? De ne pas nous hâter dans les supplices, de ne pas nous presser dans les tribulations, et de n’y pas rester non plus, quand on nous en délivre. Le roi donc tomba à genoux ; il pouvait entrer dans l’endroit où étaient les saints ; mais il se tint à la porte : car il n’osait pénétrer dans l’intérieur du cachot brûlant qu’il leur avait préparé. Veuillez considérer maintenant ces paroles : « Seigneurs, dit le geôlier, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Le roi parle avec moins d’humilité, mais non pas moins de douceur : « Sedrach, Misac, Abdénago, serviteurs du Dieu très-haut, sortez et venez ici ». (Dan 3,93) Quel honneur ! « Serviteurs du Dieu très-haut, sortez et venez ici ». Et comment pourraient-ils sortir, ô roi ? Tu les as enchaînés et jetés dans la fournaise, où ils sont depuis longtemps. Quand ils seraient de bronze, de métal, n’auraient-ils pas péri depuis qu’ils ont commencé à chanter leur hymne ? Mais c’est ce chant même qui les a sauvés. Le feu respecta leur ferveur, leur chant, leurs hymnes admirables. Quel nom leur donnes-tu ? Je l’ai déjà dit : « Serviteurs du Dieu très-haut ». Tout est possible aux serviteurs de Dieu. S’il y a des serviteurs de maîtres mortels qui partagent leur autorité et la gestion de leurs biens, à plus forte raison en est-il ainsi des serviteurs de Dieu. Le roi donne aux enfants le nom le plus doux : il savait les flatter par là. En effet, s’ils étaient entrés dans les flammes pour rester serviteurs de Dieu, aucune autre appellation ne pouvait leur être plus agréable ; en les appelant des rois maîtres du monde, il ne les aurait pas tant réjouis qu’en leur disant : « Serviteurs du Dieu très-haut ». Faut-il vous en étonner ? Écrivant à cette grande cité qui était la maîtresse du monde, à cette grande cité si fière de sa gloire, Paul se désigne par le titre suivant, comme s’il eût équivalu à ceux de consul, de roi, de maître du monde, ou plutôt, parce qu’il les surpasse incomparablement : « Paul, serviteur de Jésus-Christ… » – « Serviteurs du Dieu très-haut ». S’ils déploient tant de zèle pour être serviteurs, pensait-il, nous ne manquerons point de les gagner par là… Observez, en conséquence, la piété des enfants. Ils ne s’irritent point, ne s’indignent point, ne répondent point : ils sortent. S’ils avaient considéré comme un supplice d’être précipités dans la fournaise, ils auraient pu avoir du ressentiment contre celui qui les y avait enfermés : mais rien de pareil ; on eût dit, à les voir, qu’ils sortaient du ciel. Et l’on aurait pu leur appliquer ce que le Prophète dit du soleil. « Comme un fiancé sortant de la chambre nuptiale » ; car leur sérénité était plus grande encore. Le soleil paraît pour répandre sur le monde la lumière sensible eux, ils y répandaient une autre lumière, la lumière immatérielle. Car aussitôt le roi envoya en leur faveur un ordre ainsi conçu : Je me suis complu dans les signes et dans les prodiges que Dieu a faits de manière à nous en révéler la grandeur et la puissance. Ils sortirent donc ; et la lumière qu’ils répandaient, éclatante en ces lieux-mêmes, devint capable, grâce au message royal, de se propager au loin, et de dissiper partout les ténèbres. « Sortez et venez ici ». Il ne fit pas éteindre la fournaise : mais c’était encore un hommage qu’il leur rendait que de les croire capables, non seulement de marcher à l’intérieur, mais encore de sortir malgré le feu. 9. Considérons maintenant, s’il vous plaît, les paroles du geôlier : « Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » (Act 16,30) Quoi de plus agréable qu’une telle parole ? Elle fait tressaillir de joie les anges eux-mêmes ; afin de l’entendre, le Fils unique de Dieu alla jusqu’à se faire serviteur. C’est ce que disaient à Pierre ceux qui crurent au commencement : « Que ferons-nous pour être sauvés ? » Et que répond-il ? « Croyez, et faites-vous baptiser ». (Id 2,37-38) Paul aussi se serait volontiers jeté dans l’enfer pour entendre ce langage sortir de la bouche des Juifs, tant il désirait les voir sauvés et dociles. Voyez pourtant : il se remet à eux de toutes choses, il ne les importune point. Mais passons à la suite. Le roi ne dit pas : Pour que je sois sauvé ; mais l’enseignement qu’il avait reçu était plus convaincant que ne pouvait l’être aucun langage car aussitôt il proclame la vérité. Il n’a pas besoin d’être catéchisé comme le geôlier ; il rend hommage à Dieu et confesse sa puissance : Je sais en vérité que votre Dieu est le Dieu des Dieux et le Seigneur des Seigneurs ; qu’il a dépêché son ange et vous a tirés de la fournaise. Et la suite ? Ce n’est pas un seul homme, un geôlier, c’est un grand nombre de personnes qui sont catéchisées par le message royal et par la vue des événements. Il était clair pour tous que le roi n’avait pas menti ; il n’aurait pas voulu rendre un pareil témoignage à des captifs, ni s’abaisser lui-même ; il n’aurait pas voulu donner une telle preuve de démence. Ainsi donc, si la vérité n’avait pas été très manifeste, il n’aurait rien écrit de pareil, surtout devant tant de témoins. Voyez-vous quel est le pouvoir des chaînes ? quelle est la puissance des louanges chantées dans la tribulation ? Les trois enfants ne se découragèrent pas, ne s’abandonnèrent pas au désespoir : jamais ils n’avaient déployé tant de zèle et de ferveur ils avaient bien raison. Un point reste à éclaircir. Pourquoi dans la prison les prisonniers furent-ils déliés, et dans la fournaise la flamme dévora-t-elle ceux qui l’avaient allumée ? C’était le roi qui devait souffrir ce supplice : car ni ceux qui avaient enchaîné les enfants, ni ceux qui les avaient précipités dans la fournaise, n’étaient aussi coupables que celui qui avait donné l’ordre. Pourquoi donc périrent-ils ? Ici il n’y a pas besoin d’un long examen. Ces hommes étaient des impies : Dieu voulut manifester le pouvoir de la flamme et rendre le prodige plus merveilleux ; car si le feu dévora ceux qui étaient dehors, comment put-il épargner ceux qui étaient à l’intérieur ? Ce fut afin de révéler la puissance de Dieu. Et qu’on ne s’étonne pas de me voir mettre le roi sur la même ligne que le geôlier ; leur conduite fut la même l’un n’est pas au-dessus de l’autre, et tous deux ont été également favorisés. Mais ce que je disais, c’est que les justes ne sont jamais plus fervents que dans les tribulations, que dans les chaînes. Souffrir pour le Christ, voilà qui surpasse toutes les consolations. Voulez-vous que je vous entretienne encore d’une autre captivité ? Il faut quitter ces chaînes pour d’autres. Lesquelles choisissez-vous ? celles de Jérémie ? celles de Joseph, celles de Jean ? Grâces soient rendues aux chaînes de Paul ! que de prisons elles ouvrent à notre discours ! Voulez-vous celles de Jean ? Il fut enchaîné, lui aussi, pour le Christ et pour la loi de Dieu. Eh bien ! est-ce qu’il restait oisif dans son cachot ? Est ce que du fond de sa prison il n’envoyait pas dire à ses disciples : Allez dire au Christ : « Es-tu celui qui vient, ou en attendons-nous un autre ? » (Mat 11,3) Jusque dans les fers, il s’occupait d’enseigner. Et Jérémie, n’a-t-il pas prophétisé au sujet du Babylonien, là même fidèle à sa mission ? Et Joseph ? Ne demeura-t-il pas enchaîné treize ans ? Néanmoins il n’oublia pas la vertu. Citons encore un dernier, captif pour finir. Notre-Seigneur aussi fut enchaîné, lui qui a délié la terre de ses fautes ; des nœuds serrèrent ces mains fécondes en bienfaits… « L’ayant attaché », est-il écrit, « ils le menèrent devant Caïphe ». Il fut enchaîné, cet auteur de tant de miracles. Pleins de ces pensées, ne perdons jamais courage, et réjouissons-nous jusque dans les fers : que dis-je ? même en liberté, pensons comme si nous étions captifs. Voyez-vous quel bien c’est que la captivité ? En conséquence, rendons grâces de tout à Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur. HOMÉLIE IX ▼▼L’édition d’Oxford nous a été utile pour la solution de plusieurs difficultés dans la traduction de cette homélie et des suivantes.
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JE VOUS CONJURE DONC, MOI, CHARGÉ DE LIENS POUR LE SEIGNEUR, DE MARCHER D’UNE MANIÈRE DIGNE DE LA VOCATION A LAQUELLE VOUS AVEZ ÉTÉ APPELÉS, AVEC TOUTE HUMILITÉ ET TOLITE MANSUÉTUDE, AVEC TOUTE PATIENCE, VOUS SUPPORTANT MUTUELLEMENT EN CHARITÉ ; APPLIQUÉS A CONSERVER L’UNITÉ D’ESPRIT PAR LE LIEN DE LA PAIX. (IV, 1-3) Analyse
- 1-3. Éloge des tribulations. – De l’humilité.
- 4. De la charité.
1. On a vu le pouvoir de la chaîne de Paul pouvoir immense, supérieur en éclat aux miracles. Ce n’est donc pas sans raison qu’il en parle en cet endroit : il ne voit pas de meilleur moyen pour faire rentrer en eux-mêmes ceux à qui il s’adresse. Que dit-il donc ? « Je vous conjure, moi, chargé de liens pour le Seigneur, de marcher d’une manière digne de la vocation à laquelle vous avez été appelés ». Comment cela ? « Avec toute humilité et toute mansuétude, vous supportant mutuellement en charité ». Ce qui est beau, ce n’est pas d’être chargé de liens, c’est d’être chargé de liens pour le Christ. Voilà pourquoi il dit : « Chargé de liens pour le Seigneur, c’est-à-dire pour le Christ ». Rien n’égale un tel sort. Mais voilà que cette chaîne nous écarte de plus en plus de notre sujet, nous entraîne, sans que nous ayons la force de résister ; mais nous nous laissons entraîner librement, volontairement ; et plût à Dieu que toujours il nous fût permis de parler de la chaîne de Paul ! Mais n’allez pas vous endormir : une nouvelle question surgit. Paul, faisant son apologie, dit à Agrippa : « Plaise à Dieu qu’il ne s’en faille ni peu ni beaucoup ; que non seulement vous, mais encore tous ceux qui m’écoutent, deveniez aujourd’hui tels que je suis moi-même, à l’exception de ces liens ! » (Act 26,29) S’il parle ainsi, ce n’est pas qu’il regarde ses liens comme un juste objet d’effroi : à Dieu ne plaise ! En effet, s’il en jugeait ainsi, il ne se glorifierait point de ses chaînes, de ses captivités, de ses autres tribulations ; il n’écrirait point : « Je me glorifierai avec délices dans mes infirmités ». (2Co 12,9) Mais encore ? Ceci même est une preuve du cas qu’il faisait des chaînes. Ainsi que dans son épître aux Corinthiens, il disait : « Je vous ai donné du lait à boire, et non des aliments, car vous n’étiez pas encore en état » (1Co 3,2) ; de même ici il s’adresse à des gens incapables de comprendre la beauté, la magnificence, l’utilité des chaînes. Voilà pourquoi il dit : « A l’exception de ces liens ». Ce n’est pas ainsi qu’il parle aux Hébreux : loin de là, il les exhorte à se faire enchaîner avec ceux qui sont dans les fers. – Aussi lui-même se complaisait-il dans ses liens ; aussi se faisait-il enchaîner et conduire en prison avec les autres captifs. Grand est le pouvoir de la chaîne de Paul : c’est un spectacle qui vaut tous les autres, que de voir Paul enchaîné et tiré de sa prison. Le voir enchaîné et assis dans son cachot, n’est-ce pas une incomparable joie, un avantage inappréciable ? Vous voyez, n’est-ce pas ? les monarques, les consuls, traînés sur des chars, tout couverts d’or, et comme eux, leurs satellites, avec des lances d’or, des boucliers d’or, des rênes dorées, des chevaux enharnachés d’or. Combien le spectacle qui est sous nos yeux n’est-il pas plus attrayant ! J’aimerais mieux avoir vu une fois Paul sortir du cachot, avec les prisonniers, que de voir mille fois ces grands personnages au milieu de leur cortège. Combien d’anges devaient le précéder dans cette glorieuse sortie ? La preuve que je ne vous en impose pas, je l’emprunterai à une antique histoire. Élisée, le prophète (sans doute il ne vous est pas inconnu), à l’époque où le roi de Syrie était en guerre avec le roi d’Israël, révélait, sans sortir de chez lui, tout ce que le premier de ces princes méditait de concert avec ses confidents, et déjouait ainsi ses desseins, en divulguant ses secrets, et en empêchant les Juifs de tomber dans ses filets. Cela tourmentait le roi ; il était chagrin, et dans un grand embarras, ne pouvant deviner celui qui le trahissait et paralysait tous ses efforts. Comme il ne savait que penser, et cherchait l’origine de ces indiscrétions, un de ses gardes lui dit qu’il y avait, à Samarie, un prophète du nom d’Élisée, lequel, sans laisser au roi le temps de mûrir un projet, se hâtait de tout divulguer. L’autre pensa tenir son affaire mais voyez quelle était sa scélératesse ! Au lieu d’honorer cet homme, d’admirer ce pouvoir étrange qui le rendait capable de pénétrer de si loin, par la seule force de son esprit, tout ce qui se passait dans le conseil du roi ; saisi de colère, et tout entier à sa fureur, il forme un corps de cavaliers et de fantassins, qu’il charge de lui amener le prophète. Élisée avait un disciple qui n’était point encore admis à prophétiser, parce qu’il ne paraissait point digne encore de prêter sa bouche à de telles révélations. Les soldats du roi parurent tout à coup devant lui, dans l’intention de le charger de liens, lui, ou plutôt le prophète. Voilà que nous retombons sur le sujet des chaînes. Que faire ? C’est comme le tissu même de tout ce discours. Le disciple, en apercevant tant de soldats, accourt tout ému, tout tremblant, auprès de son maître, lui annonce le péril inévitable qu’il court, et ce qu’il regarde, lui, comme un grand malheur. Le prophète se mit à rire, en le voyant s’effrayer de si peu, et l’exhorta à la confiance. Mais l’autre, encore novice, ne se laissa pas convaincre ; toujours troublé de ce qu’il avait vu, il persistait à donner l’alarme. Que dit alors le prophète ? « Seigneur, dit-il, ouvrez les yeux de ce petit enfant, et qu’il voie » (2Ro 6,17) que nous avons plus d’alliés que ces hommes. Et aussitôt le disciple voit toute la montagne où le prophète habitait alors se couvrir de chars et de chevaux de feu. Ce n’était autre chose qu’une armée d’anges. 2. Que si Élisée, pour cela seul, fut secondé par une si nombreuse escorte d’anges, que dut-ce être pour Paul ? De là encore ce mot du prophète David : « L’ange du Seigneur environnera ceux qui le craignent » ; et encore : « Ils te soulèveront dans leurs mains, de peur que ton pied ne vienne à heurter contre les pierres ». (Psa 34,8; 90, 12) Que dis-je, les anges ? Le Seigneur lui-même lui faisait cortège à sa sortie. Car s’il se montrait à Abraham, comment n’aurait-il pas été avec Paul ? Écoutez plutôt sa promesse : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle ». (Mat 28,20) Puis, après lui avoir apparu, il lui dit : « Ne crains pas, mais parle, parce que je suis avec toi, et que personne ne t’attaquera pour te maltraiter ». (Act 18,9) En songe, encore, il lui apparaît, et lui dit : « Aie confiance ; car de même que tu as témoigné sur moi, à Jérusalem, il faut aussi que tu témoignes pareillement à Rome ». (Act 23,11) Toujours les saints sont dignes d’admiration et riches de grâces, mais jamais autant que lorsqu’ils sont en péril pour le Christ, lorsqu’ils sont prisonniers. De même qu’un brave soldat est toujours un spectacle agréable pour ceux qui le considèrent, mais principalement quand il est à son poste et combat à côté de son roi : de même, représentez-vous quelle était la grandeur de Paul, enseignant tout chargé de fers. Dirai-je la pensée qui me vient chemin faisant ? Le bienheureux martyr Babylas fut chargé de liens, et cela pour le même motif que Jean pour avoir repris un roi pécheur. En mourant, il recommanda qu’on l’ensevelît avec ses liens et que son cadavre demeurât enchaîné dans le tombeau : encore aujourd’hui, ses entraves reposent avec sa cendre. Tel était son amour pour les chaînes du Christ. « Son âme traversa le fer », dit le prophète, en parlant de Joseph. (Psa 105,18) Que dis-je ? des femmes mêmes ont porté ces chaînes ; mais nous, l’on ne nous enchaîne pas. Je ne vous y pousse donc point, puisque le temps ne le comporte pas : mais si vous ne liez point vos mains, liez votre cœur. Il y a des chaînes d’un autre genre ; ceux qui ne portent point celles des martyrs peuvent en porter d’autres. Écoutez ce que dit le Christ : « Liez ses mains et ses pieds ». (Mat 22,13) Renonçons donc à faire l’expérience des premières chaînes, et souhaitons seulement d’être tout chargé de celles-ci. De là ces mots : « Moi, chargé de liens pour le Seigneur, je vous conjure de marcher d’une manière digne de la vocation à laquelle vous avez été appelés ». Et encore : « Nous avons pour chef le Christ » Car le Christ nous a ressuscités et fait asseoir avec lui dans les cieux, bien que nous fassions ses ennemis et lui ayons fait mille maux. – Grande et précieuse est cette vocation, non seulement à cause de notre bassesse antérieure, mais encore à cause du rang où elle nous élève, et de la manière dont elle a eu lieu. Mais comment marcherons-nous d’une manière digne ? Si nous marchons « en toute humilité ». Celui qui marche ainsi, marche dignement : voilà le principe de toute vertu. Si tu es humble, et que tu songes à la manière dont a été, opéré ton salut, ce souvenir est pour toi une excitation à la vertu : tu ne songes plus à tirer vanité des chaînes, ni des choses mêmes que j’ai dites ; mais, instruit que tout vient de la grâce, tu sais rentrer en toi-même. Celui qui est humble, est capable de devenir un serviteur plein de reconnaissance et de gratitude… « Qu’as-tu, dit Paul, que tu n’aies reçu ? » Et écoutez-le dire encore : « Plus qu’eux tous, j’ai travaillé, non pas moi, toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi ». (1Co 4,7 ; 15, 10) « Avec toute humilité », non pas seulement en paroles, ni en actions seulement, mais tout à la fois dans les démarches et dans : les discours ; et pas davantage, humble vis-à-vis de l’un, confiant avec l’autre : sois humble avec tous, amis ou ennemis, petits ou grands : voilà l’humilité. Jusque dans les bonnes œuvres, sois humble ; n’est-ce pas le Christ qui nous dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit » (Mat 5,3), et met cela en première ligne ? Voilà pourquoi Paul écrit : « Avec toute humilité, toute mansuétude, toute patience ». En effet, on peut être humble, et tout ensemble, prompt ou emporté ; alors c’est en vain car souvent la colère nous fait tout perdre. « Nous supportant, les uns les autres en charité ». Et comment supporter autrui, si l’on est emporté et prompt à l’injure ? De quelle façon maintenant ? « En charité », ajoute Paul. Si vous ne supportez pas le prochain, comment Dieu vous supportera-t-il ? Si vous ne savez pas supporter votre compagnon de servitude, comment le Maître pourra-t-il vous supporter ? Où il y a charité, tout devient tolérable. « Appliqués à conserver l’unité d’esprit par le lien de la paix ». Liez-vous donc les mains par la douceur. Encore ce beau nom, les liens ; nous lui avons dit adieu, et voici qu’il revient de lui-même. Ils sont beaux, les liens dont nous parlions : ceux-ci le sont de même, et les uns proviennent des autres. Unissez-vous à votre frère : une telle union fait tout supporter sans peine, grâce à la charité. Unissez-vous à lui, et lui à vous ; ces deux choses sont entre vos mains : je fais mon ami de celui que je désire avoir pour ami. « Vous appliquant ». Il montre que ce n’est pas une chose toute simple, ni le fait du premier venu. « Vous appliquant à conserver l’unité d’esprit ». 3. Qu’est-ce que l’unité d’esprit ? De même que dans le corps il y a un souffle qui maintient l’union du tout, et fait un corps avec des membres disparates, c’est la même chose ici. Si l’esprit nous a été donné, c’est afin d’unir ceux que séparait la différence d’origine ou d’habitudes : Vieillard et jeune homme, pauvre et riche, enfant et adolescent, homme et femme, tous enfin, deviennent un seul tout, quelque chose ; de plus qu’un corps unique. Car cette harmonie spirituelle est plus parfaite que l’autre, cette union est plus étroite encore. La fusion des âmes est d’autant plus complète, qu’elle n’admet ni division ni distinction de parties. Et comment se maintient-elle ? « Par le lien de la paix ». Elle ne saurait subsister dans l’inimitié, dans la discorde. « Là où il y a des querelles parmi vous », est-il écrit, « des jalousies et des dissensions, n’êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon l’homme ? » (1Co 3,3) Ainsi que le feu, s’il a affaire à du bois sec, fait de tout un immense bûcher, tandis que l’humidité s’oppose à ses progrès et à cette réunion ; rien de froid ne peut contribuer à l’unité dont je parle ; c’est en général le propre de ce qui est ardent. Voilà d’où naît le feu de la charité : c’est par le lien de la paix que Paul veut nous unir tous. Si vous vouliez vous attacher à une autre personne, vous ne pourriez vous y prendre autrement, qu’en la rapprochant de vous ; si vous vouliez qu’un même lien vous unit, il faudrait commencer par vous l’attacher : c’est ainsi qu’il veut que nous soyons unis les uns aux autres ; il ne nous demande pas seulement de vivre en paix, de nous aimer, mais de n’avoir pour tous qu’une seule âme. Noble lien ! servons-nous en pour nous unir et à Dieu et au prochain. Il n’y a point de gêne, de tourment pour les bras qui en sont chargés ; tout au contraire, on se sent alors en repos, au large, et plus content que ceux qui sont en liberté. Le fort, uni au faible, le soutient et empêche sa perte ; uni avec le nonchalant, il le ranime. « Le frère, secouru par son frère, est comme une ville forte ». (Pro 18,19) Cette chaîne-là, l’éloignement n’y est pas un obstacle, ni le ciel, ni la terre, ni la mort, ni quoi que ce soit ; elle est plus forte que tout, elle triomphe de tous. Enfantée par une âme, elle est capable d’en embrasser mille. Écoutez ce que dit Paul : « Vous n’êtes pas à l’étroit dans notre cœur ». (2Co 6,12) Élargissez-vous de même. Maintenant, qu’est-ce qui peut rompre ce lien ? L’amour des richesses, du pouvoir, de la gloire et autres choses pareilles : voilà ce qui le détend et le rompt. Comment donc faire, afin qu’il ne se brise point ? Il faut éloigner ces passions, et écarter tout ce qui peut mettre obstacle à la charité ou l’altérer. N’est-ce pas le Christ qui dit : « Quand l’iniquité se sera multipliée, la charité du grand nombre se refroidira ». (Mat 24,12) Rien n’est si contraire à la charité que le péché : je ne dis pas seulement à la charité envers Dieu, mais même à celle qui a pour objet le prochain. Comment donc la paix peut-elle régner entre des voleurs, dira-t-on ? Quand ? dites-moi. C’est lorsqu’ils ne font pas leur métier de voleurs. En effet, si dans les partages qu’ils font entre eux, ils cessent d’observer les lois de la justice, et de rendre à chacun ce qui lui appartient, vous retrouvez aussitôt parmi eux la discorde et la guerre. – Il n’y a donc pas de paix possible entre les méchants : au contraire, on la trouve partout où règnent la justice et la vertu : Voyons encore : La paix peut-elle régner entre amants qui sont rivaux ? Nullement. Quel exemple voulez-vous encore ? Entre usurpateurs point de paix possible : s’ils n’étaient pas justes et modérés les uns à l’égard des autres, s’ils se faisaient torts mutuellement, leur race serait anéantie. Voyez deux bêtes féroces que la faim tourmente : s’il n’y a pas d’autre aliment offert à leur avidité, elles se dévorent mutuellement : il en serait de même pour les avares et les méchant… Ainsi donc, pour que la paix règne, il faut que la vertu règne d’abord. Composons une cité, si vous le voulez, exclusivement d’hommes injustes, tous égaux en dignité : qu’il n’y ait point de juge pour punir l’iniquité, et que tous la commettent également : est-ce qu’une ville semblable pourrait subsister ? Aucunement. Et entre adultères, la paix est-elle possible ? Vous n’en trouverez pas deux qui soient unis. La désunion n’a donc pas d’autre cause que le refroidissement de la charité : et la cause du refroidissement de la charité, c’est la multiplication des fautes. Car le péché engendre l’amour-propre ; il divise, il déchire le corps ; il relâche, il brise le lien… La vertu, au contraire, là où elle se trouve, a des effets tout opposés : car l’homme vertueux est invincible, par exemple, à la cupidité. De sorte que mille pauvres peuvent vivre en paix, et que cela est impossible à deux hommes cupides. 4. En conséquence, si nous sommes vertueux, la charité ne périra point : car la charité engendre la vertu ; et la vertu, la charité. Comment cela, je vais le dire. L’homme vertueux ne fait point passer l’argent avant l’amitié ; il n’est point enclin au ressentiment, il ne fait pas tort au prochain : il n’est point insolent, il est courageux dans l’adversité. Tout cela engendre la charité ; et, d’autre part, celui qui aime prend toutes ces qualités. Ainsi ces deux choses se produisent mutuellement. Nous trouvons la preuve que la vertu donne naissance à la charité dans ce que dit l’Écriture : « Quand l’iniquité se sera multipliée, la charité se refroidira ». Et en cet autre passage : « Celui qui aime le prochain a accompli la loi » (Rom 13,8), nous avons la preuve que la vertu vient de la charité. De sorte qu’il suffit d’être une de ces deux choses : ou très aimant et aimé, ou très vertueux. En effet, celui en qui se trouve une de ces choses possède l’autre nécessairement : et, au contraire, celui qui ne sait pas aimer ne fera que le mal : celui qui fait le mal, est incapable d’aimer. Recherchons donc la charité : c’est un rempart qui nous préserve de tout mal ; unissons-nous, qu’il n’y ait nulle ruse, nulle dissimulation entre nous. On ne trouve rien de pareil, là où règne l’amitié. Un autre sage l’a dit : « Quand vous aurez tiré l’épée contre un ami, ne désespérez pas ; car il y a encore du retour. Quand vous aurez ouvert la bouche contre votre ami, ne vous découragez pas : car il y a encore une réconciliation possible, pourvu qu’il n’y ait ni injures, ni révélation de secret, ni coup porté en trahison ». (Sir 22,20) Voilà ce qui met en fuite l’amitié : la révélation d’un secret, dit le texte. Mais si nous sommes tous amis, il n’y a pas même besoin de secrets ; si l’on n’a pas de secrets avec soi-même, s’il est impossible de se rien cacher, il doit en être ainsi avec les amis. Or, s’il n’y a pas de secrets, voilà un motif de rupture supprimé. Si nous avons des secrets, c’est faute de nous fier à tout le monde : c’est donc le refroidissement de la charité qui a fait les secrets. Pourquoi un secret ? Veux-tu faire tort au prochain, ou l’empêcher de faire quelque profit, et te caches-tu de lui pour cette raison ? Mais il n’y a rien de pareil : et tu rougis ? C’est donc un signe que tu manques de confiance. S’il y a charité, il n’y aura donc pas de révélation de secret : il n’y aura pas davantage d’injures. Dites-moi, en effet, qui pourrait injurier son âme ? On ne pourrait agir ainsi que pour lui être utile : c’est ainsi que nous faisons des reproches aux enfants, afin de les humilier. Et si le Christ autrefois éleva la voix contre certaines villes, en disant : « Malheur à toi, Chorazin, malheur à toi, Bethasaïda ! » (Luc 10,13), c’était afin de les tirer de l’opprobre. En effet, rien n’est plus capable de toucher un cœur, de le réveiller, de le ranimer. Abstenons-nous donc de reproches inutiles. Quoi donc ! irez-vous vous plaindre pour une somme d’argent ? Nullement, si vous n’avez, à vous tous, qu’une fortune. Ou encore pour des fautes ? pas même pour ce motif vous, corrigerez plutôt… Le texte ajoute : « Ni coup porté en trahison ». Quoi donc ! on se tuera soi-même ? Qui frappera ? Personne. Recherchons donc la charité. L’Écriture ne dit pas simplement : Pratiquons, mais : Recherchons. Il faut beaucoup de zèle : la charité avait disparu, elle est prompte à la retraite. Il y a tant de choses en ce monde qui lui font la guerre. Si nous courons à sa poursuite, elle ne pourra nous échapper, nous l’attraperons sur-le-champ. La charité de Dieu a uni le ciel et la terre ; la charité de Dieu a fait asseoir l’homme sur le trône royal ; la charité de Dieu a montré Dieu sur la terre ; la charité de Dieu a converti le maître en serviteur ; la charité de Dieu a fait que le Bien-Aimé a été livré pour les ennemis, le Fils pour les rebelles, le Maître pour les serviteurs, Dieu pour les hommes, celui qui est libre pour les esclaves : et elle ne s’est pas arrêtée là ; elle nous a encore conviés plus haut. non seulement elle nous a délivrés de nos maux, mais elle nous a fait des promesses encore bien plus magnifiques. Remercions Dieu de tous ces bienfaits, et mettons-nous à la poursuite de toutes les vertus : avant tout soyons exactement fidèles au précepte de la charité, afin d’être jugés dignes des biens qui nous sont promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.