‏ Genesis 3:8

QUATRIÈME DISCOURS.

Que le péché a introduit trois espèces de servitude ; contre les auditeurs inattentifs, et ceux qui n’honorent pas leurs parents.

ANALYSE.

  • 1-2. Dieu honore l’homme même avant qu’il soit. Le péché a introduit la servitude. Devoir de la femme ; pourquoi elle a été assujettie à l’homme. – 3. Du devoir des enfants envers leurs parents : des récompenses qui attendent ceux qui honorent leurs pères et mères. Du châtiment des parricides. Pourquoi Dieu a voulu qu’ils fussent lapidés.

1. Hier, vous avez appris, comment d’une part, Dieu a institué l’homme roi, commandant aux animaux, de quelle manière, d’autre part, il lui a aussitôt repris cette royauté. Disons mieux, ce n’est pas Dieu, mais la désobéissance de l’homme, qui l’a détrôné. Que l’homme ait obtenu cette royauté, voilà ce qui n’appartient qu’à la Divine Bonté. Et ce n’est pas pour récompenser l’homme de ses vertus, c’est avant la naissance de l’homme, que Dieu l’a glorifié de cet honneur. N’allez pas dire, que l’homme, ayant reçu la naissance, fit un grand nombre de nobles actions, qui lui concilièrent la faveur de Dieu, au point de lui faire obtenir l’empire sur les animaux ; c’est au moment où Dieu allait créer l’homme, qu’il proclame son empire par ces paroles : Faisons l’homme à notre image et ressemblance, et qu’il commande aux animaux de la terre. L’honneur est donné avant la vie ; la couronne, avant que la création soit achevée ; l’homme n’est pas encore fait, et Dieu l’élève au trône royal. Que font les princes de la terre ? C’est quand leurs sujets sont arrivés à l’extrême vieillesse, ce n’est qu’après beaucoup de travaux, après leur avoir vu affronter des périls sans nombre, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, qu’ils pensent enfin à leur conférer des honneurs. Dieu, au contraire, n’agit pas ainsi ; mais tout de suite, dès la naissance, il a élevé l’homme à son rang glorieux ; ce qui prouve qu’il n’y a pas là une récompense décernée à ses vertus, mais une faveur de la Divine Bonté, qui ne paye pas tine dette. Ainsi, que l’homme ait reçu le commandement, c’est l’effet, uniquement l’effet de la bonté de Dieu ; et maintenant, qu’il soit déchu de ce commandement, c’est l’effet de sa propre lâcheté. Les rois enlèvent le pouvoir à ceux qui violent leurs ordres ; c’est la conduite que Dieu a tenue envers l’homme, quand il lui a retiré son pouvoir. Or, il est utile aujourd’hui, de vous dire quel honneur insigne le péché lui a encore enlevé ; que d’espèces de servitudes il a introduites' dans le monde ; comme un tyran prodiguant l’esclavage sous des formes diverses, sous quelle diversité de dominations, il a enchaîné notre nature. La première de ces dominations, c’est la servitude qui met les femmes sous la puissance des hommes ; cette domination s’établit après le péché, car, avant la désobéissance, la femme était l’égale de l’homme. Dieu, en la créant, prononça les mêmes paroles qu’en créant l’homme ; de même donc qu’il dit, à son sujet : Faisons l’homme à notre image et ressemblance, et qu’il ne dit pas. Que l’homme soit fait ; de même, pour la femme, il n’a pas dit Que la femme soit faite, mais ici encore : Faisons-lui une aide, et il ne dit pas simplement ; une aide, mais semblable à lui. (Gen 2,18), pour montrer encore l’égalité dans l’honneur. Les animaux sans raison nous sont, eux aussi, des aides fort utiles pour les nécessités de notre vie ; n’allez pas croire, par hagard, que la femme dût être mise au nombre des esclaves : voyez quel soin, dans le texte, pour l’en séparer très-distinctement. Il amena les animaux, dit le texte, devant Adam, et il ne se trouvait point d’aide pour Adam qui lui fût semblable. (Gen 2,19-20) Quoi donc ! N’est-ce pas un aide, que le cheval, qui lui prête son secours dans les combats ? N’est-ce pas un aide que le bœuf, qui traîne la charrue, et, à l’époque des semences, travaille avec nous ? Ne sont-ce pas des aides, que l’âne et le mulet, qui nous aident à transporter nos fardeaux ? C’est pour prévenir cette observation, que l’Écriture prend soin de distinguer ici ; elle ne se contente pas de dire : Il ne se trouvait point d’aide pour lui, mais : Il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable. Et de même, Dieu ne dit pas seulement : Faisons-lui une aide, mais : Faisons – lui une aide semblable à lui. Telles étaient les paroles avant le péché ; mais, après le péché, Vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera. (Gen 3,16) Je vous ai faite, dit-il, égale par l’honneur ; vous avez abusé de votre commandement ; descendez au rang de sujette ; vous n’avez pas supporté la liberté, acceptez la servitude ; vous n’avez pas su commander, vous l’avez montré par votre conduite, soyez au rang des créatures soumises, et reconnaissez l’homme pour votre maître : Vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera. Mais voyez, ici, la bonté de Dieu. En entendant ces mots : il vous dominera, elle aurait pu imaginer une domination pesante ; Dieu a exprimé d’abord la sollicitude en disant : Vous vous tournerez vers votre mari, c’est-à-dire : il sera votre refuge, votre port, votre sécurité ; je vous le donne pour que, dans tous les maux qui vous affligeront, vous vous tourniez vers lui, vous cherchiez en lui votre refuge. Et, ce n’est pas tout ; il les a enchaînés l’un à l’autre par des lois naturelles, par une réciprocité de désirs qui forment, autour d’eux, d’indissolubles liens. Voyez-vous comme la sujétion est venue par le péché ; mais aussi, comme l’ingénieuse sagesse de Dieu a tout converti à notre utilité ? Écoutez ce que dit Paul, de cette sujétion, et vous comprendrez, une fois de plus, la concorde de l’Ancien et du Nouveau Testament : Que les femmes se tiennent en silence et dans une entière soumission lorsqu’on les instruit. (1Ti 2,11-12)

Voyez-vous que c’est Dieu lui-même qui a mis la femme sous la puissance de l’homme ? Mais attendez : vous allez en savoir la cause. Pourquoi : dans une entière soumission ? Je ne permets pas, dit-il, à la femme d’enseigner. Pourquoi ? c’est qu’elle s’est prise une fois à enseigner, et qu’elle a mal enseigné Adam. Ni de prendre autorité sur son mari. Pourquoi ? c’est qu’elle a pris une fois cette autorité, et ce fut un mal. Mais, je lui ordonne d’être dans le silence. J’attends la raison : Adam, dit-il, n’a point été séduit, mais la femme ayant été séduite est tombée dans la désobéissance. Voilà donc pourquoi il la fait descendre de la chaire où l’on enseigne. En effet, que celui qui ne sait pas enseigner, dit-il, s’instruise lui-même ; s’il ne veut pas s’instruire, s’il a la prétention d’enseigner, il se perdra lui-même, et ses disciples après lui : n’est ce qui est arrivé à la première femme. Voilà donc la vérité : elle a été assujettie à son mari, et c’est le péché qui l’a assujettie. Cette vérité est devenue évidente, mais c’est ce qui suit que je voudrais comprendre. Vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera.

2. Je tiens à savoir ce que dit Paul de la sollicitude qui se montre ici, et comment il concilie la domination et la bienveillance. Dans quel passage ? Il écrit aux Corinthiens : Maris, aimez vos femmes. (Eph 5,25) C’est le : Vous vous tournerez vers votre mari ; Que les femmes craignent leurs maris (Id 33) : c’est le, et il vous dominera. Voyez-vous la douceur de cette domination ? C’est l’amant passionné qui commande à la femme devenue son esclave ; c’est la tendresse qui respire dans ce maître terrible. Voilà comment disparaît tout l’ennui de la servitude. Donc, la désobéissance a introduit une domination. Oubliez, en effet, que Dieu a tempéré comme il le fallait la servitude ; considérez uniquement ceci : que cette servitude a été établie par le péché. Eh bien ! il est encore une seconde espèce de servitude bien plus pesante que la première, et cette seconde servitude provient aussi du péché. Après le déluge de Noé, après ce commun naufrage, cette destruction de l’univers, Cham s’est rendu coupable envers son père ; il l’avait vu dans un état de nudité ; en l’accusant auprès de ses frères, il le mit encore plus à nu ; et, conséquence de sa faute, il est devenu l’esclave de ses frères. Sa volonté pervertie dégrada la noblesse de sa nature, et sa punition fut juste. L’Écriture, en effet, présente mille excuses en faveur du juste Noé. Noé, s’appliquant à l’agriculture, commença, dit le texte. (Gen 9,20) Ce commença est pour l’ivresse une excuse considérable ; il ne savait pas encore la quantité de vin qu’on pouvait boire, ni de quelle manière on devait le boire ; pur ou mélangé d’eau ; ni quand on devait le boire, tout de suite, au sortir du pressoir, ou s’il fallait attendre quelque temps. C’est ainsi que l’Écriture excuse l’action de Noé ; mais maintenant, celui qui était un fils de Noé, qui lui devait sa conservation (en effet, c’est à cause du privilège accordé à son père, qu’il n’avait pas été exterminé avec les autres par la tempête universelle), sans aucun respect naturel, sans aucun souvenir du salut qui lui avait été accordé, surmontant la crainte qui aurait dû le ramener à de meilleurs sentiments ; et cela, quand il restait encore tant de preuves de la colère divine ; quand il voyait encore partout les traces d’une immense calamité ; quand l’horreur du sinistre récent était encore vivante, il n’a pas craint d’outrager son père. Un sage prévient ces fautes par l’avertissement qu’il donne ainsi : Ne vous glorifiez pas de l’outrage fait ci votre père, car ce n’est pas une gloire pour vous, que votre père soit outragé. (Eccl) Mais Cham ne connaissait pas cette parole, et il commit un péché qui ne mérite ni pardon ni excuse. En punition de son péché, il encourut la servitude ; il devint l’esclave de ses frères ; la prérogative d’honneur que la nature lui avait conférée, il la perdit par la perversité de son âme. Voilà la seconde espèce de servitude.

Voulez-vous en connaître maintenant une troisième, plus douloureuse, celle-ci, que les deux premières, et beaucoup plus redoutable ; car, ces deux servitudes n’ayant pas suffi à nous corriger, Dieu a rendu nos chaînes plus pesantes. Quelle est donc cette troisième servitude ? Celle qui nous assujettit à des princes, à des puissances ; elle ne ressemble pas à celle de la femme, à celle des esclaves ; elle est de beaucoup plus redoutable. Les yeux voient de toutes parts les glaives aiguisés, les bourreaux, les supplices, les tortures, les châtiments, un pouvoir de vie et de mort. Maintenant, pour vous faire comprendre que cette espèce de domination est aussi un résultat du péché, voici Paul qui vient lui-même ; écoutez ses réflexions sur ce sujet : Voulez-vous ne point craindre les puissances, faites le bien et elles vous en loueront ? Si vous faites le mal, craignez, car ce n’est pas en vain que le prince porte l’épée. (Rom 13,3-4) Comprenez-vous que c’est contre les méchants qu’il y a des princes et des épées ? Écoutez cette parole, plus claire encore, car le prince punit, dit-il, celui qui fait le mal. L’Apôtre ne dit pas : Car ce n’est pas en vain qu’il est prince, mais, que dit-il ? Car ce n’est pas vain que le prince porte l’épée. C’est un juge armé que Dieu a mis au-dessus de toi. Un père qui aime ses enfants, quand il les voit négliger leurs devoirs, quand il voit que sa bonté paternelle lui attire leur mépris, les confie alors, n’écoutant encore que sa bonté, à des précepteurs qui inspirent plus de crainte ; c’est ainsi que Dieu, se voyant méprisé par nous, à cause de sa bonté, nous a livrés à ces pédagogues qu’on appelle les princes, pour corriger notre négligence. Si vous voulez, ouvrons l’Ancien Testament, nous y verrons que c’est notre perversité quia rendu nécessaire cette domination. Un prophète, enflammé de colère contre des hommes injustes, fait entendre ces paroles : Pourquoi demeurez-vous dans le silence pendant que l’impie dévore le juste ? Pourquoi traitez-vous les hommes comme des poissons de la mer, et comme des reptiles qui n’ont point de roi. (Hab 1,13-14) Donc, si le roi existe, c’est pour que nous ne soyons pas comme des reptiles ; s’il y a un prince, c’est pour que nous ne nous dévorions pas mutuellement comme des poissons. Car, de même qu’on a inventé les médicaments à cause des maladies, de même, les supplices ont été institués en vue des fautes. L’homme vertueux n’a pas besoin d’un tel pouvoir au-dessus de lui ; voilà pourquoi vous avez entendu Paul vous dire : Voulez-vous ne point craindre les puissances, faites le bien, et elles vous en loueront. Votre juge, dit-il, vous regarde ; si vous faites le bien, non seulement il vous regarde, mais il vous décerne des éloges. Mais à quoi bon vous parler de la nécessité des princes, quand les sages sont au-dessus d’autres puissances de beaucoup plus hautes ? les princes eux-mêmes ont, pour princes, les lois. Eh bien ! il n’a pas besoin des lois, celui qui pratique la modération, la justice. Entendez Paul proclamant encore cette vérité. La loi n’est pas pour le juste. (1Ti 1,9) S’il n’y a pas de loi pour lui, à bien plus forte raison, n’y a-t-il pas de prince ; voilà donc la troisième espèce de domination qui est encore une conséquence du péché et de la perversité.

3. Comment donc Paul a-t-il pu dire que toute puissance vient de Dieu ? (Rom 13,2) C’est que Dieu a établi les puissances de manière à nous être utiles ; d’une part, le péché a rendu les puissances nécessaires, d’autre part Dieu les a converties à notre utilité. Et, de même que, si les blessures rendent les remèdes nécessaires, c’est la sagesse des médecins qui les applique ; de même, c’est le péché qui a fait de la servitude une nécessité, mais cette nécessité a subi la direction imprimée par la sagesse du Dieu qui l’a dompté. Voyons, soyez donc attentifs, et corrigez-vous donc de votre laisser aller. Je sais bien ce que je dis. Nous vous expliquons les Écritures, et vous voilà détournant, loirs de nous, vos regards sur les lampes et sur l’allumeur ! Vraiment, quelle légèreté, nous laisser là pour vous occuper de cet homme ! Et moi aussi, j’allume, je tire ma flamme des Écritures, notre langue que ce feu brûle, est le flambeau dé la doctrine. Cette clarté-là brille plus, et vaut mieux que la sienne. Nous ne l’allumons pas, comme lui, avec de l’huile sur une mèche, nous trempons les âmes dans la piété, et nous les allumons ensuite, parce qu’elles s’embrasent du désir d’apprendre. Un jour, Paul conversait, dans une pièce, au haut d’une maison. (Act 20,7-9) Je ne voudrais pas pourtant qu’on s’imaginât que j’aie la prétention de me comparer à Paul ; je ne suis pas assez insensé ; ce que je veux, c’est vous faire comprendre l’ardeur avec laquelle vous devez entendre la parole. Eh bien donc, Paul discourait dans une pièce au haut d’une maison et la nuit vint, comme en ce moment, et il y avait des lampes dans la chambre ; alors, Eutychus tomba d’une fenêtre, sans que cette chute dispersât la réunion ; il mourut, et l’assemblée ne se sépara pas. C’est que les auditeurs étaient si fortement attachés à la divine parole, qu’ils ne s’aperçurent en aucune façon de cette chute. Quant à vous, la chose la plus ordinaire, la moins étonnante, se passe sous vos yeux, c’est un homme qui vient faire son office de tous les jours, et tous vos regards se sont tournés sur lui. Cette légèreté est-elle pardonnable ? Il ne faut pas, mes bien-aimés, trouver la réprimande importune et sévère ; nous n’avons pas de haine, c’est notre sollicitude pour vous qui nous l’inspire. Les blessures que fait, celui qui aime valent mieux que les baisers qu’offrent d’eux-mêmes les ennemis. (Pro 27,6)

Faites donc attention, je vous en prie, et laissant là ce feu, appliquez vos âmes à la lumière des saintes Écritures. J’ai, en effet, résolu dé vous parler d’une autre autorité, qui ne tire pas son origine du péché, mais de la nature même. Quelle est cette autorité ? Celle des parents sur leurs enfants. Le respect de cette autorité, c’est un juste retour en échange des douleurs de l’enfantement ; aussi un sage a dit : Sois soumis comme à des maîtres, à ceux qui t’ont engendré. (Ecc 3,8 ; 7, 30) Il ajoute ensuite la cause en disant : Car, que rendrez-vous qui égale ce qu’ils ont fait pour vous? Cependant, qu’est-ce que le fils ne peut pas rendre à son père ? Le texte n’a donc rien voulu dire que ceci : Ils t’ont engendré, impossible à toi de les engendrer de même ; donc, puisqu’à cet égard nous restons au-dessous d’eux, cherchons d’autres moyens, surpassons-les par les honneurs que nous leur rendons ; ne suivons pas, en cela, seulement la loi de la nature, écoutons, avant la nature, la crainte de Dieu. C’est la volonté de Dieu, sa volonté expresse, que les parents soient honorés par les enfants. Qui remplit ce devoir, se prépare de grandes récompenses ; ceux, au contraire, qui enfreindraient la loi, seraient frappés par lui, de châtiments terribles. Que celui qui aura prononcé, dit la loi, une parole d’imprécation contre son père où contre sa mère, soit puni de mort. (Exo 21,17) Quant à ceux qui honorent leurs parents, voici comme la loi les encourage : Honorez votre père et votre mère, afin que vous soyez heureux et pleins de jours sur la terre. (Exo 20,12) Ce qui paraît le plus grand des biens, une belle et noble vieillesse, la longueur des jours, voilà le prix qu’on propose à ceux qui honorent leurs parents. Mais, ce qui semble le plus affreux malheur, la mort prématurée, voilà la menace, suspendue sur ceux qui les outragent. On arrache l’affection des uns par la gloire qu’on leur annonce ; les autres, on les détourne violemment des outrages qu’ils voudraient commettre, en leur faisant redouter le châtiment. Car, il n’est pas dit simplement, ni qu’on frappera de mort le parricide, ni que les bourreaux le traîneront hors du tribunal, à travers la place publique ; ni qu’on lui tranchera la tête en dehors de la cité ; c’est au milieu même de la cité, que le père outragé conduit son fils coupable, et sans rien qui ressemble à un plaidoyer, le père est sûr d’être cru ; et c’est avec raison, car celui qui prodiguerait volontiers tout ce qu’il possède, tout ce qu’il a de santé et de force, tout ce qui est à lui, pour son enfant, ne s’en ferait jamais l’accusateur, s’il n’avait reçu de lui un sanglant outrage. Donc le père le conduit au milieu de la cité ; il appelle tout le peuple ; il prononce l’accusation, et parmi tous ceux qui l’écoutent, chacun prend une pierre, et tous écrasent le parricide. Ce ne sont pas de simples spectateurs du châtiment, mais des ministres que la loi réclame, afin que, pour chacun d’eux, la simple inspection de cette main qui a jeté la pierre contre la tête du parricide, soit un avertissement suffisant, pour les tenir dans le devoir. Ce n’est pas tout : le législateur nous insinue encore une autre pensée : qui outrage ses parents, n’est pas coupable envers eux seuls, mais se rend coupable envers tous les hommes, et voilà pourquoi tous les hommes sont appelés à exécuter en commun le châtiment ; c’est qu’ils sont tous outragés ; le législateur convoque, à la fois, tout le peuple, la cité tout entière, enseignant par là que ceux qui n’ont, avec les parents outragés, rien de commun, ressentent cependant, tous ensembles, la même indignation contre ceux qui leur ont fait outrage, comme si l’outrage frappait la nature entière, et parce qu’un homme, ainsi dégradé, c’est une peste, un fléau public, qu’il ne suffit pas de bannir de la cité, qu’il faut encore faire disparaître de la lumière. Un tel homme, en effet, est un ennemi public, un ennemi particulier, un ennemi commun de tous les hommes, de Dieu, de la nature, des lois, de la société des vivants. Voilà pourquoi nous devons tous participer à l’extermination, afin de purifier la cité. Ah ! maintenant, que l’abondance des biens soit sur vous, parce que vous avez écouté avec tant de plaisir ce que nous venons de dire sur le parricide, et, qu’au lieu de prendre des pierres, c’est par vos cris que vous l’avez exterminé. Marque certaine de la grande affection que chacun de vous a pour son père ; car les lois que nous admirons le plus, ce sont les lois qui châtient les péchés que notre conscience ne nous reproche pas. Pour tous ces biens, rendons grâces au Dieu plein de bonté, qui veille sur nous, qui prend soin de nos parents, qui s’inquiète pour nos enfants, qui dispose tout pour notre salut. A lui la gloire, l’honneur et l’adoration, ainsi qu’au Père, qui n’a pas eu de commencement, ainsi qu’à l’Esprit-Saint, et maintenant, et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

CINQUIÈME DISCOURS.

Que nous ne devons pas à Adam d’être punis, mais que nous lui devons des biens plus grands que les maux si nous voulons faire attention à notre salut : contre ceux qui négligent les pauvres.

ANALYSE.

  • 1-2. Pourquoi le péché d’un seul attire-t-il le châtiment sur les autres ? Avec la vertu, la servitude n’est qu’un nom. L’exemple de Nabuchodonosor et des trois enfants prouve que celui qui pratique la vertu est libre et supérieur aux rois mêmes. – 3 – 4. Exhortation à l’aumône. Vie misérable des pauvres, et dureté des riches.

1. Vous croyez peut-être que nous n’avons plus rien à dire sur la domination, mais, moi, je vois encore un fruit précieux à recueillir. Ne vous fatiguez pas, je vous en prie, laissez-moi le temps d’achever ma vendange. Les agriculteurs laborieux qui voient une vigne chargée d’un épais feuillage, courbée sous l’abondance de ses fruits, ne se contentent pas de couper les grappes du dehors ; ils s’enfoncent dans l’intérieur du cep, ils brisent les branches ; ils écartent les sarments, de manière à récolter jusqu’au moindre grain caché sous les feuilles. Ne vous montrez donc pas plus négligents que les vendangeurs ; ne vous en allez pas, avant d’avoir tout cueilli ; considérez surtout que la peine est pour moi, le fruit pour vous.

Hier, nous avons accusé les femmes, c’est-à-dire non, nous n’avons pas accusé les femmes ; mais Eve, d’avoir, par le péché, introduit la servitude. Les femmes pourront me dire pourquoi ? c’est elle qui a commis la faute, et l’on nous condamne ? la chute d’une seule est devenue l’accusation du sexe tout entier ? Les esclaves, à leur tour, pourront me dire : eh quoi ! parce que Cham a outragé son père, toute une race d’hommes a été punie ? Et ceux qui tremblent devant les puissances, pourront m’objecter : pourquoi, quand ce sont les autres qui vivent dans le crime, subissons-nous, nous aussi, le joug de cette servitude ? Que répondrons-nous donc à toutes ces réclamations ? Une seule et même explication les fera tomber toutes. Les premiers pécheurs ont introduit la servitude par leur prévarication personnelle, mais les pécheurs qui sont venus après, ont confirmé cette servitude par les péchés qu’eux-mêmes ont commis. En effet, si ces derniers pouvaient toujours se montrer purs, peut-être paraîtraient-ils avoir raison de contredire ; mais, s’ils se sont exposés, eux aussi, à de nombreux châtiments, leur excuse n’est pas fondée. Moi, je ne vous ai pas dit que le péché d’aujourd’hui n’introduit pas la servitude, mais qu’à tout péché se joint nécessairement la servitude ; j’ai attribué la cause de la servitude à la nature du péché, et non seulement à la différence du péché ; de même que toutes les maladies incurables sont mortelles, sans être toutes cependant de la même nature, de même tous les péchés engendrent la servitude, sans être tous cependant de la même nature. Eve a péché en goûtant le fruit, et, pour cela, elle a été condamnée ; pour cette raison, vous, gardez-vous de commettre un autre péché, plus grave peut-être que cette première faute. Nous appliquerons la même observation, et aux esclaves, et à ceux qui subissent la domination des puissances ; les premières, c’est le péché qui les a introduites ; mais les hommes qui sont venus après, ont assuré la domination de ces puissances, par les fautes qu’ils ont commises. Je puis d’ailleurs me servir d’une autre justification, c’est qu’un grand nombre d’hommes, en retournant à la vertu, se sont affranchis de la domination. Et d’abord, s’il vous paraît à propos, parlons des femmes, afin de vous montrer, comment le bienheureux Paul, après leur avoir mis des liens, prend soin lui-même de rendre ces liens plus lâches : Si une femme, dit-il, a un mari du nombre des infidèles, et qu’il consente à demeurer avec elle, qu’elle ne se sépare point d’avec lui. (1Co 7,13) Pourquoi ? Car que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari  ? (Id 16) Et comment, me dira-t-on, la femme pourra-t-elle sauver son mari ? par ses enseignements, ses instructions, ses discours sur la religion. Mais vous disiez hier, bienheureux Paul : Je ne permets pas à la femme d’enseigner. (1Ti 2,12) Comment donc se fait-il que vous l’employiez pour faire la leçon à son mari ? Je ne suis pas ici en contradiction avec moi-même, je suis, au contraire, en parfait accord. Écoutez, je vous en prie, comprenez pourquoi il la fait descendre de la chaire, et pourquoi il l’y fait remonter ; vous apprendrez ainsi quelle est la sagesse de Paul : C’est à l’homme à enseigner, dit-il. Pourquoi ? parce qu’il n’a pas été séduit. (1Ti 2,14) En effet, dit-il, Adam n’a point été séduit. Que la femme écoute pour s’instruire, dit-il. Pourquoi ? parce qu’elle a été séduite. En effet ; la femme ayant été séduite est tombée dans la prévarication ; mais ici, nous voyons le contraire ; le mari, d’une part ; étant infidèle, d’autre part, la femme fidèle, que la femme enseigne, dit-il. Pourquoi ? c’est qu’elle n’a pas été séduite, puisqu’elle est fidèle. Donc, il faut que l’homme s’instruise ; parce qu’il a été séduit, puisqu’il est infidèle. Ce ne sont plus les mêmes qui enseignent ; par conséquent que ce ne soient plus les mêmes qui commandent. Voyez-vous, comme il fait voir, partout, que la servitude n’est pas une conséquence de la nature, mais de l’erreur et du péché ? Au commencement, l’erreur appartint à la femme, la sujétion a suivi l’erreur ; ensuite l’erreur a saisi l’homme et la sujétion s’est eu même temps que l’erreur, attachée à lui ; et, de même qu’au commencement, l’Écriture a confié le salut de la femme à l’homme, parce qu’il n’a pas été séduit, vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera (Gen 3,16) ; de même, ici, attendu que c’est une femme fidèle qui a un mari infidèle, le salut de l’homme est confié à la femme, par ces paroles : Car que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari ? Est-il possible de démontrer plus clairement, que la servitude n’est pas une suite de la nature, mais du péché ? Nous pouvons appliquer aux esclaves les mêmes réflexions : Avez-vous été appelé esclave ? peu doit vous importer. (1Co 7,21) Voyez-vous comme il montre ici que la servitude n’est qu’un mot, quand la vertu l’accompagne ? Mais si vous pouvez devenir libre, faites plutôt un bon usage de la servitude, c’est-à-dire, demeurez plutôt dans la servitude. Pourquoi ? Car celui qui étant esclave, est appelé au service du Seigneur, devient affranchi du Seigneur. (Id 22) Comprenez-vous que la servitude n’est qu’un mot, tandis que la liberté est réelle ? Maintenant pourquoi permet-il de rester esclave ? Pour vous faire comprendre l’excellence de la liberté ; car, de même qu’au lieu d’éteindre la fournaise où l’on avait jeté les trois jeunes hommes, il était beaucoup plus admirable de les y conserver intacts et sans atteinte, ainsi, au lieu de détruire la servitude, la conserver, montrer la liberté subsistant avec elle, voilà ce qui est plein de grandeur et digne de toute admiration. De là, ces paroles : Quand même vous pourriez devenir libre, faites plutôt usage de la servitude, c’est-à-dire, demeurez esclave, car vous possédez la plus vraie liberté.

2. Voulez-vous voir ces réflexions se confirmer, en ce qui concerne les puissances ? Il y eut un roi, Nabuchodonosor, qui embrasa une fournaise des feux les plus ardents, et fit amener trois jeunes hommes, bien jeunes, privés de tout secours, des captifs, des exilés. Or, que leur dit-il ? Est-il vrai, Sidrach, Misach, et Abdénago, que vous n’honorez point mes dieux et que vous n’adorez point la statue d’or que j’ai dressée ? (Dan 3,14) Eh bien ! que répondirent-ils ? Voyez comme la vertu a rendu ces captifs plus rois que le roi lui-même, et a grandi, exalté leur fierté. En effet, ils n’avaient pas l’air de parler au roi, mais, comme s’ils eussent adressé la parole à quelque inférieur, ils tirent une réponse pleine de liberté : Il n’est pas besoin, dirent-ils, ô roi, que nous répondions à cette parole. (Dan 3,16) Ce ne sont pas des paroles, mais les actions mêmes, qui feront notre démonstration. Il y a un Dieu dans le ciel, qui peut nous arracher de la fournaise. (Id 17) Ils rappellent au roi le bienfait de Daniel dans les mêmes termes dont s’est servi le Prophète ; car que disait-il alors ? Les sages, les mages, les devins, et les augures ne peuvent découvrir au roi le mystère dont il est en peine, mais il y a un Dieu au ciel qui révèle les mystères. (Id 2,27, 28) Ils lui rappellent donc cette parole, pour le rendre plus modeste ; ensuite, l’Écriture ajoute:Et s’il ne veut pas le faire, nous vous déclarons néanmoins, ô rois, que nous n’honorons point vos dieux, et que nous n’adorons point la statue d’or que vous avez fait élever. (Id 3,18) Voyez la sagesse de ces jeunes hommes. Ils ne veulent pas que le peuple qui les regarde, méconnaisse la puissance de Dieu, s’ils venaient à mourir après avoir été jetés dans la fournaise ; ils commencent donc par proclamer cette puissance, par ces paroles : Il y a un Dieu dans le ciel, qui peut nous arracher de la fournaise. Et maintenant, dans le cas où ils échapperaient aux flammes, pour qu’ils ne fussent pas soupçonnés d’avoir servi Dieu dans l’espérance d’un salaire et d’une récompense, ils ajoutent : Et s’il ne veut pas le faire, nous vous déclarons néanmoins, ô rois, que nous n’honorons point vos dieux et que nous n’adorons point la statue d’or que vous avez fait élever. Par ces paroles, ils publient la puissance de Dieu, et, en même temps, ils montrent la noble confiance de leur âme, de manière qu’il soit impossible de renouveler contre eux, la calomnie intentée contre Job. par le démon. Que disait le démon ? Ce n’est pas sans intérêt que Job vous honore, car vous l’avez fortifié de toutes parts au dedans et au-dehors. (Job 1,9-10) Donc, pour prévenir cette calomnie, ces jeunes hommes prennent leurs précautions d’avance et lui ferment sa bouche impudente.

Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ; quoique prisonnier, quoique esclave, quoique étranger, quoique exilé, quiconque porte avec soi la vertu, est plus roi que tous les rois. Comprenez-vous que nous avons supprimé la servitude des femmes, la servitude des esclaves, la servitude qui assujettit aux puissances ? Eh bien ! maintenant, je veux vous montrer que c’en est fait aussi de la crainte inspirée par les bêtes féroces. Dans la même ville de Babylone, autrefois, Daniel fut jeté dans une fosse, mais les lions n’osaient le toucher, car ils voyaient briller en lui, l’ancienne image du roi de la nature ; ils reconnaissaient les nobles traits qu’ils avaient vus sur le visage d’Adam, avant le péché ; ils s’approchèrent de Daniel avec la même soumission qu’auprès d’Adam, lorsque le premier homme leur imposait leurs noms ; et, ce qui arriva à Daniel, arriva aussi au bienheureux Paul. Jeté dans une île barbare, assis auprès d’un grand feu, il se chauffait. (Act 28) Voici que, s’élançant du bois sec, une vipère lui sauta à la main. Qu’arriva-t-il ? la bête aussitôt tomba morte ; car, comme elle ne trouva pas en lui de péché, il lui fut impossible même de le mordre. Mais, de même que, lorsque nous voulons gravir une hauteur dont la pente ne présente pas d’aspérités si nous ne trouvons rien que notre main puisse saisir, tout à coup nous tombons, soit dans la mer qui s’étend sous nos pieds, soit dans un précipice ; de même cette bête qui se trouvait au-dessus du foyer, n’ayant pu trouver le péché pour s’y attacher, pour y enfoncer ses dents, tomba dans le foyer et mourut. Voulez-vous encore une autre preuve à l’appui de nos réflexions ? La première, vous le savez, c’est qu’aux premiers pécheurs, il faut joindre ceux qui ont vu le jour après eux ; mais maintenant, une seconde preuve, c’est que les hommes vertueux, et cela même dans la vie présente, ont rendu leur servitude plus légère, disons mieux, se sont entièrement affranchis, comme nous l’avons montré, à propos des femmes, à propos de ceux qui subissent les puissances, à propos des bêtes féroces. Mais, à ces preuves, il en faut ajouter une troisième ; c’est que le Christ en venant au milieu de nous, nous a promis des biens plus grands que ceux dont nous a dépouillés la faute des premiers pécheurs. Eh bien ! je vous le demande, qu’avez-vous à pleurer ? est-ce parce que le péché d’Adam vous a chassés du paradis ? faites de bonnes œuvres, animez-vous d’un vertueux zèle, et ce n’est plus le paradis seulement, mais le ciel, que j’ouvre devant vous ; et je ne veux pas que, de la prévarication de votre premier père, il vous arrive aucun mal. Pourquoi vos pleurs ? Est-ce parce que vous êtes déchus de votre empire sur les bêtes féroces ? Voici que je vous soumets les démons eux-mêmes, si vous voulez vous appliquer au soin de votre âme. Foulez aux pieds, dit l’Évangéliste, les serpents et les scorpions et toute la puissance de l’ennemi (Luc 10,19) ; et il ne dit pas : Dominez, comme quand il s’agissait des animaux, mais : Foulez aux pieds, marquant par là la souveraine domination.

3. Paul aussi, pour cette raison, ne se borne pas à dire : Dieu étendra Satan sous vos pieds ; mais, Dieu brisera Satan sous vos pieds. (Rom 16,20) Il ne dit plus, comme auparavant : Il observera votre tête, et vous observerez son talon: mais la victoire est entière, le triomphe est parfait, l’ennemi est broyé, il n’en reste rien. Eve t’a soumise à ton mari, eh bien ! moi, je ne t’égale pas seulement à ton mari, mais aux anges eux-mêmes ; tu n’as qu’à vouloir ; elle t’a privée de la vie présente, eh bien ! moi, je t’accorde en don la vie future, qui ne connaît ni la vieillesse, ni la mort ; l’abondance inépuisable de tous les biens. Que personne donc ne se regarde comme atteint, dépouillé par la faute des premiers pécheurs. Si nous voulons obtenir tous-les biens que Dieu nous tient en réserve, nous verrons que les dons qui nous sont faits, dépassent de beaucoup les biens que nous avons perdus. Ce que nous avons déjà dit, suffira pour démontrer ce qui nous reste à dire. Adam a introduit dans la vie les labeurs et les fatigues ; le Christ nous a promis la vie, exempte de douleurs, de tristesse et de gémissements, et nous promet le royaume des cieux. Venez, dit-il, ô vous, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez logé avec vous ; j’étais nu et vous m’avez revêtit, j’étais en prison et vous êtes venus vers moi. (Mat 25,31, 36)

Nous sera-t-il donné, à nous aussi, d’entendre cette invitation bienheureuse ? Je n’oserais pas l’affirmer trop fortement, car il est grand chez nous, le dédain des pauvres. C’est le temps du jeûne ; tant d’exhortations vous sont faites, tant de salutaires enseignements, des prières continuelles, des assemblées tous les jours, tant de soins que l’on prend de vous, à quoi cela sert-il ? A rien. Nous sortons d’ici, et nous voyons cette chaîne de pauvres alignés, à notre droite, à notre gauche ; et, comme si nos yeux, ne voyaient que des colonnes, et non des corps humains, sans compassion, sans pitié, vite, nous passons. Comme si nos regards ne tombaient que sur des statues sans âme, et non sur des hommes qui respirent, vite, nous rentrons dans nos maisons. Mais, c’est que j’ai faim, me répond-on ; eh bien ! si vous avez faim, restez. Sans doute, le proverbe a raison, ventre plein ne connaît pas la faim. Mais ceux qui ont faim connaissent, par leur propre douleur, même la douleur des : autres, ou plutôt, même dans cette circonstance, il n’est pas possible de bien connaître toutes ces douleurs. Votre table est toute préparée ; à vous, et vous y courez, et vous ne pouvez pas même attendre un moment ; le pauvre est là, jusqu’au soir, et il s’agite, et il se travaille, pour s’assurer le pain de chaque jour ; et, quand il voit que le jour est passé tout entier, mais qu’il n’a pas tout entière la somme qu’il lui faut tout juste pour acheter la nourriture du jour, il souffre alors, et il s’irrite, et il excède ses forces en insistant avec plus d’audace. Aussi, quand le soir arrive, les pauvres nous assaillent avec plus d’instance, jurant, conjurant, gémissant, pleurant, tendant les mains, n’ayant plus de pudeur, se livrant à mille tentatives, parce qu’ils y sont forcés ; c’est qu’ils ont peur, quand chacun se sera retiré dans sa maison, de se trouver au milieu de la ville, errant partout comme dans un désert. Et, comme les naufragés saisissent une planche, et s’empressent d’arriver au port, avant le soir, de peur qu’enveloppés par la nuit, loin du port, ils n’éprouvent un plus sinistre naufrage ; ainsi les pauvres, qui redoutent la faim comme un naufrage, se hâtent, avant que le soir arrive, de recueillir l’argent nécessaire pour leur nourriture, craignant qu’à l’heure où chacun se sera retiré chez soi, ils ne restent hors du port. Le port, pour les infortunés, c’est la main qui leur donne.

4. Mais nous, nous traversons la place publique, sans être touchés de leurs souffrances, et nous n’y pensons pas, quand nous sommes chez nous. Notre table est servie, souvent chargée de biens sans nombre (s’il faut appeler biens les mets que nous mangeons et qui accusent notre dureté) ; enfin souvent notre table est servie, et nous les entendons, au-dessous de nous, dans les ruelles, dans les carrefours, poussant des cris ; leur douleur éclate au sein des ténèbres, dans la solitude, où tous les abandonnent, et même alors nous restons insensibles. Une fois bien rassasiés, nous nous disposons à nous coucher, à dormir, et alors nous entendons de nouveaux cris, de longs cris de douleur, et, comme si ce n’était qu’un chien que la rage tourmente, comme si nous n’entendions pas une voix humaine, vite, nous allons dormir. Et ces douleurs, à cette heure, ne nous émeuvent pas ! ni cette circonstance, que pendant cette nuit si triste, tous dorment, excepté ce malheureux, qui seul se lamente ; ni ce fait qu’il demande bien peu de chose, qu’il ne réclame, de nous, qu’un peu de pain, ou un peu d’argent ; ni ce qu’il y a d’affreux dans son malheur, à savoir, qu’il lutte continuellement avec la faim ; ni la réserve de sa prière, ce malheureux que presse une nécessité si grande, qui n’ose pas approcher de notre porte, s’avancer trop près de nous, mais au-dessous de nous, laisse un long espace entre nous et sa voix suppliante, rien ne nous fait. Si on lui donne, il nous rend, en échange, des prières sans nombre ; si on ne lui donne pas, il ne laisse pas échapper, pour cela, une parole amère, il n’adresse ni reproche, ni outragé, à ceux qui pourraient lui donner, et ne lui donnent rien. Comme un malheureux que le bourreau conduit à un cruel supplice, conjure, implore vainement tous ceux qui passent, n’obtient aucun secours et se voit livré à d’horribles tortures, ainsi cet infortuné, que la faim, comme un bourreau, traîne aux douleurs de la nuit et des veilles insupportables, nous tend les mains, pousse vers nous des cris qui montent jusque dans nos demeures, il nous implore, il n’obtient de notre charité aucun secours, et, souffrant de notre cruauté, sans avoir pu fléchir notre pitié, il s’en va loin de nous. Rien cependant ne nous émeut. Et nous, qui sommes sans cœur, nous osons ensuite tendre les mains au ciel, discourir auprès de Dieu sur la miséricorde, et lui demander le pardon de nos fautes, et nous ne craignons pas que la foudre du ciel, terminant 461 une telle prière, ne punisse, en tombant sur nous, cette cruauté monstrueuse ! Comment se peut-il, je vous le demande, quand nous allons nous reposer, quand nous allons dormir, que nous ne craignions pas de voir en songe ce même pauvre avec ses vêtements misérables, couvert de ses haillons, d’une voix gémissante, lamentable, nous reprocher notre dureté ? J’ai entendu beaucoup de personnes me dire, que, quand elles avaient néglige, pendant le jour, de secourir les pauvres, il leur avait semblé, pendant la nuit, se voir garrottées, traînées par les indigents, tourmentées, accablées de maux sans nombre ; songe et vision que tout cela ; châtiment qui passe, qui n’a qu’un temps. Mais, n’avons-nous pas à craindre, je vous le demande, qu’un jour ce pauvre qui se lamente, qui crie et qui pleure, ne nous apparaisse dans le sein d’Abraham, comme Lazare autrefois parut aux yeux de ce riche que vous connaissez ? Pour les conséquences, je laisse à votre conscience le soin de les méditer, conséquences pleines d’amertume et d’insupportables douleurs : Comment il demanda de l’eau ; comment il n’en obtint pas une seule goutte ; comment sa langue fut tourmentée ; comment, après grand nombre de prières inutiles, il n’obtint aucun pardon ; comment il fut livré aux supplices éternels. Loin de nous le malheur de connaître cette vérité par notre expérience personnelle ! Qu’il nous suffise de l’apprendre, par ce récit. Évitons, par nos œuvres, les divines menaces ; rendons-nous dignes d’être reçus, avec amour et dilection, par notre père Abraham, et puissions-nous parvenir, auprès de lui, dans le sein de Dieu, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l’honneur, l’empire, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
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